- L'acte d'intellection de l'ange est-il sa substance ?
- Est-il son existence ?
- La substance de l'ange est-elle son acte d'intellection ?
- Les anges ont-ils un intellect agent et un intellect possible ?
- Ont-ils d'autres puissances cognitives que l'intelligence ?
Objections
1. L'ange est plus élevé et plus simple que l'intellect agent de l'âme humaine. Or, la substance de l'intellect agent est son action, comme le montrent Aristote et son Commentateur. À bien plus forte raison, la substance de l'ange sera-t-elle son action, qui est l'acte d'intellection.
2. Aristote dit que l'action de l'intelligence est vie. Et puisque, pour les vivants, vivre c'est être , il semble que la vie s'identifie à l'essence. L'acte d'intellection est donc l'essence de l'ange connaissant.
3. Si deux extrêmes sont une seule et même chose, ce qui leur est intermédiaire n'en diffère pas ; car le milieu est moins éloigné de chacun des extrêmes que ceux-ci l'un de l'autre. Or, dans l'ange, ce qui connaît et ce qui est connu sont, au moins lorsqu'il connaît sa propre essence, une seule et même chose. Par conséquent, l'acte d'intellection, qui est intermédiaire entre l'intelligence et la chose connue, s'identifie à la substance de l'ange.
En sens contraire, l'action d'une chose diffère plus de sa substance que son existence. Or, en toute créature l'existence est distincte de la substance ; leur identité est le privilège de Dieu seul, comme nous l'avons montré. Donc ni l'action de l'ange, ni celle d'aucune autre créature, n'est sa substance.
Réponse
Il est impossible que l'action de l'ange, ni d'une créature quelconque, soit sa substance. Car, à proprement parler, l'action est l'actualité de la puissance active, comme l'être est l'actualité de la substance ou de l'essence. Or, l'actualité excluant la potentialité, ce qui n'est pas acte pur et renferme de la puissance ne peut être son actualité. Et comme Dieu seul est acte pur, il est le seul en qui la substance, l'existence et l'action s'identifient.
De plus, si l'acte d'intellection de l'ange était sa substance, il faudrait qu'il soit subsistant. Or, un acte d'intellection subsistant, comme toute forme abstraite supposée subsistante, ne peut être qu'unique. La substance de tel ange ne se distinguerait donc plus de celle de Dieu, qui est l'acte d'intellection subsistant, ni de celle d'un autre ange. De même, si l'ange était son acte d'intellection, il ne pourrait y avoir des degrés selon la plus ou moins grande perfection de l'intellection ; car cette graduation provient d'une inégale participation à l'acte même d'intellection.
Solutions
1. Lorsqu'on dit que l'intellect agent est son action, ce n'est pas une attribution essentielle mais une attribution par concomitance. En effet, sa substance étant toujours en acte, l'action lui est, de soi, concomitante. Au contraire, l'intellect possible n'agit qu'après avoir été mis en acte.
2. « La vie » n'a pas avec « vivre » le même rapport que l'essence avec l'existence ; elle est ce que « la course » est à « courir » : l'un désigne l'acte abstraitement, l'autre concrètement. Dire que « vivre, c'est être » n'entraîne donc pas que la vie soit l'essence. Parfois cependant, le mot vie s'emploie pour l'essence : ainsi S. Augustin dit : « La mémoire, l'intelligence et la volonté sont une seule essence, une seule vie. » Mais ce n'est pas l'acception d'Aristote quand il dit : « L'action de l'intelligence est vie. »
3. L'action transitive est réellement intermédiaire entre l'agent et le sujet qui reçoit l'action ; tandis que l'action immanente n'est intermédiaire entre l'agent et l'objet que selon notre manière de parler, non pas réellement. En réalité l'action immanente est consécutive à l'union de l'agent et de l'objet, puisque l'acte d'intellection est consécutif à l'union entre le connaissant et le connu, dont il est en quelque sorte l'effet, distinct de l'un et de l'autre.
Objections
1. Aristote dit que « pour les vivants, vivre c'est être ». Il dit aussi que « l'acte d'intellection est un certain vivre ». L'acte d'intellection de l'ange est donc son existence.
2. Ce que la cause est à la cause, l'effet l'est à l'effet. Or, la forme par laquelle l'ange existe est identique à la forme par laquelle il se connaît lui-même, pour le moins. Son acte de connaissance est donc identique à son existence.
En sens contraire, « l'acte d'intellection de l'ange est son mouvement », dit Denys. Mais l'existence n'est pas un mouvement. L'existence de l'ange n'est donc pas son acte d'intellection.
Réponse
L'action de l'ange n'est pas son être, et il en va de même pour toute créature. Il y a en effet deux sortes d'actions : l'action transitive qui sort de l'agent pour s'exercer sur une chose extérieure dans laquelle elle produit une passion, ainsi brûler ou scier ; l'action immanente qui ne s'exerce pas sur une chose extérieure, mais demeure dans l'agent lui-même, ainsi sentir, connaître et vouloir. Cette seconde action ne modifie pas un être extérieur, mais tout se passe au-dedans de l'agent lui-même.
Pour ce qui est de l'action de la première espèce, il est évident qu'elle ne peut pas être l'existence même de l'agent ; car l'existence dit quelque chose d'intrinsèque à l'agent, tandis que l'action transitive se déverse de l'agent dans le patient. Quant à l'action de la seconde espèce, il lui est essentiel d'avoir une certaine infinité absolue ou relative. Infinité absolue, comme pour l'acte d'intellection et l'acte de volonté, dont les objets respectifs, le vrai et le bien, sont convertibles avec l'être ; si bien que ces deux actes ont un objet qui, de soi, s'étend à tout ce qui est ; or, ils sont, l'un comme l'autre, spécifiés par leur objet. Infinité relative, comme pour l'acte de sensation, qui peut se porter sur toutes les choses sensibles ; ainsi la vue se porte sur tout ce qui est visible. Or, l'être de toute créature est déterminé selon tel genre et selon telle espèce. « Seul l'être de Dieu est infini absolument, et comprend en lui toutes choses », dit Denys. Donc seul l'Etre divin est son acte d'intellection et son acte de volonté.
Solutions
1. Vivre désigne tantôt l'être même du vivant, tantôt l'opération vitale, qui montre qu'une chose est vivante. C'est dans ce sens qu'Aristote dit que « l'acte d'intellection est un certain vivre » ; car dans le passage cité il distingue les différents degrés de vivants, selon les différentes opérations vitales.
2. L'essence même de l'ange est la mesure adéquate de son existence, mais non de son intellection, car par sa seule essence il ne peut connaître tous les intelligibles. C'est pourquoi elle est proportionnée par elle-même, en tant que telle essence déterminée, à l'existence de l'ange. En revanche, elle n'est proportionnée à son intellection que par la médiation d'un objet plus ample qu'elle-même, le vrai, l'être, qui se réalise en elle. Par conséquent, bien que cette essence soit une seule et même forme, ce n'est pas sous le même rapport qu'elle est principe d'existence et principe d'intellection. L'existence de l'ange n'est donc pas identique à son acte d'intellection.
Objections
1. Esprit et intelligence désignent la puissance intellectuelle. Or Denys, en plusieurs endroits, dénomme les anges des intelligences et des esprits. L'ange est donc sa puissance intellectuelle.
2. Si l'intelligence de l'ange est quelque chose en dehors de son essence, il faut qu'elle soit un accident ; car nous appelons accident ce qui est en dehors de l'essence. Or Boèce dit « qu'une forme simple ne peut être sujet ». Donc, si l'intelligence de l'ange n'était pas son essence, il ne serait pas une forme simple : ce qui est contraire à ce qu'on a dit plus haut.
3. S. Augustin dit que « Dieu a fait la nature angélique proche de lui, et la matière première proche du néant ». L'ange est donc plus simple que la matière première, puisqu'il est plus proche de Dieu. Or la matière première est sa propre puissance. À plus forte raison, l'ange est-il son intelligence.
En sens contraire, Denys dit que « les anges sont composés de substance, de puissance active et d'opération ». Substance, puissance active, opération sont donc en eux trois choses différentes.
Réponse
Ni dans l'ange, ni dans aucune créature, la vertu ou puissance opérative n'est identique à l'essence. En effet, la puissance est corrélative à l'acte, et la diversité des actes implique diversité des puissances ; c'est pourquoi l'on dit qu'un acte propre correspond à une puissance propre. Or, en toute créature, l'essence diffère de son existence et est avec elle en rapport de puissance à acte. D'autre part, l'acte auquel correspond la puissance opérative est l'opération. Par conséquent, puisque dans l'ange l'acte d'intellection n'est pas identique à l'existence, et qu'aucune opération, ni dans l'ange, ni dans aucune créature, n'est identique à l'essence, l'essence de l'ange n'est pas son intelligence, et l'essence de toute créature, quelle qu'elle soit, est distincte de sa puissance opérative.
Solutions
1. L'ange est nommé « intelligence » et « esprit » parce qu'il n'a en lui que la connaissance intellectuelle ; tandis que la connaissance de l'âme humaine est en partie intellectuelle et en partie sensible.
2. La forme simple qui est acte pur ne peut être le sujet d'aucun accident, parce que le sujet est vis-à-vis de l'accident en rapport de puissance à acte. En ce sens-là, Dieu seul est forme simple, et c'est de cela que parle Boèce. Mais la forme simple qui n'est pas son existence, et qui est à l'existence ce que la puissance est à l'acte, peut être le sujet d'accidents, notamment de ceux qui suivent l'espèce, car ils appartiennent à la forme ; quant aux accidents individuels, ils ne suivent pas l'espèce, mais la matière, qui est principe d'individuation. L'ange n'est forme simple qu'en ce dernier sens.
3. La puissance de la matière est corrélative à l'être substantiel, tandis que la puissance opérative est corrélative à l'être accidentel. Il n'y a donc pas parité entre les deux cas.
Objections
1. Selon Aristote : « En toute nature, il y a quelque chose par quoi elle peut devenir tout, et quelque chose par quoi elle peut tout faire ; il en est ainsi de l'âme. » Or l'ange est une nature. Il y a donc en lui un intellect agent et un intellect possible.
2. Recevoir est le propre de l'intellect possible, et illuminer le propre de l'intellect agent, comme le montre Aristote. Or, l'ange reçoit la lumière de ce qui est au-dessus de lui, et illumine ce qui est au-dessous de lui. Il y a donc en lui un intellect agent et un intellect possible.
En sens contraire, chez nous, la distinction entre l'intellect agent et l'intellect possible se prend par rapport aux images, qui sont à l'intellect possible ce que les couleurs sont à la vue, tandis qu'elles sont à l'intellect agent ce que les couleurs sont à la lumière, comme le montre Aristote. Or, comme il n'y a pas d'images dans l'ange, il n'y a pas en lui de distinction entre l'intellect agent et l'intellect possible.
Réponse
Ce qui oblige à reconnaître en nous un intellect possible, c'est que parfois nous ne sommes qu'en puissance et non en acte relativement à l'opération intellectuelle. Il doit donc y avoir en nous, antérieurement à l'acte même d'intellection, une faculté qui soit en puissance vis-à-vis des objets intelligibles ; cette faculté passe à l'acte par rapport à ces mêmes objets, lorsqu'elle en acquiert la science et ensuite lorsqu'elle les contemple. C'est cette faculté que nous appelons l'intellect possible. Mais ce qui nous oblige à poser en nous un intellect agent, c'est que les natures des choses matérielles, qui sont l'objet de notre intelligence, ne subsistent pas actuellement en dehors de l'âme d'une manière immatérielle et intelligible, mais tant qu'elles sont en dehors de l'âme, elles ne sont intelligibles qu'en puissance. Il faut donc une faculté qui rende ces natures intelligibles en acte. C'est cette faculté que nous appelons intellect agent.
Aucune de ces exigences ne se retrouve dans l'ange ; son intelligence n'est jamais en puissance par rapport aux objets qu'il connaît naturellement, et ces objets sont intelligibles, non en puissance, mais en acte, puisque l'intelligence angélique a pour objet premier et principal les choses immatérielles, comme nous le montrerons plus loin. À proprement parler il ne peut donc y avoir dans les anges ni intellect agent ni intellect possible.
Solutions
1. Aristote ne requiert ces deux principes que dans toute nature où il peut y avoir génération et devenir. Or dans les anges la science n'a pas à se former, elle leur est présente naturellement. Il n'est donc pas nécessaire de poser en eux un intellect agent et un intellect possible.
2. Le propre de l'intellect agent est d'illuminer, non un autre être intelligent, mais les objets intelligibles, en les rendant, par l'abstraction, intelligibles en acte. Quant à l'intellect possible, sa nature est d'être en puissance aux natures intelligibles et de les saisir ensuite en acte. L'illumination d'un ange par un autre n'entre donc pas dans la définition de l'intellect agent ; pas plus que le fait d'être illuminé au sujet des mystères surnaturels, à la connaissance desquels il était en puissance, n'entre dans la définition de l'intellect possible. Si l'on tient cependant à appeler ces deux choses intellect agent et intellect possible, on parlera d'une manière équivoque ; mais il n'y a pas à discuter sur les mots.
Objections
1. Il semble que, chez les anges, il n'y ait pas que la connaissance intellectuelle. Car S. Augustin nous dit que dans les anges il y a « la vie qui comprend et qui sent ». Il y a donc en eux des facultés sensibles.
2. S. Isidore dit que les anges savent beaucoup de choses par expérience. Or l'expérience est le fruit de nombreux actes de mémoire, dit Aristote. Les anges ont donc une mémoire.
3. Denys dit que l'imagination des démons est dépravée. Il y a donc une imagination dans les démons, et aussi dans les bons anges qui sont de même nature.
En sens contraire, S. Grégoire affirme : « L'homme possède la sensation qui lui est commune avec les animaux, et l'intellection qui lui est commune avec les anges. »
Réponse
Il y a dans notre âme deux espèces de facultés ; les unes exercent leurs opérations à l'aide d'organes corporels et sont les actes de certaines parties du corps ; ainsi la vue s'exerce par l'œil et l'ouïe par l'oreille. Les autres facultés accomplissent leurs opérations sans aucun organe corporel, comme l'intelligence et la volonté, et ne sont pas les actes de certaines parties du corps. Or, les anges n'ont pas de corps qui leur soient naturellement unis, nous l'avons démontré plus haut. Il n'y a donc, parmi les facultés de l'âme, que l'intelligence et la volonté qui puissent leur convenir. Averroès enseigne la même chose, lorsqu'il dit que les substances séparées se composent d'intelligence et de volonté. Il est d'ailleurs conforme à l'ordre de l'univers que la créature intellectuelle la plus élevée soit intellectuelle entièrement et non pas seulement en partie, comme l'est notre âme. C'est pour cette raison, nous l'avons déjà expliqué, qu'on appelle les anges des intelligences et des esprits.
Solutions
1. On peut résoudre les objections de deux façons. La première, c'est que les autorités citées expriment l'opinion selon laquelle les anges et les démons ont des corps qui leur sont naturellement unis. S. Augustin allègue fréquemment cette opinion dans ses livres, sans vouloir s'en porter garant, puisqu'il dit qu'il n y a pas à s'attarder longtemps sur cette question.
On peut dire aussi que ces autorités et d'autres semblables doivent s'entendre d'une manière figurée. Car, comme les sens saisissent avec certitude l'objet sensible qui leur est propre, on a coutume d'employer aussi le mot « sentir » pour désigner la certitude de la saisie intellectuelle ; c'est de là aussi que vient le mot « sentence ». De même l'expérience peut être attribuée aux anges en raison de la similitude des objets connus ; et non parce qu'ils ont des facultés de connaissance semblables aux nôtres. Chez nous, en effet, il y a expérience, lorsque nous connaissons les singuliers au moyen des sens ; or les anges connaissent aussi les singuliers, comme on le verra plus loin, mais non à l'aide de facultés sensitives. Nous pouvons dire encore que les anges ont une mémoire, en la prenant, comme S. Augustin au sens de mémoire de l'esprit ; elle ne pourrait leur être attribuée si on la considérait comme partie de l'âme sensible. De même, on attribue une imagination dépravée aux démons parce que leur appréciation pratique du vrai bien est erronée et que la cause propre de nos erreurs est l'imagination, qui nous fait parfois prendre les similitudes des choses pour les choses elles-mêmes, comme il arrive dans le sommeil ou chez les fous.