Nous avons dit plus haut, au chapitre 10, quelles controverses avait soulevées, à Rome et en Afrique, la question pénitentielle sous Calliste, Corneille et saint Cyprien. Le résultat avait été une affirmation plus solennelle par l’Église de son droit, en vertu du pouvoir des clefs, de soumettre les pécheurs à la pénitence et de leur pardonner toutes leurs fautes sans exception. Il nous faut maintenant examiner en détail les éléments de cette discipline pénitentielle, voir l’idée que l’on s’en faisait et tâcher d’en saisir, autant que possible, le fonctionnement.
Dans son traité De paenitentia, Tertullien distingue deux sortes de pénitence, l’une préparatoire au baptême, l’autre qui s’accomplit après le baptême s’il est nécessaire. La première a pour but de purifier et d’affermir le catéchumène de façon à rendre durable l’effet du sacrement qu’il va recevoir (vi). Commencée dans la crainte, elle s’achève par l’amendement du pécheur, conséquence naturelle d’une vraie conversion (ii, 1, 2). Régulièrement, cette première pénitence devrait être la seule, le chrétien baptisé ne devant plus connaître de défaillances graves. Malheureusement ces défaillances se produisent : et c’est pourquoi Dieu a donné aux pécheurs une seconde planche de salut. « Une fois fermée la porte du pardon, une fois tiré le verrou du baptême, il a voulu qu’il y eût encore une ouverture : il a placé dans le vestibule (de l’église) une seconde pénitence pour qu’elle ouvre à ceux qui frapperaient » (vii, 10 ; xii, 9)a. Les menaces de Dieu aussi bien que les paraboles évangéliques ne s’expliqueraient point sans cela (viii).
a – On remarquera le parallélisme établi déjà entre le baptême et la pénitence, et qui se continuera. La pénitence est un baptême laborieux. C’est une des preuves de sa qualité de sacrement.
Or, cette seconde pénitence ne s’accomplit pas seulement dans le cœur : elle comporte une série d’actes extérieurs qui constituent l’exomologèse, et que Tertullien va décrire.
Le premier est l’aveu que l’on est coupable, la confession des péchés. Tertullien ne dit pas expressément à qui elle doit être faite ; mais il ressort de tout son texte ici et dans le De pudicitia, que c’est à l’évêque ou à son délégué. L’expiation que le pénitent doit fournir en effet doit être déterminée dans sa nature et sa durée d’après la nature et la gravité de ses fautes. Or c’est à l’évêque qu’il appartient de fixer cette nature et cette durée, puisque cette expiation est, au premier chef, une mesure disciplinaire qui intéresse la communauté chrétienne, et qui s’accomplit au milieu d’elle. Il faut donc que l’évêque soit, au préalable, informé des fautes qu’il doit punir. Le pénitent est un malade : il faut qu’il découvre son mal s’il veut que l’Église le guérisse. En tout cas, saint Cyprien ne laisse aucun doute. Certains chrétiens, sans en venir à l’acte, avaient eu la pensée d’apostasier. Il s’agissait là d’un péché intérieur et secret : l’évêque de Carthage les presse de s’en accuser à l’évêque : « Qui quamvis nullo sacrificii aut libelli facinore constricti, quoniam tamen de hoc vel cogitaverunt, hoc ipsum aput sacerdotes Dei dolenter et simpliciter confitentes exomologesim conscientiae faciant, animi sui pondus exponant, etc. » Et un peu plus loin : « Confiteantur singuli, quaeso vos, fratres, delictum suum, dum admitti confessio eius potest, dum satisfactio et remissio [facta] per sacerdotes aput Dominum grata est. »
Remarquons seulement que ni Tertullien ni saint Cyprien ne disent que cette confession sera publique. L’expiation ou satisfaction le sera, et par là même la culpabilité du pécheur se trouvera, d’une certaine façon, rendue aussi publique — ce qui explique certaines expressions de nos auteurs ; — mais d’aveu proprement public il n’est pas question.
L’expiation suit l’aveu des péchés et constitue le second acte de la pénitence. L’évêque en détermine la nature et la durée. La justice comme la prudence, en effet, exigeaient que le traitement de tous les péchés ne fût pas le même. Aussi voyons-nous saint Cyprien et son concile distinguer entre les sacrificati et les libellatici, et vouloir que l’on examine à part le cas de chacun des coupables. Il y a pour chaque espèce de fautes un « iustum tempus » de pénitence que le pécheur doit accomplir. Pour les sacrificati, cette pénitence devait durer toute la vie. Le concile d’Arles de 314 (canon 14) décida qu’il en serait de même pour les auteurs d’accusations calomnieuses contre leurs frères. Quant aux actes qu’elle comportait, nos auteurs les ont plusieurs fois décrits. Le pénitent se prosterne et s’humilie, couche sur la cendre, néglige les soins de propreté, se nourrit de pain et d’eau, jeûne, pleure, « mugit », se livre nuit et jour à la prière. Consigné à la porte de l’église pendant le service divin, dans l’atrium, il se traîne aux pieds des prêtres, des confesseurs, des veuves, de tous les frères, afin de les supplier d’intercéder pour lui. A ce compte, le coupable satisfait réellement à Dieu ; il apaise sa colère, éteint les feux de l’enfer dont il était menacé et commence l’œuvre de sa réintégration. Les prières et les larmes des fidèles pour lui, qui sont les prières et les larmes du Christ, attirent sur lui le pardon divin.
On a vu plus haut qu’en principe ce pardon était toujours accordé au moins au moment de la mort. La doctrine qui refusait à l’Église le pouvoir de remettre les trois péchés capitaux, ou même l’apostasie, fut condamnée comme une hérésie. Mais il ne faut pas confondre avec les hérésies montaniste et novatienne un rigorisme pratique qui, sans nier le pouvoir de l’Église de remettre tous les péchés, en limitait l’exercice dans des cas exceptionnels, et, pour maintenir chez les fidèles une salutaire frayeur, allait quelquefois jusqu’à refuser, même au dernier moment, la réconciliation et la communion ecclésiastique aux pécheurs coupables de certains péchés plus énormes et plus scandaleux. Saint Cyprien note que ce rigorisme fut pratiqué dans quelques Églises d’Afrique à l’égard des moechi et le pape Calliste, nous l’avons dit, dut réagir, par son édit, contre cette tendance. Elle persista cependant en Espagne, où l’on voit le concile d’Elvire, vers 300, refuser la communion, c’est-à-dire — suivant l’interprétation plus probable — la réconciliation à vingt catégories de pécheurs, coupables d’homicide, d’immoralité ou d’idolâtrie. Saint Cyprien et son concile avaient pris, on se le rappelle, la même décision vis-à-vis des lapsi qui, refusant de faire pénitence pendant leur vie, demanderaient la réconciliation seulement au moment de la mort ; et cette décision fut conservée par le concile d’Arles de 314, canon 22. Mais les canons d’Elvire s’expliquent par un rigorisme spécial à ce concile, et les autres cas sont des exceptions. Les pénitents sincères, placés dans les conditions voulues, étaient réconciliés lorsque était achevé leur temps d’épreuve.
Cette réconciliation avec l’Église et avec Dieu, cette rémission des péchés s’opérait par le ministère de l’évêque : « Ego et mocchiae et fornicationis delicta paenitentia functis dimitto », avait écrit Calliste ; et même Tertullien montaniste ne conteste pas que l’Église et l’évêque aient le pouvoir de remettre les péchés au moins non ad mortem. Le chrétien qui n’aura commis que des fautes légères, c’est-à-dire non capitales, pourra en obtenir le pardon de l’évêque, « levioribus delictis veniam ab episcopo consequi poterit ». C’est par l’imposition de la main de l’évêque et du clergé que les pénitents, à Carthage et à Rome, sont reçus dans la communion de l’Église (per manus impositionem episcopi et cleri ius communicationis accipiant) : ce sont les évêques qui peuvent leur accorder la réconciliation (per sacerdotes eius (Dei) pacem posse concedi). Les simples prêtres cependant ne sont pas absolument exclus de ce ministère, et l’on sait que, en cas de nécessité urgente, saint Cyprien leur permettait, et même aux diacres, de faire faire aux lapsi l’exomologèse, et de leur imposer la main in paenitentiam. Hors ce cas de nécessité, l’absolution était donnée publiquement, et probablement par une formule déprécatoire.
L’effet de cette absolution était de remettre les péchés, de les guérir, de replacer le chrétien dans l’état où il était avant sa chute. Le chrétien pardonné était restitutus : il avait recouvré par le ius communicationis ses droits dans l’Église et ses droits au royaume de Dieu : la pénitence est un second baptême qui rend l’innocence à qui l’a perdue.
Seulement, ce second baptême est le dernier que le pécheur puisse recevoir. On ne peut, en effet, accomplir qu’une seule fois la pénitence solennelle que nous venons de décrire : « Piget secundae, immo iam ultimae spei subtexere mentionem… Collocavit in vestibulo paenitentiam quae pulsantibus patefaciat, sed iam semel quia secundo ; sed amplius nunquam quia proxime frustra. » Si donc le pécheur retombe après sa réconciliation, l’Église ne lui permettra plus de recommencer le cursus de la pénitence officielle. Il ne devra pas désespérer de son pardon, mais c’est avec Dieu directement qu’il en devra traiter.
D’un autre côté, il n’est question nulle part à cette époque, dans les documents latins qui nous restent, d’une pénitence privée plus simple, dont les exercices d’expiation n’auraient pas eu la publicité et la rigueur de ceux que nous avons mentionnés. Nous savons cependant par Origène qu’une pénitence de ce genre existait à Césarée, et il n’est pas impossible qu’elle ait existé en Occident. Mais nous n’en avons aucune attestation.
[La question de la pénitence des clercs étant plus du domaine de la discipline que de la théologie, je n’en dirai qu’un mot. Les clercs coupables de fautes capitales ou digames devaient être déposés ; mais on ne leur imposait pas d’autre pénitence, et ils étaient immédiatement réduits à la communion laïque (S. Hippol., Philos., IX, 12 ; Tertull., De exhort. castit., 7 ; S. Cyprien, Epist. LXV ; LXVII, 1, 6 ; L, 1 ; LII, 1 ; LIX, 10 ; Lettre du concile de 256 au pape Etienne, Epist. LXXII, 2… On trouve cependant des exceptions. Ainsi le prêtre Victor, tombé dans la persécution, a été soumis à la pénitence, puis rétabli dans ses fonctions. Saint Cyprien blâme le fait (Epist. LXIV, 1). Le prêtre Maxime a été rétabli sans pénitence. D’autre part, le pape Corneille, non content de déposer les clercs lapsi et de leur interdire l’accès aux ordres supérieurs, leur impose une pénitence plus ou moins longue avant de les recevoir à la communion laïque (S. Cypr., Epist. LXVII, 6). Le concile d’Elvire (can. 18, 65) refuse la réconciliation même à l’article de la mort aux clercs fornicateurs ou qui ont toléré l’adultère de leur femme.]