Revirement de la philosophie. — Vaine prétention de la théologie dite « scientifique » d’expliquer le mystère de la Trinité.. — A) Considérations historiques (de peu de valeur). — B) Considérations métaphysiques : — la Trinité, produit de la raison spéculative. Le dogme chrétien, au lieu de tirer sa vérité et sa certitude des Écritures, leur prêterait sa lumière et son évidence propre. — Théories trinitaires : Grégoire de Nysse, saint Augustin, saint Anselme, Richard de Saint-Victor. — Théorie catholique : loi du ternaire (M. Bautain, M. Maret). — Toutes ces explications sont sans bases bibliques, et, par conséquent, sans valeur comme preuves. — Les théories protestantes qui fondent la Trinité sur la déclaration de saint Jean : « Dieu est amour », ou sur sa nécessité pour comprendre la Rédemption, n’ont pas un fondement plus solide. — Il en est de même de la formule ecclésiastique (Athanasisme), on il entre aussi beaucoup de philosophie.
La tendance spéculative venue d’outre-Rhin nous a rapidement envahis. Reprenant tout en sous-œuvre, en théologie comme en philosophie, elle a tout remis en question. Jamais la pensée n’avait abordé avec plus de confiance, dirai-je ou plus de présomption, les mystères évangéliques, celui de la Trinité non moins que les autres. Cela tient à la prétention, devenue générale, de voir le dedans et le fond des choses, de pénétrer le secret des origines et des existences, de n’admettre pour vrai que le vraisemblable ou l’intelligible… Dans l’ordre surnaturel, il faut que le témoignage de la conscience contrôle celui de la Révélation. Tandis qu’on se connaît si peu soi-même, en croit pouvoir sonder les profondeurs de Dieu (τα βατη του Θεου). La science ne cherche rien moins que la notion ou l’explication rationnelle de Dieu, de l’homme et du monde, la théorie de l’absolu, la vérité suprême, la vérité primordiale, dont toutes les vérités particulières ne sont qu’un écoulement, et qui, par cela même, éclaire, dévoile, démontre tout. C’est là son programme. Nous nous croyons en droit d’affirmer, dans notre petitesse, qu’elle ne le remplira point. L’expérience et le simple sens commun, si elle consentait à les écouler, l’auraient bientôt convaincu qu’elle entreprend de nouveau l’œuvre illusoire de Sysiphe. Ne se souvient-elle pas qu’elle a cru mille fois avoir enfin fixé sur la montagne ce rocher qu’elle roule depuis des siècles, et qui se retrouve toujours à la place d’où elle s’imaginait l’avoir enlevé ? Dans son voyage de découverte sur cet océan sans rives et sans fond, elle crie d’âge en âge : Terre ! terre ! mais elle n’aborde point : l’horizon fuit devant elle, et la lumière retombe dans l’obscurité…
Le grand mouvement empirique du xviiie siècle, résumé dans la vieille maxime : « Nihil est in intellectu quod non fuerit prius in sensu » entraîna toutes les études dans sa direction… Lorsque les doctrines chrétiennes qu’il frappait d’une réprobation spéciale, telles que la chute, l’incarnation, la Trinité, etc., n’étaient pas abandonnées, elles étaient mitigées, écourtées, voilées, dépouillées de leur importance théorique et pratique, et timidement défendues par respect pour la lettre des Écritures ou pour la foi constante de l’Église. En présence du flot qui menaçait de tout engloutir, l’orthodoxie elle-même, afin de sauver le vaisseau, jetait à la mer une partie de la cargaison. C’est le reproche trop mérité qu’on adressa de toute part à l’ancien supranaturalisme, jugé pourtant, selon nous, surtout par le nouveau supranaturalisme, avec une excessive et injuste sévérité.
Ceux-là seuls qui ont respiré dans leurs premières années l’esprit de ces temps, qui ont eu à compter et à lutter avec lui, savent quelle était l’étendue, la puissance, la magie de son action, et combien il était difficile de reconquérir sur ses négations ou de protéger contre ses atteintes les vieilles doctrines de la foi que l’Évangile de la raison avait effacées de l’Évangile de l’Écriture…
Nous avons assisté à un complet revirement de tendance et de méthode. La spéculation, si longtemps proscrite, s’est de nouveau assise en souveraine sur le trône de l’opinion… Le point de vue idéaliste s’est substitué au point de vue empirique. On a passé, presque sans transition et par une sorte d’entraînement, de l’un à l’autre de ces extrêmes où tout apparaît sous un aspect différent. — Par suite de ce changement de direction ou de position, on relève dans le Christianisme ce que le dernier siècle se vantait d’y avoir abattu. Les dogmes évangéliques, dont naguère il était à peine question, même dans l’Église, ou du moins les termes consacrés à les exprimer, reparaissent partout et reviennent en honneur devant la science et devant le monde. La doctrine de la Trinité, en particulier, se produit presque comme aussi fondamentale en philosophie qu’en théologie. Il est peu de théodicées qui ne s’arrangent pour la faire entrer d’une ou d’autre manière dans leur cadre. Et le Christianisme se recommande à la sagesse du siècle par cet article de son symbole qu’elle repoussait généralement, il y a quelques années, comme absurde, contradictoire, impossible.
La théologie profite de ce mouvement de la philosophie, et des concessions ou des prises qu’il lui offre. Sous le rapport apologétique, elle a pleinement le droit et le devoir de se servir des opinions de la science pour la rattacher à la foi ou pour désarmer ses attaques… Mais il n’en est pas de même sous le rapport dogmatique, le seul dont nous nous occupions en ce moment. Cette lumière du dehors qui paraît éclairer ou refléter les faits de l’Évangile n’est qu’une lueur douteuse, qui peut jeter dans des voies pleines d’illusion et de péril, pour peu qu’on s’y abandonne inconsidérément.
Dans les deux tendances philosophico-théologiques que nous venons de rapprocher, le procédé relativement au Christianisme est au fond le même ; il est seulement appliqué en sens inverse : c’est toujours la raison ou la conscience érigée en arbitre de la vérité révélée. Des deux parts, on substitue le raisonnement ou le sentiment au témoignage d’En haut sur des sujets inaccessibles à l’esprit humain ; des deux parts, la théologie scientifique supplante la théologie biblique en s’y superposant. Seulement, en suite de la diversité des deux points de vue et du double aspect des choses qu’ils ouvrent, l’ancienne philosophie et l’ancienne théologie émondaient l’arbre de la foi jusqu’à ne lui laisser que le tronc ; tandis que la philosophie nouvelle et la théologie sa suivante prétendent tout retenir, et identifier l’arbre de la foi avec l’arbre de la science. « La philosophie du xviiie siècle, dit M. Secrétan, rejetait le christianisme faute de pouvoir le comprendre, la philosophie du xixe l’explique et l’absorbeb ».
b – Mot de de Wette.
Nous ne croyons pas plus, pour notre part, aux conceptions et aux démonstrations de notre époque qu’aux épurations de l’époque qui finit. Si l’ancien rationalisme est jugé aux yeux de tout le monde, le nouveau ne l’est pas moins aux nôtres, malgré son prestige et l’épithète de rationalisme chrétien dont il se pare… c
c – La direction contre laquelle ces remarques furent écrites, s’est chargée d’en démontrer la vérité. Que reste-t-il des hautes spéculations alors dominantes et des espérances qu’elles nourrissaient ? L’hégélianisine, dont la fascination s’étendait partout et sur tout, a passé comme un torrent et fini dans la fange (jeune Allemagne).
Soumettons à un examen rapide l’argument rationnel de la Trinité, ainsi que les doctrines auxquelles il sert de fondement. Il faut y distinguer deux choses : les considérations historiques et les considérations métaphysiques.
A) Considérations historiques. — Elles se puisent dans les traces plus ou moins marquées du dogme chrétien que présentent les anciennes religions et les anciennes philosophies (Trinité Indienne, Egyptienne, Chinoise, Persane)… Parmi les doctrines philosophiques, on a surtout invoqué Les trinités platonicienne et pythagoricienne, et plus particulièrement la première, sur laquelle les docteurs de l’Église allèrent de bonne heure s’appuyer…
La preuve qu’on déduit de là, porte sur le principe que ces antiques idées d’une divine Triade sont, ou des restes d’une révélation primitive, ou des produits de l’intuition rationnelle, des pressentiments de la conscience religieuse. C’est à la première opinion qu’on s’était attaché jusqu’à ces derniers temps, c’est comme écoulements ou comme échos d’une communication céleste qu’on avait appelé ces faits à l’appui du dogme chrétien ; c’est encore par te côté que les prennent les théologiens catholiques et bien des théologiens protestants. Nous ne nions point cette révélation primordiale dont il se serait conservé, ça et là, des reflets affaiblis et des fragments brisés. Plus on rapproche les anciennes traditions, plus on les confère entre elles, plus cela devient probable ; et la probabilité se change en certitude pour les disciples de la Bible. L’étude comparative de ces croyances, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, et qui se retrouvent à travers les altérations chez les nations les plus diverses, comme des rameaux détachés d’un tronc commun, a, certes, de l’intérêt et de l’utilité, puisqu’elle amène les mythologies elles-mêmes à déposer dans le sens de la vérité chrétienne (création, âge d’or, chute, sacrifice, attente d’un Libérateur divin etc.) Mais il faut prendre garde d’exagérer ce genre de témoignage et de lui faire rendre plus qu’il ne contient. Ainsi, quant au sujet qui nous occupe, les analogies qu’on invoque sont en général si indéterminées et la plupart du temps si diverses ou si douteuses, qu’elles fournissent à peine une présomption au lieu de l’argument qu’on y cherche et qu’on a cru bien souvent y trouver. Pour peu que nous les sondions et que nous les confrontions avec la doctrine évangélique, nous finissons presque toujours par voir s’évanouir le rapport. La Trinité indienne et la Trinité platonicienne sont, dans les deux catégories, celles où la ressemblance est la plus apparente ; mais, en dernière analyse, elle n’est qu’apparente. La Trinité indienne n’est au fond qu’une personnification idéale de trois grands pouvoirs ou actes divins : la création, la conservation, la destruction ; et elle va s’enter finalement sur une théologie panthéiste. Dès lors, à quelle distance né place-t-elle pas du dogme chrétien, et que vaut la lumière qu’elle paraissait y jeter ? La Trinité platonicienne provoque des observations [du même genre. On ne l’a guère relevée que dans un intérêt polémique, je veux dire avec l’intention d’attaquer l’Évangile (néoplatoniciens) ou de le défendre et de le confirmer (Pères). On a d’ailleurs trouvé dans les écrits de Platon trois ou quatre trinités différentes, et on n’en a jamais pu tirer les véritables termes de la Trinité chrétienne.
J’aurais regret de déprécier un ordre de considérations qui ont incliné bien des esprits vers le mystère évangélique et qui, prises dans leur ensemble, ont un fond de vérité que je ne méconnais point. Mais on en surfait la valeur apologétique et l’on y attache une valeur dogmatique absolument illusoire. Je ne voudrais pas avoir besoin d’y appuyer un seul instant ma foi ; elles n’accroissent pas d’un grain ma connaissance et ma conviction du grand mystère ; ce que j’en crois, je ne le sais, je ne le crois que par la Révélation.
B) Considérations métaphysiques. — On dit, d’un autre côté, (et c’est aujourd’hui la forme la plus accréditée et la plus commune de l’argument) que la notion trinaire de Dieu est un produit spontané ou réfléchi de la conscience religieuse, une des données les plus hautes de la raison spéculative et qu’à ce titre le dogme chrétien se démontre ou se justifie de lui-même, de telle sorte qu’au lieu de tirer sa vérité et sa certitude des Écritures, il prête au contraire aux Écritures sa lumière et son évidence propre. Comme les découvertes géologiques, en légitimant le fond général du récit de la Genèse, contre lequel on les avait d’abord invoquées, ont fini par environner l’Ancien Testament des respects et des hommages de la science ; de même les résultats de la haute métaphysique et de la mystique rationnelle, en consacrant le dogme de la Trinité, objet de si longues et si vives attaques, viennent entourer d’une auréole divine le Nouveau Testament qui a proclamé ce dogme dans le monde. La grande philosophie venge, dit-on, l’apologétique et la dogmatique chrétienne des dédains séculaires de la petite philosophie ; elle leur fournit la base ou la preuve interne que réclame notre temps ; on va à la foi par la science et à la Bible par la foid.
d – M. Secrétan, Phil. de la liberté ; M. Bautain, Phil. du Christianisme, etc.
Voilà des assertions qui seraient d’une valeur et d’une portée incalculables, si elles étaient fondées. Le sont-elles ?…
Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a cherché et cru réussir à éclairer le mystère par le raisonnement analogique. On l’a essayé dans tous les temps. Ainsi, pour citer quelques exemples, Grégoire de Nysse se figura trouver l’explication et la démonstration rationnelle du dogme chrétien dans la simplicité de l’âme humaine où il distinguait la raison, l’affection et le désir. « Apprends, s’écrie-t-il, à connaître la divine Triade par cette triade intérieure. Ce témoignage est plus fort et plus convaincant que celui même des Écritures. » C’était, on en conviendra, pousser loin l’illusion de la découverte et de la preuve. Saint Augustin ramène incessamment cet ordre de considération… Sa fertile imagination multiplie les images et les analogies, se figurant éclairer et constater par là la doctrine ecclésiastique. « Anselmee, suivant les traces d’Augustin, voit dans l’intelligence l’attribut essentiel de la Divinité, et le problème qu’il pose peut être formulé en ces termes : A quelle condition est-il possible de concevoir une intelligence absolue ? La Trinité se présente à lui comme la solution du problème ainsi déterminé. L’intelligence absolue est cause d’elle-même (causa sui) ; elle se produit par l’acte de sa pensée. L’acte constitutif de la vie de Dieu est l’absolue conscience de soi. Il faut donc distinguer en lui, comme en toute conscience, le sujet pensant de la pensée elle-même ou de l’objet pensé… L’idée de conscience élevée à l’absolu conduit à la dualité du Père et du Fils, parce que dans un acte absolu de conscience la distinction du sujet et de l’objet est absolue aussi bien que leur identité. Mais on reconnaît l’impossibilité de s’arrêter là. La conscience de l’unité persiste dans la distinction ; et cette unité n’est pas seulement sentie, elle est voulue. Incessamment distingués par l’acte de la conscience, le Père et le Fils se réunissent incessamment par l’acte de la volonté. Leur volonté identique, c’est leur réciproque amour, c’est la volonté d’être Un ; volonté productive, volonté féconde, volonté absolue dont le produit possède par conséquent l’absolue réalité. Ce produit éternel, identique à l’acte même de son éternelle production, c’est le Saint-Esprit. »
e – Le Semeur, 7 octobre 1846.
Une théorie du xiiie siècle mérite d’être notée à cause de son principe à la fois logique et mystique, et aussi parce que la haute orthodoxie nouvelle va s’y rattacher, c’est celle de Richard de Saint-Victor. Il prend pour fondement de sa déduction cette parole de saint Jean : Dieu est amour. Après avoir montré que l’amour réclame un objet et l’amour parfait un objet parfait, d’où la dualité du Père et du Fils, il cherche à prouver que le parfait amour des deux veut un troisième où ils se rencontrent et se fondent en un…
La spéculation ne s’est point arrêtée, cela va sans dire. Chaque siècle a repris en sous-œuvre le travail du passé. On a tenté mille voies pour sonder et éclairer les profondeurs qu’entr’ouvre le dogme évangélique. On l’a fait dans les Églises protestantes comme dans l’Église romaine. L’exposé de ces travaux remplirait des volumes.
Parmi ces essais de démonstration métaphysique ou mystique, il faut distinguer celui que le Catholicisme a consacré et qui les traverse et les domine tous. Le voici, d’après M. Maretf, qui le teint un peu des notions philosophiques du moment : La Trinité est la manifestation de la félicité et de la vie parfaite en Dieu. En se connaissant, Dieu engendre sa pensée ou son Verbe ; en s’aimant, il produit cet amour infini qui unit le Fils au Père. Cette connaissance et cet amour correspondent à l’être de Dieu ; et comme en lui tout est substance et vie, cette connaissance et cet amour ne sont ni des attributs, ni des modifications, ni des aspects divers, mais des personnes. Le dogme de la Trinité n’est que le complément de celui de l’existence de Dieu. »
f – Du Panthéisme.
Cette déduction, dont nous avons vu les germes chez les anciens docteurs, Grégoire de Nysse, Augustin, etc., a été tournée et retournée en tous sensg. C’est celle que Lamennaish a combinée avec les idées du moment. Partant, avec l’école moderne, du principe abstrait de l’être, il en tire la puissance infinie, l’intelligence infinie, l’amour infini, trois existences ou personnes dans l’unité divine. (On a dit — et c’est probable — que Lamennais avait formé le dessein de cet écrit avant sa rupture. Mais il est évident que ce n’est plus dans l’intérêt de l’Église et de la foi, que c’est uniquement au nom de la raison, qu’il expose sa théorie).
g – C’est celle que Voltaire a exprimée dans ces vers de la Henriade :
La puissance, l’amour avec l’intelligence
Unis et divisés composent son essence.
h – Esquisse d’une philosophie.
De nos jours donc, autant et plus que jamais, on prétend rendre le dogme chrétien intelligible, le saisir par une aperception directe, le démontrer en lui-même et le faire passer ainsi du domaine de la Révélation ou de la foi dans celui de la raison pure ou de la science. Là-dessus la théologie et la philosophie, si longtemps divisées, se donnent la main d’association. Les chefs des grandes écoles allemandes se sont glorifiés, chacun à son tour, d’avoir trouvé la clef du mystère évangélique. Hegel, en particulier, dit et redit que Dieu est nécessairement ternaire, en tant qu’il est l’Idée absolue se réalisant elle-même : 1°) Il est la substance universelle, la pensée pure, essence de toutes choses, le Père. 2°) Mais cette pensée, en tant que réelle, n’est pas une généralité abstraite, elle se pense elle-même, elle se dédouble ; c’est l’éternelle génération du Λογος, le Fils. 3°) De cette différence, qu’il a posée dans son sein, Dieu revient éternellement sur lui-même, et, comme Esprit, il est la personnalité absolue. Hegel disait que « Dieu est le syllogisme par excellence ». Il entraîna un moment la théologie et la science entière dans sa direction.
Parmi : les dogmaticiens qui le suivirent citons seulement Grœschel et Marheineke. Selon Gœschel, le Père est la substance absolue considérée comme objet, Dieu en soi ; le Fils, l’être absolu considéré comme sujet, Dieu pour soi ; le Saint-Esprit, l’identité du sujet et de l’objet, Dieu en soi et pour soi. Animé d’une profonde piété évangélique en même temps que d’une haute mysticité, Gœschel rejeta, dit-on, ces conceptions nuageuses qu’il avait prises d’abord pour une révélation de la Révélation. Même thème chez Marheineke, qui fit de la Trinité le principe fondamental de la dogmatique. Selon lui, « le Fils est Dieu se pensant lui-même. En Christ, l’homme, comme esprit, s’élève au-dessus de lui-même sans se départir de sa nature, et Dieu aussi, comme esprit, sortant de son absolu, descend dans l’humanité, sans abandonner la divinité : l’un, comme Dieu dans la nature humaine, l’autre, comme homme dans la nature divine, formant un tout qui est l’homme-Dieu ».
Voilà la formule, infiniment diversifiée, qui a paru fournir à la philosophie, non moins qu’à la théologie, l’explication rationnelle, la démonstration scientifique du mystère chrétien. Le règne du ternaire fut un instant universel et souverain. Bien des théologiens catholiques et protestants y cherchèrent la preuve du dogme ecclésiastique. M. Bautaini l’éleva sur ces deux propositions : 1° Le ternaire est la loi du monde. Ce principe, alors si célébré et si généralement accordé, M. Bautain l’illustre par de nombreux exemples : La proposition a trois termes, le verbe trois personnes, le triangle trois côtés, le gouvernement constitutionnel trois pouvoirs, l’homme est esprit, âme et corps, etc., etc. Or, dit-il, cette loi que Dieu a imposée au monde est un reflet de sa nature. De là l’évidence et la force de l’argument. L’idée, fort ancienne, de l’image de la Trinité dans l’Univers, les philosophes l’ont relevée de nos jours en faisant du monde l’alter ego de Dieu, et les théologiens l’ont reprise de leurs mains. M. Maret est d’accord avec M. Bautain là-dessus… 2° Comme conséquence du principe qu’il a posé, M. Bautain affirme que le dogme de la Trinité est le fondement de la science, ce mystère qui explique Dieu expliquant aussi toutes choses. Il est la raison de la supériorité théorique et pratique du Christianisme. L’ignorance de ce dogme fut la vraie cause du penchant des Israélites vers l’idolâtrie ; s’il y eut des Israélites fidèles, c’est qu’ils avaient une certaine connaissance de ce dogme. Tel est, en gros, le système ou l’argument de M. Bautain, que nous fûmes mis en demeure de discuter à son apparition, et sur lequel quelques mots seront suffisants aujourd’hui, s’ils ne sont même superflus.
i – Philosophie du Christianisme, T. I, p. 281.
Quant à la dernière de ces propositions fondamentales, il serait, je pense, plus qu’inutile de la discuter : la Trinité, loin d’être la clef de la science, la lumière supérieure qui ouvre l’ordre métaphysique comme l’ordre physique des choses, n’est-elle pas en réalité un mystère de plus et le plus grand des mystères ? Sans nous arrêter à ce point qui se juge de lui-même, et qui ne peut être vrai d’ailleurs qu’autant que le premier le serait, examinons rapidement celui-ci :
a) La loi ternaire est-elle la loi de l’homme et du monde ? Ne pourrait-on pas, sur d’autres nombres, ramasser des rapports et bâtir des raisonnements analogues ? Le nombre 7, par exemple, n’a-t-il pas eu chez les anciens quelque chose de sacré ? Il n’y a là évidemment que des jeux d’esprit, des fantaisies de l’imagination et de la dialectique, une fantasmagorie de mots. La loi ternaire est si loin d’avoir l’universalité qu’on lui attribue, qu’elle serait contestable dans les faits mêmes dont on se sert pour l’établir et qu’un engouement éphémère a pu seul faire prendre au sérieux. Ainsi, dans celui de tous qui porterait le mieux, est-il bien certain que l’homme soit esprit, âme et corps ? C’est une question en philosophie aussi bien qu’en théologie.
b) En supposant l’universalité de la loi ternaire dans le monde, comment conclure qu’elle est aussi la loi de la Divinité, la loi de son être comme celle de son action ? L’œuvre manifeste le dessein de l’ouvrier, elle reflète à certains égards ses attributs en même temps que ses plans ; mais elle ne révèle pas la notion du Dieu Tri-un, c’est celle du Dieu-un que donnent la raison et la conscience, la dialectique, l’observation, le sens intime ; c’est au monothéisme pur que conduisent les arguments cosmologique, téléologique et moral. Ne devrait-il pas en être autrement, si le principe que nous discutons était fondé ?
c) En pressant les faits qu’on invoque comme emblèmes ou reflets de l’essence divine, mèneraient-ils bien à la Trinité chrétienne ? En est-il un seul où se trouve un rapport, je ne dirai pas identique, mais analogue au dogme réel de l’Évangile qu’ils sont censés représenter et constater ? Plusieurs de ceux qu’on cite avec le plus de confiance donneraient tout autre chose et souvent l’inverse. Ainsi encore dans l’homme, en admettant la trilogie, l’esprit, l’âme et le corps constituent trois substances en une personne, au lieu de trois personnes en une essence ; justement l’opposé de la doctrine chrétienne et de la formule ecclésiastique. Si dans le triangle l’image est plus exacte, qu’est-ce, en définitive, qu’une rencontre fortuite, puisqu’il existe mille figures différentes ? J’aime autant, à vrai dire, les innocentes raisons des premiers Pères qui, voyant la Trinité partout où ils rencontraient le nombre trois, la découvraient dans les trois jours antérieurs à la création du soleil (Théoph. d’Antioche), ou dans les trois espions envoyés en Canaan.
Singulier effet des engouements de la science et des alternances de l’opinion, fort semblables à l’empire des modes ! ce qui aurait, à un moment, obtenu à peine un sourire ou fait lever les épaules est, à un autre moment, favorablement accueilli et hautement apprécié. Tout cela passe déjà, avec le souffle qui l’avait porté des hauteurs de la métaphysique dans la théologie générale. Nous l’avons vu venir, nous le voyons s’en aller. Seulement, quel trouble il laisse et dans l’École et dans l’Église ! Nous doutons que ceux-là mêmes qui employaient hier ce genre d’arguments y recourussent aujourd’hui. Mais il n’en est pas de même des spéculations qu’il étayait et des principes qui l’inspiraient. Ces principes explicatifs, érigés en principes démonstratifs, sont toujours là. Ils conservent leur vogue et leur prestige, en changeant incessamment de forme. Que valent-ils cependant et que donnent-ils de réel ? On prône un jour leurs résultats, parce que l’esprit du moment leur est favorable, on les attaque et on les conspue le lendemain, quand cet esprit leur fait défaut ; et ils compromettent, dans leur chute, la vérité qu’ils semblaient soutenir. C’est en vain qu’on demande la notion ou la preuve du dogme de la Trinité à la raison et à l’observation, à la conscience et à la nature. Sans doute, une fois admis sur la Parole d’En haut, nous sommes en droit de recueillir les analogies du monde physique et du monde moral où il peut paraître se refléter en quelque manière. Mais il faut nous souvenir que ces emblèmes ne nous donnent que des rapports hypothétiques, dont il est impossible d’inférer rien de certain, bien loin d’être autorisés à les objectiver en Dieu. Ne nous est-il pas dit que nous ne saurions nous le représenter par aucune image de ce qui est dans le Ciel ni sur la Terre, et que nous devons nous en garder ? Là est aussi un avertissement. Quel fond faire, dès lors, sur ces explications et ces démonstrations analogiques qu’on élève quelquefois si haut ? C’est si peu solide qu’on pourrait, du même ordre de considérations, déduire au besoin la dualité ou la quadralité divine, tout aussi bien que la triplicité. Il suffirait, chose facile, de remplacer les faits dont on argumente par d’autres faits qui se trouvent tout à côté (1 Corinthiens 2.11 ; Matthieu 11.25).
Je m’étonne de l’illusion que s’est faite la haute théologie depuis les Alexandrins jusqu’aux Allemands ; je m’étonne de la naïve assurance avec laquelle, après une épreuve de dix-huit siècles, on a tenté de nouveau d’explorer les profondeurs de l’existence et de la nature divine, de sonder de part en part le mystère des mystères, et cru y réussir, à la suite de la métaphysique ou de la mystique du jour. Si du moins on disait : Voilà ce que je crois, parce que les Livres saints l’enseignent, et voici ce que j’incline à croire ; voilà le réel, le certain, et voici le possible ou le probable. Mais non, on affirme également dans les deux cas. Assimilant la conception ou la construction logique à l’attestation biblique, s’ingérant, selon l’expression de saint Paul, dans ce qu’on n’a point vu, on décide ce qu’on ne peut savoir, et ce produit du jeu de la pensée sur l’inconnu, on l’appelle la science de la foi. Cette disposition, aussi peu philosophique, à mon sens, que peu chrétienne, se trahit aujourd’hui partout, là même où règne le plus profond respect des Écrituresj …
j – Voy. Olshausen : Commentaire sur Saint Jean, pp. 46 et 66 (note), 147, 285. — Nous avons dû, pour abréger, laisser de côté les pages dans lesquelles le professeur Jalaguier exposait et critiquait le point de vue d’Olshausen sur le prologue de saint Jean (Edit.).
Ces remarques s’appliquent plus ou moins à toutes les théories trinitaires, soit théologiques, soit philosophiques, parce que, dans toutes, l’hypothèse se substitue plus ou moins à la preuve, et par cela même l’idéalité à la réalité. Je prendrai, parmi ces théories, la plus ancienne, la plus accréditée et sans contredit la plus plausible, celle qui déduit les personnalités divines des propriétés essentielles de l’Être divin, et qui est passée à l’état de dogme dans le Catholicisme. Je l’emprunterai à la Théodicée de M. Maret.
M. Maret veut que nous contemplions d’abord l’Infini dans le sanctuaire de son unité absolue. « A cette hauteur, dit-il, nous voyons l’Être dans sa plénitude et aussi dans sa simplicité, une seule et même perfection qui renferme tout. Il faut que l’esprit s’efforce de se maintenir à cette vue simple ; il faut y rester, car c’est en persistant dans cette vue qu’on voit apparaître au sein des ténèbres divines un rayon lumineux qui nous laisse entrevoir les mystères de l’essence divine. »
Ces mystères, M. Maret les expose tout au long et il se résume ainsi : « Nous avons vu qu’il y avait dans l’Être infini trois propriétés nécessaires, la puissance, l’intelligence et l’amour. Ces propriétés sont éternellement en actes, et ces actes divins ont pour objet essentiel les substances divines, Dieu lui-même. La première énergie divine qui pose et réalise éternellement l’être divin, est le Père. Par la faculté qu’il a de se connaître, le Père tire éternellement de son sein une pensée qui exprime tout son être et qui le manifeste à lui-même. Cette pensée est un autre lui-même, un Fils éternel et consubstantiel : et comme toute la nature du Père se retrouve dans le Fils, comme en Dieu tout est substance, réalité, le Fils est une seconde personne subsistante et réelle. Le Père et le Fils exerçant leur infinie faculté d’aimer, il procède de cette communion un troisième principe, qui est l’amour substantiel, dans lequel passe tout l’être divin du Père et du Fils : et comme en Dieu tout est substance et vie, ce troisième consubstantiel est une troisième personne. Complément nécessaire de l’idée de Dieu, ce dogme nous manifeste la loi du développement interne de la Divinité, la loi même de la vie divine. Il dévoile à nos cœurs dans la simplicité de la vie divine une fécondité sans bornes, et dans l’unité divine une société ineffable et des jouissances infinies. »
En nous invitant à contempler l’Être des êtres en lui-même, avec promesse de pénétrer par là les mystères de son essence ou de son existence, M. Maret (et il n’est ici que le représentant, et un représentant très modéré de la tendance que nous exposons) me fait un peu l’effet d’un homme qui se serait dit : Mon œil doit parvenir à voir ce qui se passe dans le soleil, car c’est un besoin pour moi de connaître : c’est donc mon devoir et mon droit de contempler cet astre, source de la lumière et de la vie universelle, et cette contemplation persévérante doit produire à la fin une intuition positive. En admettant qu’une telle présomption ne fût pas punie par la cécité, nous savons quel en serait le résultat. Cet homme verrait, en effet, beaucoup de choses ; il verrait des spectres, des fantômes ; il verrait, en particulier, ses présuppositions passer comme des apparitions devant lui. Mais s’il prenait ces représentations, dirai-je ou ces hallucinations, pour des réalités et qu’il les donnât à ce titre, la science gagnerait-elle beaucoup à son roman, quelque ingénieux et spécieux qu’il pût être ? Or, n’est-ce pas l’histoire abrégée de la philosophie et de la théologie idéaliste qui veut à toute force voir l’invisible et qui ne fait en fin de compte qu’objectiver ses conceptions ou ses imaginations ?…
Le Fils est, dites-vous, la pensée divine, le Saint-Esprit est l’affection divine, comme le Père est la puissance divine ; et cette pensée, cette affection, cette puissance étant des substances personnelles, vous avez « la loi du développement interne de la Divinité » ; le dogme chrétien se constate ainsi par lui-même. Mais de tout cela, qu’en savez-vous de certain ? qu’est-ce qui peut me le garantir ou vous le garantir à vous-même ? Sur quoi s’appuie la pensée humaine quand elle tente de voir le fond de Dieu et d’exposer, si ce n’est le secret de son essence, du moins le mode de son existence ? De tout cela, qu’en peut-on savoir que ce qu’en révèle l’Écriture ? Or, l’Écriture fait-elle entendre quelque part que les trois propriétés divines qu’on relève constituent les trois personnes du dogme ecclésiastique ? Existe-t-il dans le Nouveau Testament, je ne dirai pas une déclaration formelle, mais une donnée quelconque dont on ait le droit de conclure ce point fondamental de la déduction ? L’Écriture dit-elle davantage que la Trinité soit le principe de la vie et de la félicité internes de la Divinité, cet autre point sur lequel on insiste aussi ? Et si l’Écriture ne le dit pas, d’où le sait-on ? On le suppose et on l’affirme, voilà tout. De plus, si la puissance, l’intelligence, l’amour constituent la distinction personnelle dans l’unité essentielle, comment se fait-il que les trois personnalités possèdent également les trois propriétés ? La puissance infinie n’appartient-elle pas au Fils qui est le créateur du monde ; l’intelligence infinie au Saint-Esprit qui sonde toutes choses, même les profondeurs de Dieu (1 Corinthiens 2.10) ; l’amour infini au Père qui est charité ? Que devient, dès lors, la base de la théorie tout entière, puisque la distinction des propriétés divines sur laquelle elle repose, est si loin d’avoir la réalité et la portée qu’elle lui fait ?
Le haut supranaturalisme protestant, en se rattachant à cette théorie où se mêlent et la déduction métaphysique d’Anselme et la déduction mystique de Richard de Saint-Victor, a dû chercher à la légitimer par l’Écriture, et il pense y réussir en s’appuyant sur le texte de saint Jean (1 Jean 4.8, 16) : Dieu est charité. « Si l’amour est une détermination fondamentale de l’essence divine, dit Julius Muller, et si le monde, à cause de son caractère de contingence et de dépendance, ne peut être le principe de cette détermination fondamentale de l’Être absolu, il faut alors en dehors du monde un sujet éternel de l’amour divin. Et comme l’amour suppose nécessairement la personnalité, non seulement dans le sujet mais aussi dans l’objet, il faut qu’il y ait en Dieu une différence de personnes. C’est pourquoi le Père produit le Fils, l’expression adéquate de son essence et l’objet absolument digne de son amour, ce qui ne peut être dit du monde qui manque et de perfection et de conscience… Maintenant comme ces deux sujets ne restent pas séparés, il faut qu’il y ait entre eux une action commune qui, à cause de l’absoluité de Dieu, ne doit point être dirigée vers l’extérieur mais être renfermée dans l’unité de l’essence divine. La production éternelle de cet acte commun, c’est le troisième sujet en Dieu, le Saint-Esprit. La personnalité absolue de Dieu sans la Trinité serait en opposition directe avec l’amour qui fait le fond de son être. »
Ainsi le pivot de la déduction est cette déclaration de saint Jean : Dieu est amour. Mais ce qu’on en tire y est-il réellement contenu ? cette grande parole doit-elle s’entendre substantiellement plus que cette autre : Dieu est lumière ! Et puis pose-t-elle cette nécessité des personnalités divines qu’on y trouve ? En fait, on ne l’y trouve pas, on l’y insère à l’aide de ce mot magique : il faut, qui crée les principes dont on a besoin, et qui est tout au moins fort hasardé ainsi appliqué à Dieu. La théorie est toute gratuite comme les présuppositions sur lesquelles elle porte. Elle explique donc bien peu, pour ne pas dire qu’elle n’explique rien. Et je ne saurais voir ce que la vraie science et la vraie foi gagnent à ces spéculations, quand on les donne pour autre chose que des hypothèses destinées à désarmer certaines attaques.
On a quelquefois fondé le dogme de la Trinité sur celui de la Rédemption. Voici un essai de ce genrek : L’idée chrétienne de la Trinité est indissolublement liée à l’idée chrétienne de la rédemption. Il faut admettrel en Dieu une pluralité de sujets ou de personnes pour pouvoir admettre en lui une opposition, une lutte de volontés relativement au même objet, la destinée de l’homme et de la création. Au point de vue chrétien, la rédemption ne résulte pas de l’indulgence ou de l’oubli de la justice ; elle est la conséquence du sacrifice, ou de la satisfaction donnée à la justice… La rédemption est un drame en Dieu ; la rédemption suppose en Dieu une opposition de volontés ; et la rédemption, c’est le christianisme. Il est donc impossible de maintenir le christianisme, il est impossible de satisfaire aux besoins de la conscience chrétienne, sans statuer en Dieu une pluralité de volontés et, par conséquent, de sujets, en un mot sans la doctrine de la Trinité. »
k – Le Semeur, 7 oct. 1846.
l – Toujours cet il faut qui devient le facteur suprême de l’ontologie spéculative. On ne se figure pas l’usage ou l’abus qu’on en fait à peu près partout. Et pourtant qu’est-ce qu’une outrecuidance incessamment démentie ?
On ne saurait méconnaître dans cette vue du Christianisme un fond général de vérité. L’Évangile distingue, à divers égards, dans le salut l’œuvre du Père, celle du Fils, celle du Saint-Esprit. Jusque-là l’argumentation est fondée et la déduction légitime. Mais elle perd sa base dès que, dépassant l’Écriture, elle veut sonder, analyser, déterminer et le décret divin et l’être divin. Dès que, pénétrant au delà du fait biblique, elle prétend en assigner la raison eu la cause interne, pour en tirer le principe dont elle a besoin, pour y trouver le point d’appui de son il faut ; dès ce moment, elle ne porte plus que sur elle-même, et elle finit par répugner à la raison et à la foi tout ensemble. La seule expression d’opposition en Dieu blesse le sens religieux et le sens chrétien. C’est évidemment une induction du fait révélé substituée au fait lui-même ; et quand la logique la déclarerait inévitable et vraie, la conscience, plus forte que la logique, la maintiendrait fausse. Elle contredit d’ailleurs la donnée générale des Écritures, car, malgré la distinction posée çà et là entre les opérations divines, le Nouveau Testament, bien loin d’établir une pluralité de directions, une lutte de volontés entre les Personnes divines, établit au contraire entre elles une unité morale parfaite, comme l’est leur unité essentielle. L’incarnation et la Passion du Fils, quoique pleinement libres, sont pourtant le résultat du décret ou de l’amour éternel du Père. L’opposition n’est en réalité qu’entre les exigences de la justice et les réclamations de la miséricorde. Or, l’antagonisme apparent de ces deux attributs n’existe point en Dieu, il n’existe que pour notre pensée, les diverses perfections divines n’étant que des manifestations d’une seule et même perfection, constitutive de l’Être divin. Ainsi toujours, en définitive, le résultat que la simple réflexion faisait prévoir : il n’y a d’assuré que le fait de révélation. Dès qu’on tente d’aller par delà, non seulement le fondement manque, mais la lumière peut se changer en ténèbres et la vérité en erreur.
On ne remarque pas assez cet apriorisme qui crée le principe en vue du fait qu’il a à établir, et qui prouve ensuite le fait par le principe : genre d’argumentation aussi naïf que fréquent. A part les innombrables exemples qu’en fournit notre question actuelle, il en est un, pris dans une question collatérale, qui vaut la peine d’être signalé. La haute théologie a de tout temps appuyé la divinité de Jésus-Christ sur la nature de son œuvre, et à bon droit, sans contredit, à la condition qu’elle ne mette pas des faits supposés à la place des faits révélés et que, des faits révélés eux-mêmes, elle ne tire que ce qu’ils contiennent. Mais cette règle, toujours accordée, a été sans cesse outrepassée. Ainsi, sur l’article que nous indiquions, aux époques où le point de vue judiciaire de la rédemption dominait et la science et l’Église, on a dit : le péché, rébellion de la créature contre le Créateur, constituant un crime infini, exige une réparation infinie, il a donc fallu une victime divine (théorie de la satisfaction). Aux époques et dans les écoles où domine le point de vue moral, on dit : il faut d’un côté que le Rédempteur soit homme pour participer aux misères de cette vie déchue qu’il doit restaurer, de l’autre côté il faut qu’il soit Dieu pour élever les croyants à la communion de la vie qu’il porte du Ciel. Cet argument est aujourd’hui partout sous des formes diversesm. Et pourtant est-il plus solide que celui d’Anselme et de la théologie ancienne si discrédité maintenant ? Ne repose-t-il pas également sur une prémisse construite en vue de la conclusion, sur une présupposition tout à fait arbitraire ? N’est-il pas manifeste que l’esprit humain ne saurait déterminer a priori les conditions hors desquelles Dieu ne pouvait sauver le monde, ni par conséquent ce que devait être le Rédempteur ?
m – J. Muller, Dogm., p. 148 ; M. Coquerel, Christianisme expérimental, pp. 147, 148.
Qu’une fois révélée en Christ l’union hypostatique de la divinité et de l’humanité, on dise que cette union était nécessaire, je le comprends, car le fait porte en soi le principe, l’acte divin dévoile le conseil divin. Mais supposer le principe pour prouver le fait, c’est certes tout autre chose, c’est statuer sur l’inconnu. Que de présomption, redisons-le, et par cela même que d’inanité dans ces il faut appliqués aux mystères les plus profonds de la volonté et de l’existence divine !
Les rapports existants entre l’œuvre de Dieu et l’ordre du salut (vocation, justification, sanctification) ont conduit à la distinction de la Trinité immanente, ou métaphysique, et de la Trinité économique, c’est-à-dire à la substitution d’une Trinité purement modale à la Trinité réelle. Mais cette distinction, qui se réclame des Écritures, n’y a nul appui, du moins telle qu’on la fait. Sans doute, le Nouveau Testament présente le mystère de piété à un point de vue essentiellement pratique, caractère général de la Révélation ; mais le rapport pratique implique le rapport métaphysique qui le fonde : l’un atteste et manifeste l’autre ; il ne peut être sans lui, puisqu’il n’est que par lui…
Ces remarques sur les théories philosophiques et théologiques de la Trinité atteignent la doctrine ecclésiastique elle-même, en tant qu’elle a dépassé les données scripturaires dans le but de les systématiser.
Cette doctrine, définitivement déterminée et imposée par le symbole d’Athanase, se forma, non seulement du rapprochement des faits de révélation, mais aussi des notions qu’on en déduisit ou qu’on y inséra, et qui prirent peu à peu le caractère et la valeur des faits eux-mêmes, en passant dans les croyances générales. Sans doute, il y existe plus de vérité que dans les systèmes purement spéculatifs, parce qu’il s’y trouve une base biblique plus réelle et plus large ; mais c’est cette base seule qui est sûre ; le reste est incertain puisqu’il est humain. Je sais qu’on a prétendu le revêtir aussi du sceau divin en rapportant l’évolution interne du dogme, son développement et son complément ecclésiastique, à l’action du Saint-Esprit sur la société chrétienne, croissance providentielle de la vérité, correspondant à celle de la vie et constituant comme une révélation continue. Mais nous attendons que cette sorte de traditionalisme ou d’iliuminisme historique, que nous avons eu occasion de discutern se soit légitimé devant la science et devant la foi.
n – Introduction à la Dogmatique : De l’autorité des Écritures.