Les conceptions monistiques de la nature humaine comprennent deux alternatives opposées, suivant qu’on ramène les phénomènes divers de l’existence soit à l’unité de la matière, soit à l’unité de l’esprit ; nous rencontrons dans le premier cas le matérialisme, dans le second l’idéalisme.
Bien que ces deux conceptions opposées soient manifestement contraires, l’une comme l’autre, à l’enseignement scripturaire, elles n’en doivent pas moins être mentionnées, combattues et réfutées par des arguments tirés de l’expérience. Car ces deux conceptions monistiques entrent en conflit avec les faits extérieurs les mieux constatés et le sens immédiat de chacun qui est aussi un fait. Nous ne faisons que rappeler ici les arguments que nous avons exposés dans l’Apologétique, en insistant sur ceux que nous fournit la morale elle-même.
Le terme de matérialisme peut désigner tour à tour une méthode de connaissance, et dans ce cas il est synonyme d’empirisme, et un système philosophique, cherchant à rendre compte de l’ensemble des êtres et des faits. Nous l’avons combattu successivement et comme méthode et comme système dans notre Propédeutique.
Il est évident que nous n’avons à nous occuper ici que du matérialisme anthropologique, c’est-à-dire de la partie du système matérialiste qui a l’homme pour sujet.
Le matérialisme supprime en l’homme comme dans l’univers la substance spirituelle ; il ne reconnaît en lui qu’un composé de molécules ; et cette chose même qu’on a appelée jusqu’ici l’âme, n’est que la résultante des fonctions purement physiques et chimiques de la matière ou de la substance étendue.
L’âme se décompose donc en parties comme tout ce qui est étendu, elle n’a pas d’existence en dehors de l’espace, et les fonctions de l’âme, les produits de l’esprit ne sont, selon des expressions devenues tristement célèbres, que des sécrétions du cerveau, des produits chimiques composés de chaux et de phosphore.
De ce que les organes corporels conditionnent les fonctions que nous appelons spirituelles, le matérialisme conclut à l’identité des unes et des autres ; de ce que l’âme est logée dans le corps et manifestement solidaire du corps, il croit pouvoir tirer la conséquence que l’âme ne fait qu’un avec le corps.
Nous reconnaissons que la conception spiritualiste de l’âme présente une difficulté sérieuse : c’est le fait de la résidence de l’âme, principe indépendant de l’espace, dans un espace déterminé. Nous pourrions répondre que déjà dans cette économie, cette résidence n’est pas exclusive (phénomènes de seconde vue), et qu’en tout état de cause, cette difficulté n’est pourtant pas une contradiction dans les termes.
Nous ne nions pas que l’âme ne soit dépendante du corps ; nous nions que l’âme soit la résultante des fonctions corporelles.
Un fait d’expérience doit avoir frappé les partisans du matérialisme et les avoir souvent embarrassés. Si l’âme, terme synonyme du corps, est un composé, comment expliquer l’identité du moi ? Si l’âme, comme toute matière, est soumise à un procès de mutation incessante, comment expliquer la persistance de la conscience du moi, l’identité du moi ?
Mais ce n’est pas seulement la présence du moi comme substance identique qui s’inscrit en faux contre le matérialisme, c’est encore le fonctionnement de ses facultés, et parmi elles nous en citerons deux : le langage et la mémoire.
Comment se fait-il que l’animal, plus précoce que l’homme par l’instinct, soit si promptement dépassé par lui dans le fait du langage qu’il n’acquiert jamais ? Or le langage suppose une foule d’opérations qui dépassent la sensation : analyse et synthèse dans la dénomination de l’objet le plus simple, subordination des unités premières à des groupes appelés successivement espèces, genres, etc., formulation des causes et des rapports de plus en plus généraux et abstraits, tous faits dépassant absolument le fait de sensation, qui ne perçoit que la juxtaposition et la succession. Cela est inexplicable au point de vue matérialiste.
Puis, comment se rendre compte de la mémoire chez le vieillard ?
Si le souvenir se transmet par le contact des molécules matérielles, comment s’expliquer que dans l’état sénile, ce soient les souvenirs les plus récents qui s’effacent avec le plus de rapidité et que les impressions de la première jeunesse aient seules la propriété d’être impérissables ?
Mais l’objection la plus grave que rencontre le matérialisme, se tire du domaine moral, du fait de la conscience morale qui proclame comme des vérités imprescriptibles les notions du devoir et de la liberté. Le matérialisme se heurte à ces faits, et ces faits le condamnent ; il les nie, et c’est là sa réfutation, car ils ne doivent pas être niés ; ils ne doivent pas même être mis en question, et le doute à leur égard est déjà une offense faite au devoir et au bien. Le matérialisme non seulement n’explique pas, mais il exclut la présence du fait moral chez l’homme, du sentiment de l’obligation, du sentiment de la liberté et de la coulpe ; et par conséquent la simple présence du fait moral chez l’homme, attestée par toute conscience, attache au matérialisme le double caractère d’une contradiction logique et d’une faute morale.
La conception opposée au matérialisme consiste à réduire les substances à une seule, l’esprit, soit que le spiritualisme nie purement et simplement la réalité actuelle de la matière, et dans ce cas il prend le nom de dynamisme, soit qu’il méconnaisse seulement le rôle que la matière a à remplir comme substance auxiliaire de l’esprit, et nous désignerons cette tendance comme un ultra-spiritualisme.
Le dynamisme, qui refuse à la matière les qualités qui lui avaient été reconnues jusqu’ici et qui passaient pour des axiomes, l’étendue et l’impénétrabilité, enseigne au contraire qu’elle ne serait qu’un système de forces agissant les unes sur les autres et dont la rencontre produit sur notre être l’impression qu’elles sont étendues et résistantes. On résout ainsi les difficultés insolubles que présente la définition de la matière, qu’il est également impossible de se représenter divisible et non divisible à l’infini, en supprimant l’espace, comme n’ayant pas de réalité en soi. Leibnitz, et aujourd’hui Vacherot et Bouvier, sont des représentants de cette opinion.
Il est clair que celle opinion est aussi irréfutable en elle-même qu’impuissante à s’imposer à nos esprits, et le principal tort de M. Bouviere est d’avoir prétendu déduire le dynamisme de la méthode expérimentale. Le sens commun se refusera toujours à mettre en doute la réalité de nos représentations des choses extérieures, et à considérer l’espace entre autres, quelles que soient les difficultés que soulève la nature de cette catégorie, comme une pure production de notre esprit.
e – La conciliation en théologie.
Nous avons d’ailleurs une présomption à opposer à la thèse du dynamisme :
Si la matière n’était absolument que la sensation de la limite des esprits finis, il semblerait que cette sensation dût être la plus forte entre monades homogènes, les monades humaines par exemple ; il semblerait que la matière dût être perçue comme d’autant plus opaque que la spiritualité en serait plus intense et plus vivace, offrant par cela même une plus forte résistance aux actions des autres monades, et qu’au contraire, la sensation de l’opacité de la matière diminuerait à raison de l’infériorité de la substance spirituelle. Or c’est notoirement le contraire qui a lieu : la matière la plus opaque pour nos sens se trouvant au-dessous des êtres que nous appelons animés, tandis que cette sensation d’opacité diminue à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie des monades.
Le corollaire du dynamisme paraît être le déterminisme, puisque chaque esprit est immédiatement affecté par les autres esprits, sans qu’aucune substance neutre s’interpose entre eux et, retenant pour un temps l’impression externe à l’état objectif, lui laisse la latitude nécessaire pour se l’approprier ou la repousser.
Quant à la forme mitigée du spiritualisme, — celle selon laquelle la matière, tout en existant de fait, ne serait que la limite inévitable de l’être imparfait, et le corps serait à l’âme non pas un organe, mais une entrave, — elle est tellement répandue et elle est devenue tellement courante dans la philosophie que la réfutation doit en être renvoyée à un chapitre spécial. (Voir Ponérologie.) Le corollaire en est le dualisme ou le manichéisme. Ici la matière n’est plus un οὐκ ὄν, mais un μὴ ὄν. C’est la conception qui a dominé toute la philosophie antique et une partie de la philosophie moderne.
Tertullien, Augustin, les anciens dogmaticiens, et parmi les modernes, Harless et Hofmann, sont partisans de la dichotomie, c’est-à-dire qu’ils divisent la nature humaine en deux parties seulement, le corps et l’âme, la partie matérielle et la partie spirituelle. La trichotomie, qui distingue en outre l’âme et l’esprit, est aujourd’hui généralement admise par les théologiens. Il nous paraît que le langage de l’Écriture donne raison à l’un et à l’autre point de vue et que ce n’est guère que par malentendu qu’on les oppose. La dichotomie est vraie, en ce qu’il est permis d’entendre par corps la portion purement matérielle de notre nature avec les forces qui y agissent et qui y sont inhérentes, celle qui fait partie de la nature organique générale et qui est soumise à ses lois ; tandis que l’âme constitue la partie de nous-même essentiellement et qualitativement différente de la matière et de ses forces, la partie spirituelle tout entière, à ses différents degrés, dans ses différents états et ses fonctions multiples. C’est le point de vue qui ressort à première lecture du récit Genèse 2.7, qui nous présente, d’une part, le corps, formé de la poudre de la terre, et, de l’autre, l’âme, issue du souffle divin (comparez les deux termes pauliniens : ὁ ἔσω ἄνθρωπος et ὁ ἔξω ἄνθρωπος, 2 Corinthiens 4.16, qui ne sont pas identiques à ceux de καινὸς et παλαιὸς, et dont la signification est plutôt physique que morale). C’est aussi le point de vue qui s’exprime couramment dans la vie ordinaire lorsque l’on parle du corps et de l’âme. Il est certain cependant que cette division paraît approximative et insuffisante, après une étude plus attentive de notre nature, et que, bon gré mal gré, nous nous prenons à distinguer dans l’âme elle-même un double élément, l’un que nous continuons à appeler l’âme, au sens propre du mot, l’autre, supérieur à l’âme même quant à sa nature et à sa fonction, sans être la conscience, et que nous appelons l’esprit, organe supérieur en l’homme, mais non pas supérieur à l’homme comme la conscience. Or ce troisième élément de la nature humaine, pour n’être pas positivement désigné et distingué des deux autres dans Genèse 2.7, y est pourtant indiqué et pressenti ; ce souffle divin d’origine, cette respiration de vie, en vertu de laquelle l’âme de l’homme, à la différence de celle de l’animal, mérite la qualification d’âme vivante, n’est-ce pas là cet élément supérieur de notre nature, infusé en elle avec le souffle même de Dieu ; qui n’est pas essentiellement l’Esprit de Dieu, mais qui est devenu l’esprit de l’homme issu de celui de Dieu ? Les deux passages du N. T. qui établissent le plus clairement la trichotomie, sont Hébreux 4.12, et surtout 1 Thessaloniciens 5.23, où les trois parties de l’homme, le corps, l’âme et l’esprit sont nettement énoncées.
Le passage 1 Corinthiens 15.45 favorise aussi la trichotomie, quoiqu’il ne l’établisse pas catégoriquement comme le précédent, et il en est de même de tous ceux qui, en nommant cet organe supérieur en l’homme, l’esprit, le distinguent par là même de l’âme qui le porte (comp. surtout Jean 4.24 ; 1 Corinthiens 2.11).
Le fait que la dichotomie paraît plus en vue dans l’A. T., et la trichotomie dans le N. T., provient de ce que l’apparition de l’esprit en l’homme signale déjà l’avènement d’une ère supérieure de la vie morale, encore inconnue dans l’économie préparatoire, bien que l’esprit fût présent en germe dans la nature humaine dès le début de son existence.
Soit donc que l’on adopte la dichotomie ou la trichotomie, on oppose dans un cas comme dans l’autre la substance matérielle et étendue à la substance spirituelle et inétendue ; et c’est pour cette raison que nous avons dit tout à l’heure que le débat entre la dichotomie et la trichotomie est en réalité de minime importance.
Il n’en est pas de même de la question des rapports mutuels que soutiennent ces diverses substances ; si mystérieuse et insondable au fond que soit cette question, il est possible cependant de formuler quelques propositions qui en éclairent certains côtés. — Nous traiterons donc des rapports mutuels des deux substances, puis de ceux des trois substances constitutives de la nature humaine.
Si la coexistence dans la nature humaine des deux substances, matérielle et spirituelle, est facile à démontrer, il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit de déterminer quels rapports elles ont entre elles, et ici encore nous nous trouvons en présence de deux exagérations en sens contraire. Descartes inaugura dans la philosophie le dualisme absolu de la matière et de l’esprit, ou, selon son expression, de la substance pensante et de la substance étendue, et il alla jusqu’à séparer le corps de l’esprit, cela naturellement dans l’intérêt exclusif de l’esprit. L’on sait que l’animal n’était pour lui qu’une machine dépourvue d’âme. C’était la conséquence de ce dualisme absolu. — Malebranche n’expliquait l’action de l’âme sur le corps que par une intervention incessante de la puissance divine. Leibnitz alla plus loin encore, et isola si bien le corps et l’âme qu’ils n’exercent plus selon lui aucune action l’un sur l’autre ; ils agissent chacun dans son sens, poursuivent chacun leur voie d’après des lois qui leur sont propres. C’est en vertu d’une harmonie préétablie que le corps et l’esprit, quoique indépendants l’un de l’autre, semblent cependant agir toujours de concert, qu’ils coïncident à chaque instant, comme deux horloges marchant avec une telle régularité qu’elles marquent toujours la même heure.
Ce spiritualisme exclusif a déteint sur l’anthropologie théologique, qui s’est habituée, elle aussi, à isoler le corps et l’esprit à tel point que l’on ne reconnaît plus ce qu’ils ont à faire ensemble et pourquoi ils sont accolés l’un à l’autre, non seulement pour cette vie présente, mais encore pour celle à venir. La doctrine de la résurrection des corps et même de la résurrection de Christ reste, pour ainsi dire, suspendue en l’air, sans que la nécessité intérieure de ces faits apparaisse, non plus que leur nexe logique avec l’ensemble du système chrétien ; et l’on en vient à s’étonner que le corps, cette guenille, mérite de sortir du tombeau.
Mais une réaction exagérée contre cette fausse tendance nous menace aujourd’hui ; elle est aggravée encore par la présence du matérialisme contemporain, qu’elle prétend combattre plus efficacement, en lui faisant des concessions nécessaires. La pensée théologique moderne dérive insensiblement dans un courant semi-matérialiste, qui n’est pas non plus sans danger, même sous le titre, que plusieurs affectionnent, de réalisme et de réalisme biblique.
Le rapport de l’âme et du corps reste dans un mystère absolument insoluble à la raison humaine, et il est humiliant, mais salutaire aussi pour elle, que le moindre mouvement du moindre de nos organes lui soit aussi incompréhensible que les plus profondes merveilles des cieux et de la terre. Nous ne pouvons donc qu’établir certaines propositions qui limitent et jalonnent le champ de la question, et qui, sans résoudre le problème, feront toucher au doigt les points où il est insoluble.
La partie matérielle et la partie spirituelle de la nature humaine, la substance pensante et la substance étendue, sont qualitativement distinctes et différentes l’une de l’autre, et elles ressortissent à deux catégories de l’être entre lesquelles il n’y a pas de transition ni d’intermédiaire possible. Il n’y a pas chez l’homme de substance, si ténue, si éthérée qu’elle soit, qui participe à la fois de l’essence du corps et de celle de l’esprit ; et ce prétendu fluide mystérieux qui circule dans les arcanes de notre corps et transmet les impulsions du centre à tous les organes, comme il apporte au centre les sensations, n’est qu’une explication du mystère qui a elle-même besoin d’être expliquée ; subtilisons cette substance autant que notre esprit pourra le faire, il restera toujours une solution de continuité absolue entre cette particule matérielle et l’âme.
Les deux substances, matérielle et spirituelle, sans jamais se confondre, sont intimement unies chez l’être humain et elles coexistent dans une réciprocité constante de rapports, d’actions et de réactions dont l’essence échappe absolument à l’analyse. La coexistence chez l’être humain de ces deux substances est indispensable au fonctionnement régulier de l’une et de l’autre ; la substance spirituelle ne peut vivre absolument privée de la substance matérielle et réciproquement.
L’Écriture maintient ferme ce double point de vue. Dès le second verset du récit génésiaque en effet, nous voyons indiquée cette opposition marquée entre la matière encore brute et inerte du chaos et l’esprit de Dieu qui déjà la couve, la pénètre et va la vivifier ; cette opposition s’accentue plus encore, dans le récit de la formation de l’homme au sein de la nature, déjà issue du concours des deux substances (Genèse 2.7), et se traduit par la double origine divine et terrestre que ce passage lui assigne. Que la formation du corps et celle de l’âme humaine aient été simultanées, comme le veulent plusieurs interprètes, ou que celle-ci ait été postérieure à celle-là, comme le pense Delitzsch, il importe peu à la question qui nous occupe, et, dans un cas comme dans l’autre, le passage Genèse 2.7 nous enseigne l’indépendance originelle, et par conséquent essentielle, des deux parties, corporelle et spirituelle, de la nature humaine. Le fait que les termes exprimant des notions spirituelles sont, tous empruntés au monde sensible, ne prouve que le matérialisme primitif des langues humaines, qui toutes ont dû revêtir d’images matérielles et sensibles les notions de l’ordre supersensible ; mais les écrivains sacrés ne pouvaient que se servir des termes que la langue leur fournissait, sauf à rectifier par l’usage qu’ils en faisaient les fausses conceptions qui auraient pu s’y rattacher. La dualité des substances est encore supposée dans tous les passages de l’A. T. qui enseignent la permanence de l’âme après la mort (voir surtout Ecclés.12.9).
D’un autre côté, l’Écriture n’établit pas moins clairement la nécessité mutuelle des deux substances dans l’ordre fini. Dieu seul, selon l’Écriture, étant l’être infini, est aussi l’Esprit pur et se suffisant comme tel ; tous les autres êtres spirituels sont revêtus de la substance matérielle que nous appelons le corps. Nous rechercherons plus tard la raison psychologique de cette loi universelle, qui trouve dans l’Écriture son application suprême dans la doctrine de la résurrection, telle qu’elle est exposée 1 Corinthiens 15, et qui a été formulée dans cette parole célèbre d’Œtinger : « Die Leiblichkeit ist das Ende aller Wege Gottes. »
Comme la substance spirituelle se différencie dans l’intuition scripturaire en substance psychique et substance pneumatique, ψυχή et πνεῦμα, anima et spiritus, il convient, avant d’en venir à la définition particulière de chacun de ces termes, d’en indiquer les rapports mutuels ; nous sommes ici renvoyés à l’Écriture, car l’expérience psychologique pure commence à nous faire défaut.
Nous remarquerons préalablement que l’Écriture n’attribue pas à la nature humaine des éléments qui lui soient exclusivement propres et qui se distinguent spécifiquement, chacun pris isolément, des éléments constitutifs des êtres inférieurs à l’homme ; la différence réside dans l’organisation de ces éléments et dans le rapport qu’ils ont les uns avec les autres. L’homme a en commun avec tout le reste de la création la partie matérielle de sa nature ; son corps est tiré de la poudre de la terre, et, réduit à lui-même, il est poudre et retournera en poudre (Genèse 3.19) ; il a en commun avec le règne animal l’élément psychique, l’organe des sensations et de l’initiative, l’âme ; enfin, l’Écriture nous représente le principe de la vie universelle, l’esprit, reposant sur la matière du chaos pour la pénétrer et la féconder (Genèse 1.2) et agissant sur l’universalité des êtres de la création pour entretenir en eux le souffle qui les anime (Psaumes 104.30). Mais chacun de ces éléments, somatique, psychique et pneumatique, se trouve dans la nature humaine élevé à une dignité toute spéciale et caractéristique, soit quant au mode de sa formation, soit quant au rapport qui l’unit aux autres et à la nature humaine elle-même ; ce sont ces combinaisons diverses qui confèrent à chacun de ces éléments sa dignité propre. C’est ainsi que le corps de l’homme, qui de sa nature est poudre et destiné à la poudre, a été formé de la main même de Dieu, c’est-à-dire par un acte spécial et immédiat de sa puissance créatrice, tandis que les corps animaux ou végétaux apparaissent plutôt, dans le Ier chapitre de la Genèse, comme des produits, des efflorescences de la vie générale de la nature (Genèse 11,20,24). Le récit génésiaque marque toutefois une différence et une gradation entre la formation des animaux et celle des végétaux, en mentionnant pour les premiers une intervention divine déjà plus directe et plus immédiate (v. 21 et 25). Mais c’est dans la formation du corps de l’homme que nous retrouvons l’action tout à fait directe et immédiate du Créateur. La terre, ou la force universelle qui agit dans la nature matérielle, n’apparaît plus ici en aucune façon comme agent producteur, mais comme matière entièrement passive de la création nouvelle. De même l’Écriture attribue une âme aux êtres inférieurs du règne animal (Genèse 1.20 ; comp. Lévitique 17.14 ; Deutéronome 12.23 ; Lévitique 3.17 ; 7.26) ; mais cette âme n’est pas pénétrée chez eux du souffle divin et individualisateur de l’esprit. L’âme de l’homme, au contraire, produite par une inspiration divine et immédiate, est par là même élevée au-dessus de l’âme purement animale ; elle se possède elle-même, elle a pleine et entière conscience du moi et du non-moi ; par le concours du principe supérieur qui agit en l’homme et qui forme une des substances de son être, l’âme humaine acquiert les qualités et les prérogatives de l’esprit. L’esprit, enfin, n’est pas chez l’homme une fraction de ce principe spirituel et vivifiant répandu dans toute la nature, et qui est une émanation de l’Esprit divin ; il s’individualise chez lui sous la forme d’une substance attachée à sa personnalité et devenue son organe propre et indépendant. Le corps humain est donc élevé au-dessus de la nature matérielle, dont il a été tiré, par le concours de l’âme ; et l’âme humaine à son tour est élevée au-dessus du niveau de l’animalité, par le concours de l’esprit qui habite en elle et qui est le principe causatif de sa vie en même temps que de son activité.
Les trois substances de la nature humaine ne coexistent donc pas chez elle juxtaposées, ni même superposées, mais organisées l’une dans l’autre, se pénétrant, s’attirant mutuellement, soit en bas, vers la matière, dans le cas anormal, soit en haut, vers l’esprit, dans le cas normal ; le corps humain est plus qu’un corps par son union avec l’âme, et l’âme humaine est plus qu’une âme par son union avec l’esprit. Bien que distinctes, ces substances sont tellement unies que chacune d’elles se dénaturerait et dépérirait, isolée des autres. Elle serait encore et ne serait plus ; elle perdrait dans cet isolement sa caractéristique et son individualité. Toutefois la substance supérieure ou l’esprit n’apparaît pas dès le début chez l’homme toute formée et développée, mais à l’état d’un principe ou d’une disposition naturelle qui ne pourra se réaliser conformément à son idée que sur la voie d’un développement normal. C’est ce que nous enseigne clairement le passage classique dans l’anthropologie, 1 Corinthiens 15.45 ; ce n’est pas que le premier homme fût complètement destitué du principe supérieur et pneumatique ; le passage Genèse 2.7 nous a déjà enseigné le contraire ; Adam n’était pas uniquement âme vivante, ψυχὴ ζῶσα, car comment le second Adam eût-il pu posséder et pleinement réaliser une faculté ou une qualité qui eût fait complètement défaut au premier ? Le premier Adam possédait donc déjà l’esprit, le πνεῦμα, mais seulement en germe, en principe, et c’était sur la voie du développement et du progrès moral que ce principe, d’abord latent en lui et inhérent à la substance de son âme, devait prendre sa consistance et sa forme parfaite, comme cela a eu lieu chez le dernier Adam. C’est donc la ψυχὴ σῶσα qui apparaît dès le début chez l’homme comme la substance centrale dont les deux autres, l’une inférieure et l’autre supérieure, ne sont que les organes. Cette considération nous fournira l’ordre dans lequel nous traiterons de ces trois parties constitutives de la nature humaine : l’âme, l’esprit, le corps.