Fait de révélation. Deux classes de passages : A) Ceux qui donnent la triplicité ou la distinction. — Actes internes (opera ad intra), d’où elle résulte aussi. — B) Passages qui la ramènent à l’unité. — Actes externes (opera ad extra) également attribués au Père, au Fils et au Saint-Esprit. — Le dogme ecclésiastique dépasse la donnée biblique. — Son importance. — Il ne renferme ni contradiction ni impossibilité.
L’Ancien Testament révèle déjà une sorte de pluralité dans l’unité divine : l’Ange de l’Eternel est Dieu, envoyé de Dieu, le Dieu manifeste (passages nombreux)… Noms, verbes, adjectifs pluriels appliqués à Dieu… Dieu parle à la première personne plurielle Genèse 1.26 ; 3.22 ; 11.7 ; Ésaïe 6.8… Triple répétition du nom de Dieu : Nombres 6.22 ; Daniel 9.19, remarquable par son rapport avec la notion chrétienne… Ésaïe 6.3 comp. à Jean 12.41 ; Actes 28.25… Ésaïe 48.16 : Et maintenant, le Seigneur, l’Éternel, m’a envoyé moi et son Esprit. (C’est au fond Jean 14.16-17 ; 16.13-15) — Mais cette doctrine, étroitement liée à celle de la rédemption, doit se chercher surtout dans le Nouveau Testament, où elle se manifeste et par les déclarations qui distinguent le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et par les actions propres ou personnelles qui leur sont attribuées.
Au fait, redisons-le, cette doctrine est implicitement établie par ce qui précède. La divinité de Jésus-Christ, la personnalité du Saint-Esprit et celle du Père, à côté de l’unité de Dieu, principe fondamental des Livres saints, donnent la Trinité. Le dogme ecclésiastique ressort de lui-même du témoignage scripturaire, pris dans son ensemble. Il y a là un fait de révélation, qui persiste par delà toutes les théories explicatives ou négatives, et qui doit être admis pour ce qu’il est partout où reste la foi à la révélation biblique, c’est-à dire le principe protestant, le vrai principe chrétien.
Exposons quelques-uns des textes où se montre cette triplicité mystérieuse et de ceux où elle se combine avec l’unité divine.
A) 1er Élément de dogme : Triplicité. — Matthieu 3.16-17 — : La distinction est là, non seulement attestée, mais rendue sensible : Jésus-Christ est baptisé, le Saint-Esprit descend sur lui et la voix du Père se fait entendre du Ciel.
Matthieu 28.19 — : Ici il se manifeste ensemble et la distinction personnelle et l’unité essentielle : εἰς τὸ ὄνομα τοῦ Πατρὸς καὶ τοῦ Υἱοῦ καὶ τοῦ Ἁγίου Πνεύματος. C’est bien le Dieu Tri-un.
Jean ch. 14 à 16 — : Le trinaire se montre à bien des reprises, dans ces trois chapitres, au fond de la grande promesse. Ainsi Jean 14.16-17 ; 15.26 ; 16.13, 15.
Romains 15.30 ; et surtout 1 Corinthiens 12.4-11 — : Il y a aussi diversité de dons, mais le même Esprit. Il y a aussi diversité de ministères, mais le même Seigneur. Il y a aussi diversité d’opérations, mais le même Dieu qui opère toutes choses en tous, etc. Ce texte, qui n’attire pas l’attention qu’il mérite, contient tous les éléments constitutifs de la doctrine ecclésiastique : — 1°) La divinité de Jésus-Christ, mis à côté de Dieu avec de semblables attributions (v. 5). — 2°) La divinité et la personnalité du Saint-Esprit, car il est dit de lui ce qui est dit du Seigneur et de Dieu. Il est même représenté (v. 11) comme opérant tout ce qui avait été attribué séparément soit à Dieu, soit au Seigneur, et comme l’opérant selon sa volonté propre (πάντα δὲ ταῦτα ἐνεργεῖ τὸ ἓν καὶ τὸ αὐτὸ Πνεῦμα, διαιροῦν ἰδίᾳ ἑκάστῳ καθὼς βούλεται.) : il était difficile de caractériser plus positivement, dans le langage biblique, et l’être divin et l’agent personnel ; l’être divin, puisqu’il fait tout ce qui est de Dieu ; l’agent personnel, puisqu’il le fait par sa propre volonté. — 3°) La Trinité, et c’est en rapport avec cette doctrine que nous devons spécialement considérer ici ce passage. Elle s’y reflète à première vue : l’Esprit (avec l’article : τὸ αὐτὸ Πνεῦμα), le Seigneur, Dieu y sont nommés séparément, et distingués comme distribuant l’un les dons (χαρισματα), l’autre les ministères (διακονιαι), le troisième les opérations (ενεργηματα). Mais, en y regardant de près, on trouve, à côté du témoignage ou du fait de leur distinction, celui de leur unité essentielle, c’est-à-dire le dogme ecclésiastique tout entier. Le premier fait est le plus apparent ; il se montre à la superficie du passage et il frappe tout d’abord, ne fût-ce que parce que Dieu, le Seigneur et l’Esprit sont nommés à part. Mais une étude un peu attentive met de plus en plus en lumière le second fait, a) Rappelons qu’au v. 11 tout ce dont il a été parlé auparavant comme venant des trois, est attribué au Saint-Esprit. b) Les χαρισματα, les διακονιαι, les ενεργηματα sont au fond des termes synonymes : ils désignent également les dons spirituels, seulement ils les désignent à des points de vue divers ; ces dons sont appelés χαρισματα en tant qu’accordés gratuitement, ενεργηματα en tant que produits par la puissance divine et devenant dans l’homme des principes d’action, διακονιαι en tant que destinés et employés au service de l’Église. Les dons impliquent les opérations et fondent les ministères ; les ministères, à leur tour, impliquent les opérations et les dons. « Il y a là différence de mots, dit Chrysostome, mais identité de choses. » Et sous la triplicité économique se laisse voir l’unité essentielle ; tout se spécialise par certains côtés, tout se généralise par d’autres. c) La clause qui termine le v. 6 : ο ενεργων τα παντα εν πασιν doit, d’après la construction, se rapporter à Πνευμα et à Κυτιος aussi bien qu’à Θεος, autrement les deux premières propositions seraient incomplètes. Il y a diversité de dons, mais le même Esprit : το δε αυτο Πνευμα (v. 4) ; il y a diversité de ministères, mais le même Seigneur : ο αυτος Κυριος (l’article ne permet pas de traduire un même Esprit, un même Seigneur, comme font nos versions). Le sens reste évidemment suspendu, il ne s’achève qu’en unissant ο ενεργων τα παντα à Πνευμα et à Κυριος comme à Θεος. Le triple antécédent est l’antécédent réel. C’est l’Esprit, c’est le Seigneur, c’est Dieu qui opère également tout en tous, c’est la même énergie divine, car les dons, les opérations, les ministères sont en réalité une seule et même chose ; et, comme nous le disions, sous la triplicité se révèle l’unité, comme sous l’unité la triplicité. Le dogme chrétien apparaît tout entier au fond et à la surface de ce chapitre.
2 Corinthiens 13.13 : La grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, etc. Ce passage renferme un vœu, une bénédiction. C’est une prière indirecte. L’apôtre y distingue le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et sollicite de chacun un don spécial.
Galates 4.4-7 : Quand l’accomplissement des temps est venu, Dieu a envoyé son Fils, afin que… et parce que vous êtes enfants Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans vos cœurs. La distinction est encore là bien marquée.
Voyez encore 1 Pierre 1.2. (Je ne dis rien du passage des trois témoins 1 Jean 5.7, généralement tenu pour inauthentique) »
A ces déclarations, qui donnent la distinction trinaire, ajoutons les caractères ou actes internes d’où elle résulte aussi.
A l’occasion du dogme de la Trinité, les théologiens ont divisé les œuvres divines en opera ad extra, transeuntia, qui se passent hors de Dieu, dans le monde ou dans l’Église (création, providence, etc.), et en opera ad intra, immanentia, qui se sont accomplis au sein même de la Divinité. Au nombre de ces derniers, sont la génération du Fils et le processus du Saint-Esprit. Le Fils est issu du Père (Jean 1.48 ; Psaumes 2.7. comp. à Actes 13.33 ; Hébreux 1.5) ; le Saint-Esprit (du moins selon l’Église latine et l’Église protestante) procéda du Père et du Fils (Jean 15.26) : Aussi, le Fils est-il dit γεννητος et le Saint » Esprit εκπορευτος. Le Fils est envoyé par le Père ; le Saint Esprit l’est par le Père et par le Fils. Ce sont des faits que nous n’avons pas la prétention de sonder ou de définir, mais que nous constatons et qui achèvent de démontrer la distinction attestée de tant d’autres manières dans l’existence divine, car ces rapports internes, ces actes personnels la rendent manifeste. De ces données scripturaires, simplement admise », il ressort une révélation bien positive de la mystérieuse triplicité sur laquelle repose la croyance ecclésiastique. Si ce n’est pas la détermination théologique du dogme, c’est la constatation du fait qui le fonde et qu’il faut maintenir par-dessus tout.
B) 2me élément du dogme : unité. — Quant à l’autre élément de la croyance ecclésiastique qui pose l’unité dans la Trinité, il serait superflu de vouloir le prouver. La doctrine générale de l’Écriture est qu’il n’y a qu’un seul Dieu. Nous avons vu, dans plusieurs passages, l’unité essentielle se manifester sous la triplicité (en partie. 1Cor. ch. 12). Les actes externes, ad extra, sont également attribués au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Ainsi la résurrection des morts (Jean 5.21, etc.), la résurrection de Jésus-Christ (Actes 2.24 ; Jean 2.19, etc.), l’établissement du ministère (2 Corinthiens 3.5-6. etc.), l’inspiration des prophètes et des apôtres (Luc 1.70 ; Actes 20.23) etc., etc. Tenter Dieu, ou Jésus-Christ, ou le Saint Esprit est une seule et même chose (Actes 5.9, etc). C’est tantôt Dieu, tantôt Christ, tantôt le Saint-Esprit qui est dit habiter dans le cœur des fidèles (1 Corinthiens 3.16 ; Éphésiens 3.17 ; etc.). La régénération et tous les dons de la grâce sont rapportés ici à l’un, là à l’autre. Le nom du Père, du Fils et du Saint Esprit est donné dans la formule du baptême (Matthieu 28.19) comme le Nom unique et suprême, le Nom du Dieu du Nouveau Testament (εἰς τὸ ὄνομα τοῦ Πατρὸς καὶ τοῦ Υἱοῦ καὶ τοῦ Ἁγίου Πνεύματος). Ce qu’Ésaïe dit de l’Éternel (Ésaïe ch. 6), saint Jean le dit de Jésus-Christ (Jean 12.41) et saint Paul du Saint-Esprit (Actes 28.25-26.)…
Nous trouvons donc pour résultat général : 1°) La divinité du Sauveur ; 2°) La divinité et la personnalité du Saint-Esprit ; 3°) Par la combinaison de ces deux faits avec celui du monothéisme, ainsi que par des déclarations expresses, une distinction trinaire dans l’essence ou l’existence divine qui n’en détruit point l’unité ; c’est-à-dire que nous arrivons à la doctrine orthodoxe, sans être pourtant conduits à l’admettre telle qu’elle s’est successivement formulée et généralement imposée.
Le dogme ecclésiastique, suivant une remarque que nous croyons devoir rappeler, dépasse à bien des égards la donnée biblique. L’Écriture, se tenant au point de vue religieux, regardant aux besoins de la foi et de la vie et non à ceux de la science, laisse sur cet article, autant et plus que sur aucun autre, des lacunes nombreuses, et par suite de profondes obscurités. Ainsi, par exemple, les rapports de l’humanité et de la divinité en Christ, ceux des hypostases divines entre’elles, ceux de l’incarnation du Λογος avec son existence antérieure et postérieure, et mille autres points qui touchent à ceux-là, sur lesquels nous n’avons que d’incomplètes lueurs, et qu’on a cru cependant pouvoir décidera. Ce que j’admets de la doctrine ecclésiastique, c’est le grand fait d’un ternaire ineffable dans la divine unité, et la relation de ce fait avec l’ordre entier du salut. J’admets cela, parce qu’il ressort de l’esprit comme de la lettre des Écritures. Quant au reste, en m’inclinant devant le mystère, je craindrais de m’associer à ces déterminations dogmatiques que n’arrêtent pas les silences du témoignage divin, et qui peuvent avoir de la vérité, mais qui manquent de certitude. Tout ce qu’on croit découvrir par delà la Révélation en de pareils sujets est un pur idéal : ce n’est plus de la foi et ce n’est pas de la science. Quelque spécieux qu’il paraisse dans certaines directions de la pensée, on n’y saurait faire aucun fond réel. Nous ne savons et ne pouvons savoir de ces profondeurs de la Divinité que ce qu’en laisse voir ou entrevoir l’Écriture ; et nous devons le prendre tel quel, avec ses lumières et ses ombres.
a – Voy. le Symbole Quicumque ou d’Athanase.
Imaginer ce qui doit être, soit dans le monde, soit en Dieu, ce n’est pas constater ce qui est, l’histoire de la dogmatique et l’histoire de la philosophie le prouvent surabondamment…
Sans doute, le travail de l’intelligence et de la conscience sur les enseignements bibliques est parfaitement légitime : mais à la double condition de prendre les données du Livre divin dans leur ensemble et de les maintenir constamment au-dessus des théories. Avant tout, les faits : les faits de révélation en théologie comme les faits d’observation en philosophie. Ce principe, imposé par l’expérience aux sciences physiques, s’impose à plus forte raison à la théologie chrétienne ; il s’impose spécialement à tout ce qui touche au grand mystère de piété.
On demande souvent si le dogme, ou le fait de la Trinité, est d’une réelle importance dans le Christianisme. Il l’est, puisqu’il a été révélé et que tout ce qui tient à la connaissance de Dieu est du plus haut intérêt pour l’homme. Il a été généralement placé parmi les articles fondamentaux de premier ordre. Bien des théologiens en ont fait la doctrine mère, le principe radical et générateur de la dogmatique (M. Bautain, Marheineke, etc.). Le rejeter, c’est ne plus admettre dans leur sens propre et élevé le baptême chrétien, la bénédiction chrétienne, l’adoration et la doxologie chrétiennes. Il rend en quelque manière sensible les trois grandes œuvres de la grâce ; vocation, justification, régénération : tout de Dieu, en Christ, par le Saint-Esprit. Il fonde nos rapports et nos devoirs envers le Saint-Esprit et envers Jésus-Christ, devoirs et rapports sur les lesquels repose une partie considérable de l’économie évangélique et qui touchent au principe même de la vie spirituelle union mystique en particulier). Et puis, nous l’avons vu, la négation ou la méconnaissance de ce dogme exerce une action délétère sur tout le fond doctrinal et vital du Christianisme.
Le mystère du Dieu Tri-un est au cœur du système chrétien. Aussi la conscience chrétienne l’y a-t-elle toujours vu, et l’Église chrétienne toujours adoré. Qu’il y ait là de profondes incompréhensibilités et par suite de nombreuses énantiophanies on ne saurait s’en étonner. L’essentiel n’est point de pénétrer le fait divin que les anges eux-mêmes s’efforcent en vain de sonder, mais de le constater tel que le donne le témoignage divin, et d’ouvrir son âme aux impressions célestes qui en émanent. Il faut nous l’assimiler, nous crie-t-on de toutes parts aujourd’hui, sans quoi il est pour nous comme n’étant pas. Oui, mais il y a l’assimilation pratique aussi bien que l’assimilation théorique. Et la première, seule possible, est aussi la seule importante. Réfléchissez à ce mot d’un Bassoutos, que j’ai lu dans les premières années de notre Journal des Missions : « Nous n’avons pas de langue pour parler de ces choses ; cependant je le dirai : Dieu le Père nous a préparé le remède, Dieu le Fils nous l’a apporté, Dieu le Saint-Esprit nous l’applique. » Cette naïve parole ne reflète-t-elle pas un vif sentiment et en quelque sorte une intuition expérimentale de la triple grâce évangélique de même que de la théodicée évangélique ? Ce n’est certes pas la science du mystère ; mais, ce qui vaut mieux mille fois, c’est la vie qui en sort et qui s’en alimente. Que cette religieuse contemplation des humbles chrétiens est supérieure à la spéculation théologique ou philosophique ! N’y a-t-il pas en réalité plus d’intelligence du fait divin dans la pensée enfantine du Bassoutos, que dans la théorie hégélienne, par exemple, et dans toutes celles qui s’en sont inspirées de nos jours ?
La grande objection contre la doctrine de la Trinité est qu’elle renferme une contradiction logique et une impossibilité formelle puisqu’elle pose que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, que le Saint-Esprit est Dieu, que les trois sont distincts, et qu’il y n’y a pourtant qu’un seul Dieu. Cette objection qu’avait fait taire un instant la dialectique hégélienne, se reproduit déjà de toutes parts.
La contradiction existerait si l’on disait Dieu ternaire au même égard et dans le même sens qu’on le dit un. Mais ce n’est pas là ce que professe l’orthodoxie. Elle croit qu’il y a trinité sous un rapport et unité sous un autre : distinction capitale, à laquelle répond celle d’essence et de personne, le nom de Dieu étant pris quelquefois ουσιωδως et quelquefois υποστατικως. Le dogme ainsi posé, ses partisans peuvent défier leurs adversaires de prouver jamais qu’il soit réellement contradictoire ; car il faudrait pour cela connaître pleinement la nature de l’existence divine, et l’on avoue, des deux parts, que cette connaissance est étrangère à l’esprit humain.
On ne maintient la contradiction qu’en changeant d’une ou d’autre manière les termes de la proposition fondamentale. On le fait d’ordinaire en s’appuyant d’un côté sur la notion mathématique du nombre, de l’autre sur la notion métaphysique de la personnalité humaine. Mais c’est en réalité déplacer et dénaturer la question, sous ombre de l’éclairer et de la résoudre ; c’est combattre les données bibliques ou ecclésiastiques après leur en avoir substitué de tout autres. L’argumentation est, je le veux, péremptoire une fois les prémisses accordées ; seulement elle ne porte pas. Les données bibliques sont celles-ci : triplicité en un sens et sous un rapport, unité dans un autre sens ou sous un autre rapport. Trouvons-nous ces traits essentiels, ces éléments constitutifs du dogme chrétien dans les exemples par lesquels on prétend le ruiner ? Nullement. Le nombre trois est la triple addition de l’unité complète ; c’est l’unité superposée à elle-même et prise chaque fois tout entière. Il est bien clair que quand j’ai dit que ce nombre est égal à un, plus un, plus un, je ne puis, sans contradiction, le faire égal à l’unité simple qui lui sert de facteur ; mais il est tout aussi positif que je n’opère plus sur l’idée biblique ou ecclésiastique que je crois frapper par là, car ce n’est plus le ternaire et le un qu’elle pose ; la prétendue conformité n’est qu’une apparence verbale. De même quand j’ai ramené la notion des personnalités divines à celle des personnalités humaines, et que, ne laissant plus de différence réelle entre l’idée de personne et celle d’essence, j’ai réduit les deux termes corrélatifs du dogme chrétien à l’identité, il faut alors sans doute ou rejeter la Trinité ou proclamer le Trithéisme. Il n’est possible de maintenir sur cette base la distinction personnelle qu’en établissant trois Dieux, contre toutes les données de la raison et de l’Écriture, ou de maintenir l’unité essentielle qu’en effaçant la distinction et en la faisant purement modale ; dilemme inévitable où se brise la croyance traditionnelle, quelque parti qu’elle adopte, mais dilemme, répétons-le, qui ne porte pas contre la doctrine qu’il semble ruiner, car il en a changé le fond réel. Le coup qu’on dit mortel ne l’atteint pas ; elle n’est plus dans ce qu’il frappe.
On a, dans tous les temps, combattu la doctrine orthodoxe par ces raisonnements analogiques ; mais ils manquent visiblement de base, puisqu’ils commencent par mettre dans l’idée chrétienne ce qui n’y est pas, ou par en ôter ce qui y est. Prenez-la en elle-même, en dehors des théories métaphysiques, en laissant à ses termes constitutifs leur signification ou leur intention véritable, vous y rencontrerez un insondable mystère, mais vous n’aurez pas le droit d’affirmer qu’il y ait contradiction. Or, le mystère est plus ou moins partout… Que de choses où il faut que la science elle-même se résigne à marcher par la foi !
Les trinitaires refusant en général de définir le » termes d’essence et de personne, on les accuse de manquer de logique et de franchise. Mais la nature du sujet est leur justification. Comment définir ce qu’on ne saurait comprendre parce qu’on ne le connaît qu’imparfaitement ?
Si l’on demande à quoi bon se servir de termes dont le sens exact reste indéterminé, la réponse est facile. Ces termes sont l’expression sommaire des faits de révélation. Celui d’essence désigne le fait de l’unité en Dieu, celui de personne le fait de la distinction, et celui de trinité les deux faits réunis, la pluralité dans l’unité : grandes données bibliques qui, nous l’avons vu, importent à la religion comme à la théologie, et qu’il faut maintenir purement et simplement. S’y tenir respectueusement c’est la prescription de la vraie science, non moins que de l’humble piété.
On dit que des faits laissés ainsi sans définition et sans explication précise, deviennent nuls pour nous, qu’ils ne sont que des mots vides, qu’ils ne peuvent être ni des objets réels de foi, ni des principes actifs dévie.
Celle objection a été alternativement dirigée contre toutes les doctrines spéciales de l’Évangile : incarnation, expiation, grâce. Elle pourrait l’être contre toutes les doctrines religieuses, que le mystère recouvre toujours à quelque degré : providence particulière, prière, etc. Mais on y confond deux choses très différentes : le fait en soi et le fait dans ses rapports avec nous. Il n’est pas nécessaire de comprendre un fait en lui-même, d’en posséder la pleine intelligence, d’en avoir sondé la nature ou déterminé la cause et le mode, soit pour le croire, soit pour s’en approprier les résultats. Je ne puis me rendre compte de l’union du corps et de l’âme, non plus que des phénomènes de la vision, de l’audition et d’une foule d’autres. Cela m’empêche-t-il d’en profiter et d’en vivre ? Les merveilles de la nutrition s’accomplissent chez le paysan, qui n’y a jamais réfléchi, aussi bien et souvent mieux que chez le physiologiste le plus habile. Je voyage sur un bateau ou sur une voiture à vapeur, sans avoir la moindre idée de leur mécanisme, tout comme je ferais si je le connaissais parfaitement. De même les âmes simples, qui marchent par la foi, participent à la grâce réconciliatrice et régénératrice, qu’elles ne savent qu’invoquer, autant ou plus que tel théologien qui se figure en avoir pénétré le mystère. Les révélations bibliques, il ne faut pas l’oublier, ont été données dans un but pratique et non dans un but scientifique. Celles qui se rapportent à la Trinité ne font pas exception. Se liant à l’ordre du salut, elles mettent en relief le fond vital de l’Évangile, qui est dans ce triple fait : accès auprès du Père, en Jésus-Christ, par le Saint-Esprit. Nous ne pouvons pas plus sonder cette dispensation divine que l’existence divine elle-même, avec laquelle elle se trouve dans un si intime rapport. Mais elles nous sont révélées l’une et l’autre comme des faits, et ces faits, où porte le plan de la rédemption, suffisent pleinement à l’œuvre de la foi.
Sur la doctrine de la Trinité, comme, du reste, sur la plupart des autres doctrines évangéliques, nous avons l’evidentia rei, non l’evidentia modi, le οτι non le πως. Vouloir aller au-delà, c’est tenter l’impossible, c’est de plus s’exposer à l’erreur.