Histoire de la Réformation du seizième siècle

5.8

Christ pour nous – Aveuglement des adversaires – Premières idées sur la cène – Le sacrement suffit-il sans la foi ? – Luther Bohémien – Eck attaqué – Eck part pour Rome

Bien loin de reculer, Luther avançait toujours. Ce fut alors qu’il porta à l’erreur l’un de ses coups les plus rudes, en publiant son premier commentaire sur l’Épître aux Galatesn. Le second commentaire surpassa sans doute le premier ; mais déjà dans celui-ci il exposait avec une grande force la doctrine de la justification par la foi. Chaque parole du nouvel apôtre était pleine de vie, et Dieu s’en servit pour faire pénétrer sa connaissance dans les cœurs des peuples : « Christ s’est donné soi-même pour nos péchés, disait Luther à ses contemporainso. Ce n’est pas de l’argent ou de l’or qu’il a donné pour nous, ce n’est pas un homme, ce n’est pas tous les anges : c’est lui-même, lui, hors duquel il n’y a rien de grand, qu’il a donné. Et ce trésor incomparable, il l’a donné… pour nos péchés ! Où sont maintenant ceux qui vantent avec orgueil la puissance de notre volonté ? où sont les enseignements de la philosophie morale ? où sont le pouvoir et la force de la loi ? Puisque nos péchés sont si grands, que rien n’a pu les ôter, si ce n’est une si immense rançon, prétendrons-nous encore obtenir la justice par la force de notre volonté, par la puissance de la loi, par les doctrines des hommes ? Que ferons-nous avec tous ces tours d’adresse, toutes ces illusions ? Ah ! nous couvrirons nos iniquités d’une justice mensongère, et nous ferons de nous-mêmes des hypocrites, que rien au monde ne pourra sauver. »

n – Septembre 1519.

o – Luth. Op. (L.), X, 461.

Mais si Luther établit ainsi qu’il n’y a de salut pour l’homme qu’en Christ, il montre aussi que ce salut change l’homme et le fait abonder en bonnes œuvres. « Celui, dit-il, qui a vraiment entendu la parole de Christ et qui la garde est aussitôt revêtu de l’esprit de charité. Si tu aimes celui qui t’a fait cadeau de vingt florins, ou rendu quelque service, ou témoigné de quelque autre manière son affection, combien plus dois-tu aimer celui qui n’a pas donné pour toi de l’or ou de l’argent, mais qui s’est donné lui-même, qui même a reçu pour toi tant de blessures, qui a eu pour toi une sueur de sang, qui est mort pour toi ; en un mot, qui, en payant pour tous tes péchés, a englouti la mort, et t’a acquis dans le ciel un Père plein d’amour !… Si tu ne l’aimes pas, tu n’as pas entendu du cœur les choses qu’il a faites, tu ne les as pas crues ; car la foi est agissante par la charité. » « Cette épître est mon épître, disait Luther en parlant de l’Épître aux Galates. Je me suis marié avec elle. »

Ses adversaires le faisaient marcher plus vite qu’il ne l’eût fait sans eux. Eck excita à cette époque contre lui une nouvelle attaque des Franciscains de Iuterbock. Luther dans sa réponsep, non content de répéter ce qu’il avait déjà enseigné, attaqua des erreurs qu’il avait découvertes depuis peu : « Je voudrais bien savoir, dit-il, dans quel endroit de l’Ecriture le pouvoir de canoniser les saints a été donné aux papes ; et aussi, quelle nécessité, quelle utilité même il y a à les canoniser ?… Au reste, ajouta-t-il avec ironie, qu’on canonise tant qu’on voudraq  ! »

pDefensio contra malignum Eccii judicium. (Lat., I, p. 356.)

q – « Canonicet quisque quantum volet. » (Ibid., p. 367.)

Ces nouvelles attaques de Luther demeuraient sans réponse. L’aveuglement de ces ennemis lui était aussi favorable que son propre courage. Ils défendaient avec passion des choses accessoires, et quand Luther portait la main sur les fondements de la doctrine romaine, ils les voyaient ébranler, sans dire mot. Ils s’agitaient pour défendre quelques redoutes avancées, et pendant ce temps leur intrépide adversaire pénétrait dans le corps de la place, et y plantait hardiment l’étendard de la vérité. Aussi plus tard furent-ils très étonnés de voir la forteresse dont ils s’étaient fait les défenseurs, minée, incendiée, s’écrouler au milieu des flammes, tandis qu’ils la croyaient imprenable et qu’ils bravaient encore ceux qui lui donnaient l’assaut. Ainsi s’accomplissent les grandes chutes.

Le sacrement de la Cène du Seigneur commençait à occuper les pensées de Luther. Il cherchait en vain cette Cène sainte dans la messe. Un jour, c’était peu de temps après son retour de Leipzig, il monta en chaire. Faisons attention à ses paroles ; car ce sont les premières qu’il prononça sur un sujet qui depuis a déchiré en deux parties l’Église de la Réformation : « Il y a, dit-il, dans le saint sacrement de l’autel trois choses qu’il faut connaître : le signe, qui doit être extérieur, visible, et sous une forme corporelle ; la signification, qui est intérieure, spirituelle, et dans l’esprit de l’homme ; la foi, qui fait usage de l’un et de l’autrer. » Si l’on n’eût pas poussé plus loin les définitions, l’unité n’eût point été détruite.

r – Luth. Op. (L.), XVII, p. 272.

Luther continue : « Il serait bon que l’Église, dans un concile général, ordonnât de distribuer les deux espèces à tous les fidèles : non toutefois qu’une seule espèce ne suffise pas, car la foi seule serait déjà suffisante. » Ces paroles hardies plaisent à l’assemblée. Cependant quelques-uns des auditeurs s’étonnent et s’irritent. « C’est une fausseté, disent-ils, c’est un scandales ! »

sIbid., p. 281.

Le prédicateur continue : « Il n’y a pas, dit-il, d’union plus intime, plus profonde, plus indivisible que celle qui a lieu entre l’aliment et le corps que l’aliment nourrit. Christ s’unit à nous dans le sacrement, de telle manière qu’il agit comme s’il était nous-mêmes. Nos péchés l’assaillent. Sa justice nous défend. »

Mais Luther ne se contente pas d’exposer la vérité : il attaque l’une des erreurs les plus fondamentales de Romet. L’Église romaine prétend que le sacrement opère par lui-même, indépendamment de la disposition de celui qui reçoit. Rien de plus commode qu’une telle opinion. De là l’ardeur avec laquelle on recherche le sacrement, de là les profits du clergé romain. Luther attaque cette doctrineu, et lui oppose la doctrine contrairev, en vertu de laquelle la foi, la bonne volonté du cœur, sont nécessaires.

t – « Si quis dixerit per ipsa novæ legis sacramenta ex opere operato non conferri gratiam, sed solam fidem divinæ promissionis, ad gratiam consequendam sufficere, anathema sit. » (Concile de Trente, sess. VII, can. 8.)

u – Connue sous le nom d’opus operatum.

v – Celle de l’opus operantis.

Cette protestation énergique devait renverser d’antiques superstitions. Mais, chose étonnante, nul n’y fit attention. Rome laissa passer ce qui eût dû lui faire pousser un cri de détresse, et elle se rua avec impétuosité sur la remarque de peu d’importance que Luther avait jetée au commencement de son discours, touchant la communion sous les deux espèces. Ce discours ayant été publié au mois décembre, de toutes parts s’éleva un cri contre l’hérésie. « C’est la doctrine de Prague toute pure ! s’écria-t-on à la cour de Dresde, où le sermon parvint durant les fêtes de Noël ; de plus, l’ouvrage est en allemand, pour que les gens simples le comprennentw. » La dévotion du prince en fut troublée, et le troisième jour de la fête il écrivit à son cousin Frédéric : « Depuis la publication de ce discours le nombre de ceux qui reçoivent la cène sous les deux espèces s’est augmenté en Bohême de six mille personnes. Votre Luther, de professeur de Wittemberg, va devenir évêque de Prague et archihérétique !… » — « Il est né en Bohême ! s’écriait-on, de parents bohémiens ; il a été élevé à Prague et instruit dans les livres de Wycliff ! »

w – Luth. Op. (L.), XVII, p. 281.

Luther crut devoir contredire ces bruits, dans un écrit où il fit gravement l’histoire de son origine. « Je suis né à Eisleben, dit-il, et j’y ai été baptisé dans l’église de Saint-Pierre. Dresde est le lieu le plus rapproché de la Bohême où j’aie été de ma viex. »

x – « Cæterum ego natus sum in Eisleben. » (L. Ep., I, p. 389.)

La lettre du duc George n’indisposa pas l’Électeur contre Luther. Peu de jours après, ce prince invita le docteur à un repas splendide qu’il donnait à l’ambassadeur d’Espagne, et Luther y combattit vaillamment contre le ministre de Charlesy. L’Électeur l’avait fait prier par son chapelain de défendre sa cause avec modération. « Trop de folie déplaît aux hommes, répondit Luther à Spalatin, mais trop de sagesse déplaît à Dieu. On ne peut défendre l’Évangile sans tumulte et sans scandale. La Parole de Dieu est une épée, elle est une guerre, elle est une ruine, elle est un scandale, elle est une destruction, elle est un poisonz ; et, ainsi que le dit Amos, elle se présente comme un ours dans le chemin, et comme une lionne dans la forêt. Je ne cherche rien, je ne demande rien. Il en est un plus grand que moi qui cherche et qui demande. S’il tombe, je n’y perds rien ; s’il demeure debout, je n’en tire aucun avantagea. »

y – « Cum quo heri ego et Philippus certavimus, splendide invitati. » (Ibid. p. 396.)

z – « Verbum Dei gladius est, bellum est, ruina est, scandalum est, perditio est, venenum est… » (Luth. Ep., I, p. 417.)

a – « Ego nihil quaero : est qui quærat. Stet ergo, sive cadat : ego nihil lucror, aut amitto. » (Ibid., p. 418

Tout annonçait que Luther allait avoir besoin plus que jamais de foi et de courage. Eck formait des projets de vengeance. Au lieu des lauriers qu’il avait compté recueillir, le gladiateur de Leipzig était devenu la risée de tous les hommes d’esprit de sa nation. On publiait contre lui de piquantes satires. C’était une Epître de chanoines ignorants écrite par Œcolampade, et qui blessa Eck au fond de l’âme. C’était une complainte sur Eck probablement de l’excellent Pirckheimer de Nuremberg, pleine à la fois d’un mordant et d’une dignité dont les Provinciales de Pascal peuvent seules donner quelque idée.

Luther témoigna son mécontentement de plusieurs de ces écrits. « Il vaut mieux, dit-il, attaquer ouvertement que de mordre en se tenant caché derrière une haieb. »

b – Melior est aperta criminatio, quam iste sub sepe morsus. » (Luth. Ep., I, p. 426.)

Quel mécompte pour le chancelier d’Ingolstadt. Ses compatriotes l’abandonnent. Il s’apprête à aller au delà des Alpes invoquer un secours étranger. Partout où il passe il vomit des menaces contre Luther, contre Mélanchthon, contre Carlstadt et contre l’Électeur lui-même. A la hauteur de ses paroles, dit le docteur de Wittemberg, on dirait qu’il s’imagine être le Dieu tout-puissantc. » Enflammé de colère et de désirs de vengeance, Eck, après avoir publié en février 1520, sur la primauté de saint Pierre, un écrit dépourvu de toute saine critique, et dans lequel il prétendait que cet apôtre, le premier des papes, avait résidé vingt-cinq ans à Rome, Eck part pour l’Italie, afin d’y recevoir la récompense de ses prétendus triomphes, et de former à Rome, près du Capitole papal des foudres plus puissantes que les frêles armes scolastiques qui se sont brisées entre ses mains.

c – « Deum crederes omnipotentem loqui. » (Ibid., p. 380.)

Luther comprit tous les dangers que ce voyage de son antagoniste allait attirer sur lui ; mais il ne craignit point. Spalatin, alarmé, l’invita à offrir la paix. « Non, répondit Luther, tant qu’il crie, je ne puis retirer mes mains de la bataille. Je remets à Dieu toute la chose. Je livre mon navire aux flots et aux vents. La guerre est du Seigneur. Pourquoi vous imaginer que c’est par la paix que Christ avancera sa cause ? N’a-t-il pas combattu avec son propre sang, et tous les martyrs après luid ? »

d – « Cogor rem Deo committere, data flatibus et fluctibus nave. Bellum Domini est… (Luth. Ep., I, p. 425.)

Telle était, au commencement de l’année 1520, la position des deux combattants de Leipzig. L’un remuait toute la papauté pour frapper son rival ; l’autre attendait la guerre avec le calme avec lequel on attend la paix. L’année qui s’ouvre verra éclater l’orage.

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