Durant l’absence de Zinzendorf, la communauté des Frères était rentrée dans la même voie qu’elle avait suivie quelques années auparavant, pendant le premier voyage qu’il avait fait en Amérique. Il y avait une divergence qu’on ne pouvait se dissimuler entre les vues de Zinzendorf et celles de la plupart des Frères, relativement à la position que devait prendre la communauté. Les Frères tendaient à se constituer en église distincte des autres communions évangéliques. Ainsi, à Londres, lorsqu’ils avaient dû adopter une désignation officielle pour faire autoriser leurs assemblées, ils avaient pris celle de Frères moraves. Ceci était entièrement contraire au plan de Zinzendorf ; il ne lui importait guère, en effet, d’étendre l’église morave ; il aurait voulu que la société qu’il avait fondée, la communauté des Frères, ne s’identifiât point avec telle ou telle communion chrétienne, mais continuât à subsister également dans le sein des églises luthérienne et réformée, aussi bien que dans l’église morave, afin de témoigner par là de l’unité de l’église évangélique dans les diverses communions. Il avait même vivement désiré une affiliation à l’église anglicane et avait cru pouvoir l’espérer ; mais la démarche des Frères de Londres rendait maintenant ce rapprochement impossible.
Cette tendance des Frères à se constituer en église morave n’était pas moins sensible en Hollande, à Berlin, à Gotha et ailleurs. Le comte comprit la nécessité de reprendre en main la direction, de réparer autant que possible les fautes déjà commises et d’en prévenir de nouvelles. Un seigneur silésien, le comte de Promnitz, inconnu à Zinzendorf, avait été, en l’absence de celui-ci, admis dans la communauté. Par sa piété sincère, par ses talents, par son zèle et aussi par les avantages que lui donnaient la naissance, la richesse et l’éducation, il avait bientôt acquis une influence considérable ; on avait mis en lui toute la confiance que l’on avait eue précédemment en Zinzendorf, et on l’avait chargé des affaires les plus importantes. Mais Promnitz, qui n’avait pas suivi dès son origine et dans ses développements successifs la communauté des Frères, n’avait pas une vue claire de la position qu’elle devait chercher à maintenir. Il avait, par exemple, acheté une terre près de Gotha, pour y établir une colonie morave, quoique la constitution du pays ne le permit pas. Zinzendorf, pour prévenir les complications qui devaient nécessairement résulter de cette entreprise inconsidérée, écrivit de Londres même au duc de Gotha, désavoua ce qui s’était fait, et déclara que l’on ne pouvait songer à établir dans ses États une communauté morave, mais seulement une communauté de la confession d’Augsbourg, telle que l’était celle de Herrnhout.
En arrivant à Amsterdam, il y trouva les évêques, les anciens et le comte de Promnitz réunis pour l’attendre. Il s’empressa de leur demander des explications. Il ne pouvait approuver, leur dit-il, la plupart des choses qui avaient été faites en son absence ; il ne comprenait pas qu’après avoir refusé de le décharger des fonctions de président, comme il l’avait demandé si instamment, on n’eût pas tenu plus de compte de ses recommandations et attendu son retour pour prendre des déterminations aussi importantes, on n’eût pas même enfin pris la peine de lui en référer par lettres. Ces reproches de Zinzendorf n’avaient, tout francs et tout sévères qu’ils étaient, rien qui pût blesser ceux qui en étaient l’objet ; jamais il ne s’y mêlait d’amertume, jamais il ne lui fût venu en idée d’attribuer à autrui des motifs intéressés, tant lui-même en était exempt. Aussi, dans cette occasion et dans toutes les affaires qui suivirent, la discussion ne dégénéra jamais en dispute, la divergence des vues ne porta jamais atteinte à l’amour fraternel ; chacun était sincère et, ce qui est plus rare, chacun croyait à la sincérité d’autrui.
Mais Zinzendorf avait hâte d’arriver à la Wetterau. Après avoir adressé aux états-généraux un mémoire destiné à remettre dans son vrai jour la position des communautés des Frères, que l’on tendait à dénaturer aussi bien en Hollande qu’en Angleterre et en Allemagne, il partit pour Herrnhaag. A peine arrivé, il s’occupa des affaires avec énergie, s’entretint longuement avec les divers ouvriers, adressa des instructions aux différents chœurs, composa de nouveaux cantiques pour chacun d’eux.
Chez Zinzendorf, comme on a pu le voir déjà, la distance n’était pas grande entre la conception, la composition et la publication d’un ouvrage ; c’était le cas surtout pour ses poésies, presque toujours improvisées. Le nonum prematur in annum, excellent précepte pour les dilettanti littéraires, n’est pas à l’usage des hommes d’action. Zinzendorf eut cependant à regretter quelquefois de s’en être trop écarté ; les poésies qu’il composa à cette époque, écrites sous l’inspiration de certaines idées particulières qui le préoccupaient alors, sont souvent l’expression de théories mystiques étrangères à la simplicité de l’Écriture sainte. Ses ennemis lui en firent des crimes et ses amis déplorèrent souvent qu’il les eût livrées à la publicité.
Zinzendorf s’apercevait chaque jour davantage des changements survenus en son absence. On avait suivi à Herrnhaag les mêmes errements qu’ailleurs, et cette communauté, que Zinzendorf avait expressément tenu à rattacher à l’église réformée, comme Herrnhout l’était à l’église luthérienne, venait de déclarer dans un nouveau contrat avec le seigneur du pays, le comte d’Ysembourg-Büdingen, qu’elle ne relevait que de l’église morave et ne reconnaissait d’autre autorité que celle de ses évêques.
Le séminaire théologique fondé à Marienborn était aussi pour lui un sujet d’inquiétude. Le directeur de cet établissement, le savant évêque Polycarpe Müller, naguère professeur à Leipzig, retombant dans ses habitudes universitaires, avait donné à l’érudition théologique une importance qui, dans l’idée du comte, n’était pas sans inconvénients ; il pensait que si les élèves se livraient trop complaisamment à des études d’une utilité secondaire, la communauté des Frères ne pourrait manquer de s’en ressentir ; elle courrait risque de faire défaut à sa véritable destination, en perdant la simplicité qui avait été jusqu’alors son caractère distinctif.
Il importait, selon lui, non seulement d’enseigner dans le séminaire la pure doctrine de l’Évangile, mais encore de montrer aux élèves la méthode qu’il faut suivre pour la faire pénétrer dans les cœurs. Nous voyons par une lettre de Zinzendorf à un ministre de Philadelphie, écrite l’année précédente, ce qu’il entendait par là : « Voici en deux mots, dit-il, la méthode du Nouveau Testament ; elle consiste à ne prêcher que la parole de la croix, c’est-à-dire la mort soufferte pour nos péchés par l’Agneau de Dieu. Le premier avantage de cette méthode est de convaincre l’homme qu’il est pécheur et grand pécheur puisqu’il a fallu que Dieu, pour le réconcilier avec lui, se fît homme et mourût. Cette doctrine est très contraire à la raison, mais elle est toute-puissante sur le cœur ; et si l’enfer même s’ouvrait à nos yeux, il n’éveillerait pas en nous la sainte frayeur et l’angoisse salutaire que fait toujours naître la vue de Dieu sur la croix, quand nous la contemplons des yeux de l’esprit. La crainte qu’inspire l’enfer est toujours mêlée d’épouvante et n’est qu’une impression fugitive ; mais cette autre crainte est une crainte filiale et qui nous attache. On s’arrache le plus tôt qu’on peut à la première, on ne tremble guère qu’un instant à la pensée de l’enfer ; mais on ne peut ni ne veut se débarrasser de la seconde ; on la porte partout, avec tristesse, mais non malgré soi, jusqu’à ce qu’on parvienne à cet état où la croix peut nous être présentée à un autre point de vue, c’est-à-dire où l’on peut montrer au pécheur, enfin convaincu de son péché, Jésus étendant sur lui ses mains sanglantes. »