Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 24
Défaite du parti romain dans Paris, et triomphe de l’Évangile

(1533)

2.24

Les chefs des deux partis confinés – Beda parcourt Paris sur sa mule – Indignation du roi – Il insulte les députés de la Sorbonne – Duprat emprisonne Le Picard – Il cite prêtres et docteurs – Le roi se décide à poursuivre les papistes – Condamnation des trois chefs – La cause de Rome est-elle perdue ? – Douleur et joie – Illusions des amis de la Réforme – Un étudiant de Strasbourg – Les quatre docteurs emmenés par la police – On croit la Réforme arrivée – Une satire des étudiants – Leurs plaisanteries sur P. Cornu – Appel de la Sorbonne – Nouveaux placards – Progrès de la Réforme – Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? – Agitation – Siderander à la porte de la Sorbonne – Il voudrait interroger Budé – De nouveaux coups se préparent

Marguerite, le roi son époux, l’évêque Du Bellay, effrayés de cette tempête, résolurent de porter plainte à François Ier. L’autorité royale était menacée ; ces fougueux besaciers étaient les prédécesseurs de ceux qui feraient assassiner Henri III et Henri IV. Le roi de Navarre de son côté, l’évêque de Paris du sien, firent donc au monarque un tableau alarmant de l’état de la capitale : « Le sang de Berquin, dirent-ils, ne suffit pas à ces fanatiques ; ils veulent de nouveau des scènes cruelles… Et quelles seront aujourd’hui leurs victimes ?… Ils projettent une révolte… un crimea … » Mais tandis que François recevait d’un côté les dénonciations de sa sœur, il recevait de l’autre celles de la Sorbonne. « Sédition ! » disaient les uns : « Hérésie ! » criaient les autres. Sire, ne cessaient de répéter les théologiens, interdisez la chaire à Roussel et à ses deux collèguesb. » Tiré ainsi des deux côtés, le roi ne savait auquel entendre. Il résolut de sévir contre tous : « Je les confine tous dans leurs maisons, dit-il ; Beda et ses orateurs d’un côté ; Gérard Roussel et ses prédicateurs de l’autre. Nous aurons ainsi quelque repos et pourrons examiner à loisir ces accusations contradictoiresc. » Ainsi donc, au même moment, Beda, Maillard, Ballue, Bouchigny, du côté de l’Église ; Roussel, Courault, Berthaud, du côté de l’Évangile, reçurent l’ordre de ne pas quitter leurs demeures. Le maître d’école mettait ainsi en punition, aux deux coins opposés, les écoliers querelleurs.

a – « Rex Navarræ instinctu uxoris et episcopus Regem sollicitare… seditionis crimen intendere. » (Sturmius Bucero.)

b – « Gerardum removeat a concionibus. » (Corp. Ref., II, p. 648.)

c – « Placuit regi, ut Beda cum suis oratoribus et G. Rufus, quisque in suis ædibus, tanquam privata custodia detineretur. » (Sturmius Bucero.)

On se disposa à instruire les deux procès ; mais la chose n’était pas si facile que le roi avait pu l’imaginer. Les théologiens s’indignaient de se voir mettre sur le même rang que les luthériens. Loin de consentir à être poursuivis pour sédition, ils prétendaient poursuivre eux-mêmes pour hérésie. Ils ne voulaient point être accusés, pas même accusateurs ; ils se posaient comme inquisiteurs de la foi et comme jugesd.

d – « Ut ne accusatores viderentur, sed opinatores tantum et inquisitores hæreticæ pravitatis. » (Ibid.)

Le terrible Beda, renfermé dans son collège de Montaigue sans oser en sortir…, se trouvait ainsi condamné, vu son caractère remuant, à la plus sévère pénitence. Il se contenta d’abord de tenir en course des agents qui portaient à tout moment ses ordres au dehors. Mais quand il apprit qu’on lui contestait le droit de juge, qu’on prétendait le mettre sur le même rang que Roussel, le turbulent docteur ne put plus y tenir. Sa chambre était trop étroite pour contenir sa colère. Beda se moque des ordres du roi ; il fait préparer sa mule, il monte sur sa bête, et rompant sa consigne, il franchit les portes de Montaigu et se met à parcourir les rues de Paris. De temps en temps, il s’arrête. On reconnaît le tribun catholique, le défenseur du pape ; on accourt, on l’environne ; il harangue le peuple du haut de sa monture, et cherche à soulever des passions fanatiques. Tandis que les catholiques s’assemblaient autour de lui, quelques évangéliques regardaient de loin l’orateur et son auditoire. « Je l’ai vu à cheval sur sa mule, » dit Sideranderf ; Beda se croyait plus fort que François Ier, et à quelques égards il l’était ; il régnait sur les sauvages appétits d’une populace ignorante et fanatique. Tel fut au seizième siècle le pouvoir par lequel le pape triompha plus d’une fois dans la capitale de la France, — et ailleurs.

e – « Tum bonus noster Beda in Monte suo acuto manere coactus est. » (Siderander Bedroto.)

f – « In mulo suo equitantem vidi. » (Siderander Bedroto.)

Beda était vigoureusement secondé par tous ses lieutenants ; Le Picard en particulier, qui n’était point consigné, s’indignait, dans de fanatiques discours, de ce que le roi voulait tenir la balance égale entre l’Église et l’hérésie, et il demandait qu’on eût recours à la force, pour faire triompher la papauté opprimée. L’émeute semblait sur le point d’éclater. Les amis des lumières et du roi s’alarmèrent. Le parti romain ne pouvait-il pas profiter de l’absence de François Ier, pour établir dans Paris un autre pouvoir que le sien, et traiter ce monarque, comme les Seize traitèrent, plus tard son petit-fils Henri III ?

Le roi de Navarre et l’évêque de Paris coururent à Meaux, où François Ier se trouvait alors avec sa cour ; ils lui apprirent que Beda, Le Picard et leurs compagnons n’avaient plus aucune retenue et que s’il ne prenait d’énergiques mesures c’en était fait de la paix publique ; peut-être de sa couronne. Le roi eut un transport de colère. L’équipée de Beda, parcourant sur sa mule les rues de Paris, malgré sa défense, était de ces injures que François Ier ressentait jusqu’au fond de l’âme. Il ordonna au cardinal Duprat et à l’évêque de Senlis de se rendre en toute hâte à Paris, de s’opposer aux menées de la Sorbonne, aux promenades de Beda, et d’arrêter Le Picard. Quant au jugement concernant l’hérésie, c’est à moi, dit le roi, que je le réserveg. » L’hérésie était traitée avec plus de ménagement que la première faculté catholique de la chrétienté. François Ier commençait à trouver les luthériens doux comme des agneaux, en comparaison des fougueux papistes. Certains personnages, dont les officiers de sa cour vinrent bientôt lui annoncer l’arrivée, le confirmèrent dans ce jugement.

g – « Judicium de hæresi sibi reservavit. » (Sturmius Bucero.)

A peine, en effet, les deux prélats étaient-ils partis de Meaux, que des députés de la Sorbonne y arrivèrent. François Ier, en les recevant, était évidemment de très mauvaise humeur, mais pourtant il ne les apostropha pas vivement, comme l’attendaient ses alentours. Les théologiens l’abordèrent avec toutes les formes requises ; ils voulaient, si possible, le gagner par la douceur. Mais peu à peu ils haussèrent le ton ; ils obsédèrent le roi de leurs accusations, et l’irritèrent par leurs prétentions, répétant sans cesse que c’était à la Sorbonne et non au prince, de prononcer touchant l’hérésie. Il y avait bien là quelque vérité, mais cette vérité ne plaisait point à François Ier, qui prétendait être maître en toutes choses. Cependant il se contenait encore, quand les docteurs, en venant aux menaces, à la révolte, et criant de toute leur force, rappelèrent la possibilité d’une déposition des rois par les papesh. Ces souvenirs du moyen âge, dont on menaçait ce monarque superbe, qui prétendait commencer une ère nouvelle, et qui voulait que la Réformation servît du moins à abattre les prétentions de Rome et à émanciper les princes, donnèrent au roi un frisson et un terrible accès de colère. Sa figure s’enflamma, ses yeux jetèrent des éclairs, et mettant de côté toute sa courtoisie ordinaire, il chassa les révérends pères de sa présence, en les appelant des bêtes, et leur disant : « Allez-vous-en paître, roussins d’Arcadiei ! » François Ier, dans ce moment, inaugurait les temps modernes, un peu cavalièrement sans doute.

h – « Vociferati sunt seditiosissime, Regi minantes ipsi. » (Melanchthon Spalatino, Corp. Ref., II, p. 658.)

i – « Rex quoniam esset exacerbatus irrisit tanquam Arcadicorum pecorum. » (Sturmius Bucero.)

Cependant le cardinal Duprat était en route. Que fera ce vil courtisan des papes, qui à leur demande avait détruit le boulevard des libertés gallicanes, et qui détestait la Réformation ? La Sorbonne mettait en lui son espoir. Mais Duprat avant tout servait son maître, et il ne pouvait se cacher que les catholiques ardents menaçaient la couronne du roi. Il résolut de frapper fort. A peine arrivé à Paris, le cardinal fit arrêter Le Picard qui s’était le plus compromis, il l’emprisonna dans son propre palais, il saisit ses papiers et ses livres, et le fit interroger par l’avocat général. Le séditieux bachelier s’agitait dans sa prison et réclamait tout haut contre l’indignité d’un traitement pareil ; mais toutes ses indignations furent inutiles ; il fut condamné à être enfermé dans l’abbaye de Saint-Magloire, avec défense d’enseignerj.

j – H. de Coste, Le parfait Ecclésiastique ou Histoire de Le Picard, p. 73.

Duprat ne s’en tint pas là. Il était choqué de ce que de petits prêtres osaient porter atteinte à cette majesté royale de François Ier, pour laquelle lui, cardinal et chancelier, n’avait que d’humbles flatteries. Jamais il ne cessa d’être l’ennemi mortel de l’Évangile, et de provoquer contre les réformés tant des mesures de persécution ; mais sa première qualité fut toujours un dévouement servile à toutes les volontés de son maître. Aux moines mendiants, lancés par la Sorbonne, il opposa des enquêteurs ; ce fut le nom qu’il donna à des espions qui se répandaient dans toutes les paroisses, et interrogeaient habilement hommes, femmes, notables et sacristains, pour savoir si les prédicateurs ou les moines avaient, en leur présence, attaqué le gouvernement du roi. Les bourgeois souvent ne voulaient rien dire ; l’habile et redouté ministre parvint pourtant à ses fins, et ayant découvert les prêtres les plus récalcitrants, il les fit paraître devant lui. Cette sommation d’un cardinal de la sainte Église, du personnage le plus puissant du royaume, effraya ces clercs fougueux ; tout à coup leur courage tomba, et ils parurent devant Son Éminence les yeux baissés, le corps tremblant et l’air confus. Qui vous a permis, ou qui vous a ordonné, leur dit l’orgueilleux Duprat, d’outrager le roi et de soulever le peuplek ? » Les pauvres prêtres étaient trop effrayés pour rien cacher : C’est avec le consentement et le bon plaisir de nos révérends maîtresl, » répondirent-ils.

k – « Cujus vel permissu Tvel jussu populum commovissent et læsissent regem. » (Sturmius Bucero : Schmidt edidit.)

l – « Responderunt ex consensu et placito magistrorum nostrorum. » (Ibid.)

Alors les théologiens de la Sorbonne furent cités à leur tour. Ils étaient tout autant effrayés que leurs créatures, et, voyant le danger, ils nièrent toutm. Ils pouvaient s’abriter derrière certaines réserves habiles ; ils avaient bien soufflé l’outrage mais ils ne l’avaient pas commandé. Il est vrai qu’au fond, chefs et soldats étaient tous également fanatisés, et nul n’avait besoin qu’on l’excitât à faire son devoir dans cette bonne guerre. Ces révérends seigneurs s’étant ainsi abrités derrière des dénégations, se retirèrent convaincus qu’on n’oserait mettre la main sur eux. Mais cent Bedas n’eussent pas arrêté le terrible cardinal. Dans l’affaire du concordat, avait-il tenu compte de la vive opposition des cours souveraines, des universités, et même du clergé de France ? Duprat se riait de son impopularité et trouvait un secret plaisir à attirer contre lui la haine universelle… Catholiques, évangéliques, il les bravera, il les écrasera tous. Il alla au fond de l’affaire et découvrant quels Éoles avaient soulevé cette tempête sacerdotale, il le fit aussitôt connaître au roi.

m – « Theologi cum pericula animadverterent, negabant. » (Ibid.)

Jamais François ne fut plus irrité contre les catholiques. Il avait donc rencontré des hommes qui osaient lui résister !… C’était son orgueil, son despotisme, il faut le dire, et non son amour de la vérité qui était blessé. Cependant n’était-il pas l’allié de Henri VIII, ne cherchait-il pas à se liguer avec les protestants de l’Allemagne ? Quelques sévères mesures, contre des fanatiques ultramontains, convaincraient ses alliés de la sincérité de ses paroles. Il avait encore un autre mobile ; François Ier tenait au titre de patron des lettres et avait toujours regardé les moines comme leurs ennemis. C’était des lumières du siècle et non de celles de l’Évangile, qu’il se faisait alors le champion ; mais on put croire un moment au triomphe de la Réformation, sous le patronage de la Renaissance.

Le 16 mai 1533, l’infatigable Beda, le fougueux Le Picard et le zélé frère Mathurin, les trois plus intrépides soutiens de la papauté en France, paraissaient devant le parlement. Un fait si extraordinaire remplissait l’université et la ville d’étonnement et d’émotion. Les dévots levaient les yeux au ciel ; les dévotes redoublaient leurs prières à Marie ; mais Beda et ses deux collègues, fiers de leur orthodoxie romaine, se présentaient devant la cour, comme autrefois les confesseurs de Christ paraissaient devant les proconsuls de Rome. Nul ne pouvait croire à une condamnation ; le roi de France n’était-il pas le fils aîné de l’Église ? Mais les disciples du pape ne connaissaient pas le monarque qui régnait alors sur la France. S’ils voulaient montrer ce que c’était qu’un prêtre, ce prince voulait faire voir ce que c’était qu’un roi. En signant les lettres royales, par lesquelles François Ier avait insinué au parlement son arrêt, il s’était écrié : « Quant à Beda, par ma foy, il ne rentrera jamais dans Parisn ! » L’ordonnance du roi avait été dûment enregistrée ; la cour était au complet, tout le monde fit silence, et le président se tournant vers les trois docteurs, leur dit : « Révérends Messieurs, vous êtes exilés de Paris et devrez vivre désormais à trente lieues de cette capitale ; on vous autorise toutefois à choisir les résidences qu’il vous plaira, pourvu qu’elles soient distantes l’une de l’autre. Vous sortirez de la ville dans vingt-quatre heures. Si vous rompez votre ban vous encourrez la peine de mort. Vous ne prêcherez, ferez leçon ni tiendrez aucune assemblée, et vous ne communiquerez point entre vous, jusqu’à ce que le roi en ait autrement ordonné. »

n – « Nunquam velit Bedam reverti. » (Sturmius Bucero.)

Beda, Le Picard, Mathurin, leurs amis, tous étaient consternés. François Ier pourtant avait réservé pour la fin une décision qui devait encore plus abattre leur courage. Comme s’il eût voulu marquer le triomphe des idées évangéliques, il avait levé les arrêts de Roussel ; et l’aumônier de Marguerite pourrait prêcher de nouveau librement l’Évangile dans la capitale. Si vous avez quelque chose contre lui, dit-on énergiquement à la Sorbonne, vous pourrez le poursuivre devant les tribunauxo … »

o – « Gerardus libere concionatur ; et imperatum theologis, si quid habeant negotii adversus eum, ut jure agant. » (Melanchthon Spalat., 22 juillet. Corp. Ref., II, p. 658.)

Cet arrêt du parlement tomba comme un coup de foudre au milieu de la compagnie. Stupéfaits, étourdis, hors d’état de rien dire et de rien faire, les docteurs ne sortirent de cette stupeur que pour se livrer à une grande épouvante. Ils se visitaient, ils s’entretenaient, ils se confiaient à voix basse leurs alarmes. Le moment fatal qu’ils redoutaient depuis longtemps est-il vraiment arrivé ? François Ier va-t-il suivre l’exemple de Frédéric de Saxe et de Henri d’Angleterre ? La cause de la sainte Église romaine va-t-elle sucomber sous les attaques de ses ennemis ? La France va-t-elle se joindre au cortège triomphant de la Réformation ? O douleur !… Les vieillards, assez nombreux à la Sorbonne, étaient accablés. L’un d’eux, cassé, faible, hypocondre, eut l’esprit tellement bouleversé par cet arrêt, qu’il en perdit la tête. Un affreux cauchemar le saisit. Il lui semblait voir le roi, le parlement, toute la France enterrer la Sorbonne, mettre le pied sur la gorge de ses docteurs… et le feu à son palais… Le pauvre homme rendit l’âme au milieu de ces effrayants fantômesp. Cependant le coup qui étourdissait les uns, réveilla les autres. Les docteurs les plus intrépides s’assemblèrent, conférèrent, cherchèrent à raffermir leurs partisans, à en engager de nouveaux, et ne prirent de repos ni nuit ni jourq. Ne pouvant croire que cet arrêt fût véritablement la pensée du roi, ils résolurent de lui envoyer une députation dans le Midi, où il s’était rendu ; mais François Ier n’avait pas oublié la déposition du roi par les papes, et toujours plus indigné, il se refusa à toute demande.

p – « Senex quidam theologus hanc contumeliam theologici ordinis, adeo ægre tulit, ut delirio vitam amiserit. » (Melanchthon Spalat., Corp. Ref., II. p. 658.)

q – « Οἱ θεολόγοι, non die, non nocte, numquam cessant ab opere. » (Siderander. Msc. de Strasbourg.)

La Sorbonne n’était pas seule agitée ; toute la ville était en émoi, les uns étant contre l’arrêt, les autres pour. Les bigots, pleins de compassion pour l’excellent Bedar, s’écriaient : « Quelle indignité que de soumettre à un si rude exil, un théologien si profond, un homme d’une si grande naissances !… » Mais tout à côté, les amis des lettres bondissaient de joiet. Un grand mouvement semblait s’accomplir, l’heure paraissait solennelle. Quelques-uns des hommes les plus intelligents se persuadaient que la France allait être régénérée, transformée… Sturm, dans son collège, était dans le bonheur. Quelle nouvelle à donner à l’Allemagne, à Bucer, à Mélanchthon !… Il s’enfermait dans son cabinet, il prenait la plume et, dans son transport, il écrivait : « Les choses changent ; les gonds tournent… Il reste encore, çà et là, il est vrai, quelques vieux Priams, entourés de quelques esprits serviles, qui se cramponnent aux choses qui s’en vont… Mais, sauf ce petit nombre d’hommes attardés, nul ne défend plus la cause des prêtres phrygiensu. » Le classique Sturm ne pouvait comparer l’esprit des ultramontains qu’à la superstition et au fanatisme des prêtres de la Phrygie, célèbres à ce titre dans l’antiquité. Il faut le dire, les amis de la Réforme et de la Renaissance se faisaient alors d’immenses illusions. Quelques vieillards, marmottant entre leurs dents leurs Ave Maria et leurs patenôtres, semblaient être alors à leurs yeux toute la force de la papauté. Ils avaient bonne espérance de la génération nouvelle. Les jeunes prêtres, disait-on, se jettent dans les voies radieuses de la sagessev … » François Ier ayant tourné contre la Sorbonne une face irritée, tous les Français allaient le suivre, à ce que croyaient les amis des lettres. Il y avait des élans, des cris de joie, et comme un hourra universel, qui saluait l’avènement d’une époque nouvelle. Hélas ! la France en était encore éloignée ; elle ne fut pas jugée digne d’un tel bonheur. Au lieu de voir s’élever alors dans son sein le triple étendard de l’Évangile, de la moralité, de la liberté, cette grande et puissante nation devait passer encore, grâce à l’influence romaine, par des siècles de despotisme et de démagogie, de frivolité et de licence, de superstition et d’incrédulité.

r – « Illi miserantur optimi Bedæ. » (Ibid.)

s – « Hominem tam grandem natu, exilium tam durum pati oportere. » (Ibid.)

t – « Audias alios qui gaudio exultent. » (Ibid.)

u – « Vide rerum commutationem… Prseter senes Priamos, et paucos alios, nemo est qui faveat istis sacerdotibus Phrygiis… » (Sturmius Bucero.)

v – « Juniores theologi jam sapere incipiunt. » (Ibid.)

Au milieu des mouvements contraires qui agitaient alors Paris, se trouvait un certain nombre de spectateurs, qui tout en étant plus portés pour l’un des deux partis que pour l’autre, s’appliquaient surtout à étudier la situation. Dans l’un des collèges était un étudiant alsacien, fils d’un marchand de fer de Strasbourg, qui voulant se donner un nom latin ou grec, s’appelait Siderander, « homme de fer. » Ce n’était pourtant pas sa nature ; il était avant tout d’une extrême curiosité ; il avait la passion d’apprendre des choses nouvelles, et sa grande envie de savoir les affaires d’autrui, le rendait flexible comme l’osier, plutôt que dur comme le métal. Siderander était un aimable jeune homme, fort instruit, et qui nous présente une image assez fidèle des meilleurs étudiants de ce temps-là. Le lundi 26 mai, il se rendait au cours de logique de Sturm, qui, laissant l’ornière d’une scolastique stérile, montrait, de précepte et d’exemple, comment il faut unir à la clarté de la pensée l’élégance du discours. Au moment où l’Alsacien approchait du collège de Montaigu, où Sturm enseignait, il lui arrive une bonne fortune. Il voit de loin une foule immense d’étudiants et de bourgeois, assemblés devant le collège ; il apprend qu’ils attendent depuis le matin le départ de l’Hercule de la Sorbonnew. Il hâte le pas, il accourt ; son cœur palpite de joie à la pensée de voir Beda, le grand papiste partant pour l’exil… Pour un tel spectacle, l’étudiant fût venu de Strasbourg. En effet, le bruit s’était répandu dans Paris que les trois ou quatre docteurs disgraciés quitteraient ce jour la capitale. Chacun voulait les voir : ceux-ci, pour la joie que leur causait leur disgrâce ; ceux-là, pour donner essor à leur douleur. Mais, ô infortune ! la chance heureuse que l’étudiant avait entrevue lui fait défaut. Le gouvernement est alarmé ; on craint une émeute ; les exilés ne partiront pas. La foule dut s’écouler sans les avoir vus ; Siderander se retira tout triste. Le lendemain, aune heure inusitée, les quatre coupables, Beda, Le Picard, un franciscain etMathurin, sortirent escortés et sans bruit. Les docteurs, humiliés de se voir conduits hors de ville comme des malfaiteurs, ne levaient pas même la tête. Mais en vain la police avait-elle pris ses précautions, plusieurs étaient au guet ; la nouvelle se répandit en un moment dans tout le quartier ; une multitude remplit les rues, et bourgeois, moines, gens du peuple virent passer ces théologiens célèbres, tristes, muets et les yeux baissés. La gloire de la Sorbonne était diminuée ; celle même de Rome était obscurcie ; il semblait à plusieurs qu’elle s’en allât, avec ses quatre défenseurs. Il y avait, parmi les catholiques dévots, des soupirs, des cris, des indignations, des larmes. Mais en même temps que les dévots rendaient à la papauté les honneurs suprêmes, d’autres saluaient l’avènement des temps nouveaux avec des éclats de joie. « Ce sont des sycophantes, disait-on dans la foule, que l’on chasse de Paris, à cause de leurs mensonges et de leurs coupables menéesx. »

w – « Maximam turbam ante Collegium montis acuti vidi. » (Siderander Bedroto.)

x – « Beda urbe pulsus cum aliis quibusdam sycophantis. » (Melanchthon Spalat., Corp. Ref., II, p. 658.)

Les disciples de l’Évangile ne s’en tenaient pas à des paroles. L’affaire était en bon train, il fallait ne pas se relâcher et la mener au but. Tandis que la Sorbonne baissait la tête, la Réformation la levait. La reine de Navarre, le roi son époux, plusieurs politiques et plusieurs grands seigneurs encourageaient Roussel, Courault, d’autres orateurs encore, à prêcher sans crainte l’Evangile ; ces docteurs étaient eux-mêmes étonnés de cette faveur soudaine. Roussel surtout n’avançait que timidement, se demandant si l’Église ne mettrait pas son veto ? Mais non, l’évêque Du Bellay, frère du diplomate, laissait faire. Pendant toute l’absence du roi, on fut presque à Paris comme en un pays qui se réforme. On croyait déjà tenir cette liberté religieuse qui, hélas ! devait coûter trois siècles de luttes, le sang le plus pur, et dont les lamentables défaites devaient disperser dans toutes les parties du monde les confesseurs de Jésus-Christ. Quand un grand bien doit être donné à l’humanité, ce n’est que par des secousses successives que l’enfantement s’accomplit. Mais on pensait alors d’un saut avoir atteint le but. Du haut de toutes les chaires qui leur étaient ouvertes dans Paris, les évangélistes annonçaient que la vérité avait été révélée en Jésus-Christ ; que la Parole de Dieu, contenue dans les écrits des apôtres et des prophètes, n’avait besoin d’être ni sanctionnée, ni interprétée par une autorité infaillible ; que quiconque l’écoutait ou la lisait avec un cœur sincère, serait éclairé et sauvé par elle. La tutelle des prêtres était abolie, et les âmes, émancipées, étaient mises en contact immédiat avec Dieu et ses révélations. Le grand salut acquis par la mort du Sauveur sur la croix était annoncé avec puissance et les amis de l’Évangile, ivres de joie, s’écriaient : « Enfin Christ est prêché publiquement dans les chaires de la capitale et tous y parlent avec libertéy. Que le Seigneur augmente de jour en jour parmi nous la gloire de son Évangilez ! »

y – « Palam prædicare Christum quidam cœperint, omnes loqui liberius. » (Bucer à Blaurer. Msc. de Strasbourg.)

z – « Christus Evangelii gloriam augeat. » (Melanchthon Spalat, Corp. Ref., II, p. 658.)

Les causes les plus sérieuses trouvent toujours des défenseurs parmi des hommes légers, qui au fond ne les comprennent pas, mais qui méprisent leurs adversaires. La Réformation n’a pas à se glorifier de ces auxiliaires qu’elle eut au seizième siècle ; une cause grave doit être gravement défendue ; mais l’histoire ne peut omettre ces manifestations, qui sont, comme les autres, de son domaine. La satire ne fit donc pas défaut. Les étudiants surtout y prenaient peine ; ils affichèrent un long placard, écrit élégamment en lettres latines, mais en vers français, dans lesquels les quatre théologiens étaient dépeints sous les plus vives et fantasques couleursa. On leur avait adjoint deux de leurs collègues, car les quatre docteurs, sur lesquels était tombée la colère du roi, étaient loin d’être les seuls coupables. Un cordelier surtout était alors fameux par ses sermons bizarres, pleins de mauvais français et de mauvais latin, et plus encore par l’habile et populaire éloquence qu’il déployait, quand il s’agissait de faire la quête en faveur de son ordre. C’était Pierre Cornu, que l’on avait surnommé des Cornes ; il était merveilleusement drapé dans le poème des étudiants. Des groupes d’écoliers, de bourgeois, de plaisants parisiens entouraient le placard ; les uns poussaient des éclats de rire et les autres des cris de colère. Le véhément et ridicule Cornu excitait surtout l’hilarité des bavards. Un auteur très profane, qui n’eut rien à faire avec la Réformation, nous en parle dans ses écrits : — « Holà, holà, maître Cornu ! disait-on, tu n’es pas le seul à avoir des cornes Le bon Bacchus en porte semblablement ; — Pan, Jupiter Ammon et tant d’autres — Holà ! holà ! notre maître Cornibus, disait un autre, fais-nous deux mots de prédication, et je ferai la quête dans ta paroisse. » Chose étrange ! la voix publique semblait alors contre ces prédicateurs anticipés de la Ligue. Toutefois la Sorbonne avait encore des amis, et ils répondaient à ces plaisanteries par des accès de fureur. « Celui qui a fait ces vers est un hérétique, » s’écriaient-ilsb. Des injures on passait aux menaces ; des menaces on allait passer aux coups ; la rixe s’engageait. Les dévots voulaient à tout prix enlever le placard. Un zélateur de la Faculté y parvint ; sautant en l’air, il l’atteignit, l’arracha et se sauva avec ses dépouillesc. Alors la foule se dissipa.

a – « In qua pulcherrime, suisquo coloribus, omnes isti theologi depingebantur. » (Siderander Bedroto.)

b – « Alii auctorem clamabant esse hæreticum. » (Siderander Bedroto.)

c – « Tandem nescio quis delator dilaceravit. » (Siderander Bedroto.)

Les placards jouaient un grand rôle, celui qu’ont joué depuis certaines brochures. Il n’y avait pas besoin de les acheter chez un libraire ; chacun pouvait lire sans frais aux coins des rues ces pamphlets improvisés. Rome n’était pas d’humeur à laisser cette arme puissante aux mains de ses ennemis ; la Sorbonne résolut de faire un appel au peuple contre la race maudite des novateurs. Elle ne plaisanta pas comme la jeunesse des écoles ; elle allait droit au fait, et invoqua le feu contre ses adversaires. Deux jours après celui où l’on avait affiché le premier placard, on en voyait un autre sur les murs, où l’on lisait ces vers assez mal tournés :

Au feu, au feu ! cette hérésie
Qui jour et nuit trop tôt nous grève !…
Dois-tu souffrir qu’elle moleste
Sainte Écriture et ses édits ?
Veux-tu bannir science parfaite
Pour soutenir Luthériens maudits ?…
Crains-tu point Dieu, qu’il permette
Toi et les tiens faire péril ?…

Paris, Paris, fleur de noblesse !
Soutiens la foi de Dieu qu’on blesse ;
Ou autrement foudre et tempête
Cherra sur toi, je t’avertis.
Supplions tous le roi de gloire,
Qu’il confonde ces chiens maudits,
Afin qu’il n’en soit plus mémoire
Non plus que de vieux os pourris.

Au feu, au feu ! c’est leur repaire,
Fais-en justice ! Dieu l’a permis.

Une foule non moins grande s’assembla devant ce placard, à la fois rusé et cruel. On faisait appel au peuple de Paris ; on le nommait fleur de noblesse, sachant que la flatterie est le meilleur moyen de gagner les esprits ; puis on l’appelait au feu. Le feu était l’argument qu’on opposait à la Réforme. « Brûlez ceux qui nous contredisent ! » Cette invocation sauvage fit fortune. Un grand nombre de Parisiens, écrivant sur leurs genoux, copiaient le placard, pour l’apporter dans toutes les demeures ; la presse est moins prompte, même de nos jours. D’autres confiaient les vers à leur mémoire et parcouraient les rues en chantant le refrain :

Au feu, au feu ! c’est leur repaire,
Fais-en justice… Dieu l’a permis !

Ce vers devint la devise du parti : cette chanson cruelle du seizième siècle somma bientôt en divers lieux les champions de l’Église, d’engraisser le sol des cendres de leurs ennemis. Pierre Siderander se trouvait dans la foule ; voyant plusieurs papistes copier les strophes incendiaires, l’étudiant strasbourgeois les copia aussi, et les envoya à ses amis. C’est ainsi qu’elles sont venues jusqu’à nousd.

d – « Quos cum viderem, descripsi et ipse. » Suivent ces strophes. (Schmidt, G. Roussel. Pièces justificatives, p. 205.)

Le lendemain, nouveau placard. La Sorbonne, voyant que le peuple commençait à s’émouvoir, voulait le surexciter. Cette pièce-ci ne se contentait pas d’un appel général au feu ; l’un de ceux qu’il fallait vouer aux flammes, Roussel, y était nommé. Ces affiches fanatiques des sorbonistes n’étaient pas aussi vite arrachées que les couplets satiriques de leurs élèves. On pouvait les lire des jours entiers ; les sacristains faisaient bonne garde.

La Sorbonne cependant ne se contentait pas d’une guerre de placards, elle travaillait les membres les plus notables du parlement. Le zèle débordait de toutes parts. « Justice, justice ! disait-on, envoyons au supplice ces détestables hérétiques, et arrachons le luthéranisme, même jusqu’aux dernières racinese. » Toute la ville était en mouvement ; on ourdissait des trames odieuses ; les matéologues, comme les étudiants appelaient les docteurs des vieux abus, tenaient chaque jour conseil à la Sorbonne.

e – « Ut supplicium de detestandis illis hæreticis sumat eosque extirpet funditus. (Schmidt G. Roussel. Pièces justificatives, p. 205.)

Au milieu de cette agitation, la Réformation faisait des progrès tranquilles, mais sûrs. Tandis que la reine de Navarre professait hautement dans les palais sa piété vivante, que les prédicateurs l’annonçaient du haut des chaires à la foule des fidèles, des hommes évangéliques, encore obscurs, répandaient modestement autour d’eux une foi plus pure encore et plus puissante. Calvin fut à cette époque quatre ans à Paris, de 1529 à 1533. Il s’y occupa d’abord des lettres ; on eût pu croire qu’il paraîtrait dans le monde comme littérateur et non comme réformateur. Mais bientôt il mit au second rang les études profanes et se consacra au service de Dieu ; nous l’avons vu. Il eût voulu ne pas entrer aussitôt dans l’activité évangélique. « Pendant ce temps, dit-il, j’avais toujours ce but de vivre en privé, sans être connu. » Il sentait la nécessité d’un temps de silence et de recueillement chrétien. Il eût aimé faire comme Paul, qui après sa conversion et ses premières prédications à Damas, passa quelques années tranquilles en Arabie et en Cilicie (Gal.1.17-21), mais il avait dû combattre l’erreur autour de lui, et bientôt il fit un pas de plus. Tandis que Courault, Roussel, prêchaient dans les églises à de grands auditoires, en ménageant alors le catholicisme, Calvin, déployant une infatigable activitéf, se rendait dans les diverses localités de Paris où se tenaient des assemblées secrètes, et y annonçait une doctrine plus scripturaire, plus complète, plus hardie. Il faisait dans ses discours de fréquentes allusions aux dangers auxquels s’exposent ceux qui veulent vivre selon la piété ; et il leur enseignait en même temps « quelle magnanimité doivent avoir tous fidèles, lorsque les adversités les sollicitent à désespoir. » Quand les affaires ne viennent pas à notre plaisir, disait-il, la tristesse saisit notre esprit et nous fait oublier toute confiance. Mais l’amour paternel de Dieu est le fondement d’une force invincible qui surmonte toute épreuve. La faveur divine est une défense contre tous les orages, tant qu’il en pourra venir. » Et il terminait habituellement ses discours, dit-on, par ces paroles : Si Dieu est pour nous, qui sera contre nousg ?

f – « Nec ei mox defuit in quo sese strenue exerceret. » (Bezæ Vita Calvini.)

gIbid. — Herzog, Real Encyclopedie, art. Calvin. — Schmidt, G. Roussel, p. 94.

Calvin ne se contentait pas de prêcher ; il faisait de fréquentes visites, il avait des conversations intimes, il entrait en rapport avec tous ceux qui désiraient une religion plus pureh. Il n’évitait personne, et cultivait l’amitié de ceux qu’il avait anciennement connus. Il allait pas à pas, mais il s’occupait sans cesse, et la doctrine évangélique faisait chaque jour quelque progrès. Chacun rendait à sa piété le plus éclatant témoignagei. Les amis de la Parole de Dieu se groupaient autour de lui. Il y avait parmi eux beaucoup de bourgeois, de gens du peuple, mais aussi des nobles et des professeurs.

h – « Omnibus purioris religionis studiosis innotuit. »(Bezæ Vita Calvini.)

i – « Non sine insigni pietatis testimonio. » (Ibid.)

Ces chrétiens étaient pleins d’espoir ; et Calvin lui-même concevait la pensée hardie de gagner à l’Évangile le roi, l’Université…, la France. Paris était en suspens. Chacun se disait qu’il allait se produire quelque changement marqué, subit peut-être, en un sens ou dans l’autre. Sera-ce Rome qui aura le dessus ? sera-ce la Réformation ? Il y avait de forts motifs pour incliner d’un côté, et il y en avait de non moins puissants pour incliner de l’autre. Des contestations s’élevaient sur ce point, même entre amis. On était à l’affût de tout ce qui pouvait faire deviner l’avenir, et les plus curieux se rendaient dans les divers lieux où ils espéraient apprendre quelque nouvelle. L’attention publique se portait surtout vers la Sorbonne, où l’on savait que les chefs du parti romain tenaient leurs conseils.

Le 23 mai (1533) Pierre Siderander, malin de sa nature, animé de la passion de connaître les événements prochains, désireux en particulier de voir ce qui se faisait dans les clubs théologiques (car il ne doutait pas que ce fût de là que partirait le coup qui déciderait de la victoire ou de la défaite), se glissa jusque dans les bâtiments de la Faculté de théologiej. Il n’osa pénétrer plus loin que la grande porte ; s’arrêtant là et paraissant flâner, il se mit à regarder les images qu’on vendait à l’entrée de l’édificek. Mais tout en ayant l’air d’un badaud, il avait l’œil et l’oreille au guet, espérant attraper quelques paroles qui le mettraient au fait de ce qui se tramait ; en effet, les docteurs qui entraient et sortaient en conversant ensemble, devaient passer tout à côté de lui. Pierre perdait donc son temps devant les figures des saints et de la Vierge (qu’il tenait pour une idolâtrie), allant, venant, et attendant. Tout à coup il vit paraître l’illustre Budé, sortant de la Sorbonnel. Budé remplissait alors le rôle qu’eut plus tard le noble chancelier L’Hôpital ; il était partout où il fallait modérer, éclairer, contenir les esprits fougueux. Il passa sans rien dire et sortit ; l’étudiant curieux n’y tint pas ; il abandonna son poste et se mit à suivre le célèbre helléniste, voulant le contempler à son aise, et espérant sans doute apprendre quelque chosem. « Ne suis-je pas, se disait-il, l’ami de ses deux fils, qui suivent, ainsi que moi, les cours de Latomus ? L’aîné ne m’a-t-il pas invité à venir voir son Muséen ? N’y ai-je pas été l’autre jour ? et ne doit-il pas me rendre ma visite avec son frère ? » Siderander, qui brûlait du désir de savoir ce qu’on avait dit dans l’assemblée d’où sortait l’illustre fondateur du collège de France, pressait le pas ; la parole était déjà sur ses lèvres, et puis tout à coup, intimidé il s’arrêtait. La timidité fut plus forte que la curiosité ; il perdit bientôt de vue celui qu’Érasme appelait le prodige de la France. Et pourtant s’il l’avait interrogé il aurait su peut-être ce que le parti romain préparait, et pu dire à ses amis quelle serait l’issue de la crise. Il l’avait souvent demandé au fils de Budé : « Qu’est-ce que projette votre père ? lui disait-ilo. — Il est beaucoup avec l’évêque, disait le fils ; mais du reste il ne projette rienp. » Ainsi Pierre Siderander faisait vainement tout ce qu’il pouvait pour écouter, pour provoquer quelque communication intéressante, pour apprendre quelque nouvelle rare. Il ne pouvait satisfaire son extrême curiosité. Ce n’est pas tout, il se disait que si au lieu de perdre son temps sous le porche de la Sorbonne, il eût été ailleurs, il eût pu apprendre là quelque fait important… Il eût voulu être partout, et à son gré il n’était nulle part. « Ah ! disait-il tout chagrin, en revenant de sa course après Budé, tandis que je jette en quelque lieu mon hameçon, le poisson se porte ailleurs. Il se passe dans notre quartier des choses que les habitants des autres ignorent, et nous, nous ignorons ce qui se passe autre partq. Hélas ! tout prend un aspect menaçant, tout annonce un violent orager. »

j – « Heri videre volui quidnam in Sorbonna ageretur. » (Siderander Bedroto.)

k – « Picturas et imagines quæ ibi vonduntur. » (Ibid.)

l – « Budæum egrendiatem video. » (Ibid.)

m – « Quem, relicto instituto, secutus sum. » (Ibid.)

n – « Me rogavit ut Musæum suum viderem. » (Ibid.)

o – « Quid novi jam pater moliretur. » (Siderander Bedroto.)

p – « Negabat quicquam moliri. » (Ibid.)

q – « Quod nos ignoramus. » (Ibid.)

r – « Nemo est qui possit expiscari omnia… Omnia tumultum minari videntur. » (Ibid.)

En effet, la Sorbonne, les ordres religieux, tous les catholiques fervents, convaincus que les novateurs, en élevant bien haut Jésus-Christ et sa Parole, abaissaient par là même l’Église et la papauté, étaient décidés à leur faire une guerre mortelle. Ils pensaient que s’ils frappaient d’abord le plus redoutable des adversaires, ils mettraient ensuite facilement en déroute le reste de l’armée rebelle. Mais contre qui le premier coup doit-il être dirigé ? Voilà ce dont on délibérait dans les conseils, où le curieux Siderander eût tant désiré glisser l’oreille.

Avant d’apprendre Ce qui se préparait à la Sorbonne, il nous faut pénétrer dans des conseils plus illustres, et nous transporter à Bologne.

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