L’âme (ψυχή) est le centre et l’essence de la personnalité. Le mot hébreu néphesch peut désigner, d’une manière tout à fait générale, l’essence de tout être, même d’un être inanimé, ce qui le constitue et le fait être ce qu’il est ; mais ce n’est là qu’une extension du sens original qui n’a pas de valeur dogmatique. L’âme est prise souvent aussi pour les pronoms personnels, employés dans un sens emphatique : Ton âme vivra, pour : Tu vivras ; Mon âme se réjouit, pour : Je me réjouis. C’est l’âme qui représente la personnalité tout entière : l’âme sauvée, l’homme est sauvé ; l’âme perdue, l’homme est perdu (Matthieu 10.39 ; 16.25 ; Luc 14.26 ; Jean 12.25 ; Matthieu 20.28). Les attributs propres à l’âme et distinctifs de l’âme comme telle, soit chez l’homme, soit chez l’animal, ceux par lesquels tout être animal, même inférieur, se sépare absolument de l’être végétal, même supérieur, nous paraissent être, dans le sens intensif, la sensation, et dans le sens expansif, l’initiative ; la sensation, dans le cas d’une action exercée du dehors au dedans, et prenant la forme du plaisir ou de la douleur ; l’initiative, qui n’est pas la liberté de choix, comme nous le verrons mieux encore plus tard, dans le cas d’une action exercée du dedans au dehors et prenant la forme soit de l’appétit, soit de la répulsion. Ce sont là les traits qui distinguent essentiellement la vie animale de la vie végétale, où nous ne constatons, au lieu de sensations, que des modifications organiques et chimiques, au lieu d’initiative, que des mouvements physiques. Que la sensation en revanche se transforme en aperception, c’est-à-dire que l’impression sensible soit analysée par un acte de l’intelligence dirigée par la volonté, ou que l’initiative se transforme en spontanéité, c’est-à-dire que l’action du dedans sur le dehors soit accompagnée de délibération et de préméditation, et nous avons déjà franchi la limite caractéristique du règne animal proprement dit, celle où l’âme sent et agit toute seule comme telle ; nous avons rencontré l’âme spirituelle, qui est plus que l’âme, par le fait de la présence en elle du πνεῦμα ; c’est l’âme humaine, l’âme qui est le moi et s’oppose, comme telle, au non-moi.
La faculté distinctive de l’âme, qui est chez l’animal la sensation pure et simple, est chez l’homme transformée par l’intelligence et la volonté, par la conscience du moi, en sentiment. Le sentiment n’est que la sensation élevée à la hauteur de la personnalité.
Le sentiment, l’intelligence et la volonté éclosent simultanément et se développent dans l’âme humaine, sans qu’il nous soit possible d’attribuer à l’une ou à l’autre de ces facultés une priorité temporelle sur les autres. D’une part, la conscience du moi n’est jamais la conscience d’un moi abstrait et vide, absolument simple et nu, tel que peut le concevoir un philosophe ; quand j’ai conscience du moi, j’ai conscience en même temps d’un certain état composé à la fois de passivité, c’est-à-dire de sensations, et d’activité, c’est-à-dire de volitions, et c’est de cet ensemble vivant et organique que jaillit le moi de l’âme humaine ; d’un autre côté, le sentiment pur, sans aucun concours de l’intelligence et de la volonté, ne serait encore qu’une sensation animale et ne caractériserait pas l’âme humaine comme telle : c’est pour cela que nous avons défini le sentiment comme une sensation élevée à un niveau supérieur par le concours de l’intelligence qui la perçoit et de la volonté qui y acquiesce ou la repousse. La conscience du moi qui caractérise l’âme humaine est donc un sentiment accompagné d’intelligence et de volonté. L’âme humaine ne saurait à aucun moment donné être uniquement sentante, et moins encore uniquement pensante et uniquement voulante. Mais lorsqu’on distingue l’âme des autres organes de l’homme, on la conçoit comme affectée de plaisir ou de douleur. On peut dire que, réduite à sa plus simple expression, l’âme est l’organe propre du sentiment.
L’âme qui est le moi, le centre de la personnalité, doit être mise en rapport avec le non-moi. Mais le non-moi se divise pour l’homme en deux grands domaines : le non-moi sensible et le non-moi supersensible, le domaine inférieur au moi ou le monde matériel et le domaine supérieur ou le monde spirituel. L’âme doit donc posséder un organe spécial qui la mette en relation avec chacun de ces deux ordres : elle communique avec l’ordre matériel par l’organe du corps, qui lui assure à la fois la faculté de perception par les différents sens et celle de réaction par les membres, et elle communique avec l’ordre supérieur ou spirituel par l’organe de l’esprit, par lequel elle agit sur le monde invisible et en reçoit à son tour les influences.
L’intermédiaire entre l’âme et le corps, le médium où l’action psychique se combine mystérieusement avec l’action physique et matérielle, c’est, d’après la Bible, le sang, et c’est au sang, chez l’animal du moins, qu’elle attribue la fonction de porter l’âme. Sur ce point les anciennes croyances des peuples sont d’accord avec les intuitions de l’Écriture, et ces croyances s’expriment partout dans les rites des sacrifices sanglants. L’effusion du sang a toujours paru l’équivalent de l’effusion de l’âme elle-même. Le sang de la victime innocente couvrait l’âme coupable.
De même que le sang est, au point de vue scripturaire, l’intermédiaire entre l’âme et l’organe corporel, l’on peut dire que le νοῦς remplit ce même rôle entre l’âme et l’organe pneumatique, qui est en elle la substance supérieure.
L’âme est donc comme suspendue entre le corps et l’esprit, appelée par sa destinée à s’élever vers l’esprit, en entraînant le corps avec elle, et par l’esprit vers Dieu, mais sollicitée à s’éloigner de Dieu, soit par l’essence pneumatique pervertie, soit par la nature corporelle inférieure et au préjudice de l’esprit. Dans le cas normal, l’âme finit par devenir tout entière πνεῦμα et par rendre le corps πνευματικόν, de σαρκινόν qu’il était (1 Corinthiens 15.44). — Dans le cas anormal, de deux choses l’une : ou bien l’âme se matérialise, elle s’incorpore, pour ainsi dire, dans la chair et le sang, et elle se prive par là du Royaume de Dieu (1 Corinthiens 15.50 ; Philippiens 3.19) ; ou bien, demeurant en elle-même, elle aspire à une fausse spiritualité, et, sans tomber pour cela dans la sensualité, elle atteint une spiritualité opposée à celle de l’Esprit divin. Refusant de se spiritualiser en Dieu, elle se spiritualisera faussement en elle-même et se matérialisera par là même (Romains 1.24-32). L’Écriture désigne la nature psychique comme telle, et indépendamment de la vie pneumatique, par le terme de chair, σάρξ.
La chair peut sans doute désigner la partie matérielle de notre nature, par opposition à l’âme (Ésaïe 10.18 ; Proverbes 14.30). Dans le N. T., nous trouvons ce sens restreint dans l’expression « convoitise de la chair » (1 Jean 2.16), dont l’opposition avec les deux termes suivants limite le sens. Mais, d’une manière générale, le terme scripturaire de chair ne désigne point la partie corporelle ou matérielle de la nature humaine, comme on le croit trop souvent.
La chair, surtout dans le langage paulinien, ne doit pas être identifiée avec le corps. L’expression « toute chair » désigne l’ensemble des êtres animés, hommes et animaux (Genèse 6.13, 17, 19 ; 7.15, 16, 21 ; 8.17), ou seulement l’humanité (Genèse 6.12 ; Psaumes 65.3 ; Ésaïe 40.5-6), avec l’idée de faiblesse (Genèse 6.3).
Dans les épîtres de saint Paul, nous voyons que parmi les œuvres de la chair sont mentionnées des passions qui ne sont pas charnelles, dans le sens ordinaire de ce mot : les inimitiés, les querelles, les jalousies, les animosités, les disputes, les divisions, les sectes, l’envie (Galates 5.19-21). La tendance à retomber dans le légalisme, c’est-à-dire dans un péché qui peut s’allier à la sensualité sans doute, mais qui peut aussi y être opposé, est plus d’une fois caractérisée par Paul comme une rechute dans la chair. C’est que le principe du légalisme est le culte du moi, la glorification de la nature humaine dans son opposition à Dieu et au profit de la chair. Le légalisme dans ce sens est charnel aussi bien que les vices grossiers (Galates 3.3). L’apôtre de même appelle les Corinthiens charnels à l’occasion des divisions qui avaient éclaté au milieu d’eux et de leur attachement à des doctrines humaines qui les détournaient de la foi pure et simple en Christ (1 Corinthiens 3.1-4). C’est la chair qui se glorifie (1 Corinthiens 1.26,29). Cette glorification selon la chair s’oppose en général à celle qui vient de Dieu, et c’est encore là une expression où le sens non matériel du mot chair ne saurait être mis en doute. C’est la nature humaine se séparant de Dieu, s’insurgeant contre Dieu, puisant sa satisfaction dans un principe étranger à Dieu et par conséquent coupable, quelle qu’en soit la nature. La chair est toujours opposée non pas à l’âme, mais à l’esprit (Romains 4.1 ; Philippiens 3.4). C’est dans la même acception que la chair est également opposée au νοῦς (Romains 7.25). Ce sens nous paraît devoir être maintenu Jean 3.6, où l’esprit divin s’oppose au principe de la chair considéré dans son isolement d’avec l’esprit et comme tel impropre à procurer à l’homme l’entrée du Royaume des cieux. La même opposition se trouve dans la bouche du Seigneur, Matthieu 26.41 : l’esprit est le principe de l’énergie, tandis que la chair, isolée d’avec l’esprit, est une force d’inertie qui paralyse l’esprit lui-même. Mais le mot chair n’est pas non plus synonyme de nature pécheresse, comme on pourrait être tenté de l’inférer d’un grand nombre de passages, surtout de Romains 8.25 et Galates 5.16.
A ces passages, dont nous rendrons raison tout à l’heure, nous pouvons opposer ceux qui mentionnent la venue de Christ en chair, sa vie dans la chair, et qui excluent par conséquent toute acception péjorative de ce mot (Jean 1.14 ; comp. 1 Pierre 4.1).
La chair, au sens propre du mot, est donc la nature humaine, physique et psychique, telle qu’elle est sortie des mains du Créateur, dans son état normal et primitif, toutefois à l’exclusion du principe pneumatique non encore apparu. Dans la première phase de la vie humaine, dans ce que nous appelons la période psychique et naturelle, l’homme vit encore pour lui-même et pourvoit au développement de ses facultés propres ; il apprend à penser, à vouloir, à agir, à vivre en un mot. Il use des biens que Dieu a mis à sa disposition. Il prend possession de la terre et de lui-même. Mais le moment vient où sa consécration à une cause supérieure et céleste peut lui imposer l’abandon de ces joies, jusqu’ici légitimes et pures. Christ lui-même ne demeura fidèle à sa destination qu’à la condition de faire ce sacrifice, de passer au moment voulu de la vie de la chair, purement psychique et naturelle, à la vie spirituelle et pneumatique (Hébreux 5.7 ; Jean 17.19 ; 1 Pierre.3.18).
Cette crise est obligatoire pour toute âme d’homme, et il y va de son avenir. La chair, même innocente, devient coupable par le fait seul qu’elle prétend se maintenir, s’isoler, se perpétuer, demeurer stationnaire, au lieu de se donner, de se sacrifier, de s’immoler et de se perdre, de se prêter à l’avènement du principe supérieur et pneumatique. Si la chair résiste et se refuse au progrès moral, elle se met en état de chute, par le fait seul qu’elle n’a pas voulu s’élever à l’état supérieur ; elle pèche, pour avoir reculé devant la perfection.
La chair est donc une notion inférieure à celle de l’esprit, et beaucoup plus étendue que celle du corps. Mais on comprend que le mot chair puisse prendre le sens de nature humaine pécheresse, puisque, dans les passages précités, la chair est généralement opposée à l’esprit, comme s’affirmant et s’isolant en face de l’esprit, et résistant à son action.
Or, comme nous l’avons dit, la chair arrivée à cette phase est déjà, eo ipso, pécheresse, car, en face de l’esprit, elle a perdu son droit et sa raison d’être qui ne sont que temporaires et qui n’ont été valables qu’à la condition de disparaître au cours du développement spirituel de la personnalité.
L’expression chair et sang, qui revient plus d’une fois sous la plume de saint Paul (1 Corinthiens 15.50 ; Galates 1.16 ; Éphésiens 6.12 ; comp. Matthieu 16.17), paraît également désigner les deux parties constitutives de la nature humaine, mais considérées dans leur isolement du principe spirituel, dans leur état de désorganisation issu de la chute, et marquées du caractère d’infirmité qui s’attache à tous les objets de l’économie actuelle. Cette expression est donc synonyme du mot chair, pris dans son acception fâcheuse.
Le sentiment étant, comme nous l’avons dit, l’opération distinctive et immédiate de l’âme humaine, celle-ci possède deux organes spéciaux, affectés aux deux autres opérations qui lui sont propres et qui accompagnent la sensation elle-même pour la transformer en sentiment : l’intelligence et la volonté. L’organe intellectuel, c’est, d’après l’Écriture, le νοῦς ; l’organe de la volonté, c’est le cœur.
Nous ne les considérons ici l’un et l’autre que dans leur relation morale et religieuse, tout en faisant remarquer également que, pas plus que le sentiment, l’intelligence et la volonté ne s’isolent dans la réalité des opérations voisines, et que ce n’est que par une abstraction inévitable que nous les énumérons successivement.
L’organe par lequel l’âme s’approprie par un travail intellectuel les révélations externes qui se présentent à elle, s’appelle dans l’Écriture le νοῦς. Il est possible que ce terme, dans son acception usuelle et courante, signifie l’intelligence dans le sens général de ce mot ; mais nous ne sachions pas que, dans l’Écriture, il figure autrement que comme la faculté médiatrice entre l’âme et la révélation du monde supersensible, religieux et moral.
Quelle que soit l’origine de ce mot, en latin mens, le νοῦς est la volonté intelligente qui produit ce que nous avons appelé les jugements moraux ; il n’est, dans le langage scripturaire, ni une faculté intellectuelle pure, ni à plus forte raison une faculté pratique pure, mais une activité intellectuelle dirigée par la volonté.
Nous devons distinguer en effet entre les activités volitives comme telles, celles qui élaborent les motifs, et celles qui exécutent ce qui est conseillé par ces motifs. Je puis m’être formé à moi-même des doctrines bonnes ou mauvaises, et ne pas trouver à propos de les appliquer. Pour passer du principe à la pratique, il faut une nouvelle détermination libre et spontanée du moi qui n’est pas donnée avec la première. Le νοῦς nous paraît désigner précisément non pas la volonté qui exécute, mais la volonté qui, secondée et guidée par l’intelligence, élabore le motif lui-même, ou l’intelligence qui est portée par la volonté à cet effet. Nous ne nous étonnerons pas que le langage scripturaire, toujours vrai et concret, réunisse dans un seul terme deux notions que la psychologie analyse et distingue soigneusement, et que la nature du νοῦς ne soit ni exclusivement intellectuelle, ni exclusivement volitive, mais qu’il soit une combinaison de toutes deux, où le fait intellectuel toutefois occupe la place principale.
Nous avons déjà fait remarquer dans notre première section cette solidarité constante des motifs de nos actions et des déterminations de notre nature morale, des faits intellectuels et de l’activité volitive. Nous avons établi qu’il n’y a qu’une sphère où la volonté n’ait aucune part, ni aucune influence sur les produits intellectuels, et où par conséquent les chances d’erreur soient nulles : la sphère des mathématiques ; mais c’est précisément là un domaine en dehors de la vie, et n’existant que dans l’idée et l’abstraction. Partout ailleurs la volonté du sujet concourt aux résultats de son activité intellectuelle pour les produire d’abord, puis pour les rectifier et les apprécier, conformément aux postulats de la nature subjective, cela, dans les limites et sous les réserves énoncées tout à l’heure.
Ainsi, bien que l’analyse psychologique distingue avec raison les deux facultés pensante et voulante, cette distinction n’est vraie qu’idéalement et in abstracto ; dans la réalité, surtout dans l’ordre moral, dont les objets intéressent directement le sujet tout entier, toute pensée est issue d’un acte de volonté, d’un intérêt créé chez le sujet par le sujet lui-même, et constituant un motif d’action, encore que ce motif ne soit pas après cela absolument déterminant pour la volonté exécutrice elle-même, ou qu’il puisse entrer en conflit avec d’autres motifs principaux ou secondaires également issus de la volonté.
Dans le langage scripturaire, le νοῦς a d’abord un rôle à jouer en présence de la révélation naturelle extérieure. Dans Romains 1.20, le participe νοούμενα détermine l’indicatif καθορᾶται pour signifier que l’activité réfléchie du sujet s’applique à la perception sensible pour la transformer en aperception morale, en croyance, en foi. C’est par l’activité à la fois intellectuelle et morale du νοῦς que les choses invisibles de leur nature deviennent visibles. Ce participe νοούμενα s’interpose entre le sujet τὰ ἀόρατα et le verbe καθορᾶται pour résoudre la contradiction ou le paradoxe qu’ils présentent, rapprochés l’un de l’autre. Comment en effet les choses invisibles de Dieu se peuvent-elles voir dans le visible ? C’est que dans le βλεπόμενον que perçoit le sens extérieur, il y a le νοούμενον qui n’est perceptible qu’à l’organe moral intérieur ; c’est qu’il y a en l’homme autre chose encore que l’œil qui perçoit les vibrations de la lumière ou que l’intelligence qui interprète ces perceptions pour les transformer en connaissances sensibles ; il y a le νοῦς, l’organe aperceptif de l’élément invisible qui pénètre tout élément visible et matériel ; il interprète les impressions sensibles pour les transformer, non plus seulement en connaissances sensibles, comme le fait l’intelligence à son degré rudimentaire, mais en croyances religieuses ou morales.
Seulement la part de la volonté subjective qui, dans le cas de la production de la connaissance sensible, est si réduite qu’elle disparaît, est ici tellement prépondérante, que l’effet, la croyance religieuse ou morale, peut en être supprimé ou considérablement altéré, et qu’il est par conséquent entièrement subordonné au consentement du sujet.
Le même ordre d’idées se retrouve Hébreux 11.3, à propos de l’œuvre de la création, désignée ici aussi comme un νούμενον dans un βλεπόμενον, à cette différence près que dans Romains 1.20 la matière du noumène était un spectacle sensible, tandis que dans Hébreux 11.3 c’est un témoignage historique.
D’autres passages nous présentent à leur tour le νοῦς ; dans sa relation à la révélation naturelle intérieure, celle de la loi dans la conscience ; ainsi Romains 7. 23,25.
Dans Romains 14.5, le même terme désigne le siège des motifs et des jugements moraux, et renferme par conséquent la synthèse de la pensée et de la volonté dans l’élaboration de ces jugements. Dans Tite 1.15, nous voyons le νοῦς adjoint à la conscience, à preuve du rapport étroit qui les unit.
Ce rapport ne sera pas difficile à établir d’après les prémisses et les analogies ci-dessus. Si, comme nous l’avons montré, la conscience est en l’homme l’organe supérieur à l’homme, qui lui apporte la révélation de l’ordre moral et qui témoigne en lui d’une manière immédiate et continue de la présence et de l’autorité de cet ordre, la fonction du νοῦς sera précisément de percevoir, d’interpréter et d’appliquer au sujet dans chaque cas particulier la donnée immédiate de la conscience. Le νοῦς, facteur des jugements moraux, est, comme nous l’avons vu, sujet à l’erreur.
Mais l’opération supérieure du νοῦς est celle par laquelle il perçoit les faits de l’ordre supérieur et pneumatique, le contenu de la révélation historique du salut en Jésus-Christ, les mystères du monde à venir. Le passage le plus instructif sur ce rôle du νοῦς, c’est 1 Corinthiens 14.14-15. Le πνεῦμα est ici l’organe de la révélation divine qui s’impose immédiatement au sujet, tandis que le νοῦς est l’organe d’appropriation et d’assimilation subjective. La révélation divine au πνεῦμα, met le sujet en relation immédiate avec l’Esprit de Dieu. Mais l’élaboration de la donnée surnaturelle par le νοῦς est la condition indispensable pour que ces révélations surnaturelles, plus ou moins oppressives de la personnalité, soient traduites en pensées humaines et profitent ainsi à l’Église. Cette élaboration subjective n’est pas moins nécessaire pour que chez le sujet lui-même elles aient un effet durable et salutaire, qu’elles deviennent réellement sa substance spirituelle, sa propriété morale.
Si donc le πνεῦμα apporte au νοῦς l’aliment de la vie supérieure et divine, le νοῦς apporte au πνεῦμα le concours de la volonté et de l’intelligence subjective (d’où l’expression combinée de πνεῦμα τοῦ νοός, Éphésiens 4.23). Le νοῦς, privé de la substance supérieure et spirituelle, s’égare dans le vide de ses propres pensées et se repaît de sa propre substance dans la fausse spiritualité, orgueil ou fausse science, — ce que saint Paul appelle ματαιότης τοῦ νοός Éphésiens 4.17, — jusqu’à ce que, las de ce travail sans issue, il aille chercher son aliment dans la matière et dans la souillure (Tite 1.15. Comp. Romains 1.21 ; 1 Corinthiens 3.20).
Dans quelques passages le νοῦς est attribué à Dieu, sans doute par anthropomorphisme ; ainsi Romains 11.34, où il ne s’agit que de l’intelligence supérieure que Dieu a de toutes choses.
Le νοῦς est donc l’organe de l’âme qui, s’appliquant soit à la révélation extérieure et naturelle, soit à la révélation intérieure de la conscience, soit au témoignage historique, soit à la révélation pneumatique, s’efforce de les concevoir et de se les assimiler, en en recueillant la substance intellectuelle et morale. Le νοῦς est donc bien en soi une faculté inférieure au πνεῦμα ; il est la faculté perceptive et aperceptive de l’ordre invisible et divin qui se manifeste dans l’ordre visible et terrestre ; il appartient à l’âme humaine, il fait partie de sa dotation primitive comme la conscience ; il est à sa disposition immédiate.
Que le νοῦς, qui est une faculté réceptive et reproductrice et non pas initiatrice et créatrice, soit tout entier saturé de πνεῦμα, et il se sera pour ainsi dire confondu, identifié avec le πνεῦμα, en lui apportant cet élément qui lui est propre de l’élaboration individuelle ; les deux termes de νοῦς et de πνεῦμα pourront dès lors se confondre. C’est ce qui nous explique que dans le chapitre 8 de l’épître aux Romains, qui nous décrit l’état idéal du chrétien régénéré, c’est le terme de πνεῦμα qui figure exclusivement, tandis que dans le chapitre 7, c’est le νοῦς, organe de l’homme naturel.
Avant d’en venir à l’étude du πνεῦμα lui-même, nous avons encore à parler, sous le chef de l’âme, de l’organe central où toutes les fonctions diverses se rencontrent comme dans un foyer commun et agissent de là sans confusion et sans mélange les unes sur les autres et sur la personnalité tout entière, — du siège d’où partent les réactions de cette personnalité sur le non-moi. Nous avons vu en effet que, si la volonté a une part nettement accusée dans la formation des principes, des doctrines et des jugements moraux, cette part n’épuise point pour cela le rôle de la volonté dans la vie. Les jugements moraux une fois formés par le concours simultané de l’intelligence et de la volonté, par l’activité du νοῦς en un mot, il reste encore à les accueillir dans l’officine la plus secrète de la volonté où ces motifs doivent se transformer en résolutions positives, exécutées par suite soit d’un acquiescement, soit d’une opposition du moi, pour se traduire dans les faits.
Cet organe central et distinctif de l’âme ou de la personnalité humaine, où tout afflue et d’où tout procède, ce foyer où les impressions et les jugements sont convertis en résolutions, c’est le cœur (Matthieu 12.35).
Le cœur remplit au physique la même fonction qu’au moral, et l’expérience nous révèle d’ailleurs une connexité mystérieuse entre nos facultés morales et l’organe qui occupe le centre de la vie de notre corps. Car, de même qu’un travail de pensée pure se fait sentir au cerveau, l’émotion qui précède l’action, agit sur le cœur dont elle précipite le mouvement ou qu’elle affecte d’une façon morbide. Le cœur est, au physique comme au moral, le centre, la source de la vie (Proverbes 4.23).
De même que le cœur physique reçoit le sang veineux de toutes les extrémités du corps pour le purifier et le renouveler, puis le repousser par les artères dans tous les organes et tous les membres, remplissant ainsi dans le corps une double fonction intensive et expansive, ainsi en est-il du cœur moral : à lui tout d’abord de recevoir comme dans un réservoir caché et intime les impressions ou les perceptions du dehors pour les juger, les approuver ou les blâmer, pour les marquer de l’empreinte bonne ou mauvaise de la volonté. Le cœur est l’organe central de la volonté. Arrêtées à l’intelligence ou au cerveau, ces perceptions en effet ne se traduiraient qu’en notions ou aperceptions ; arrêtées à l’organe purement psychique ou sensitif, à l’âme, elles se traduiraient en sensations de plaisir ou de douleur, en émotions tristes ou réjouissantes ; arrêtées au νοῦς, elles se traduiraient en jugements et en motifs divers. Ce n’est qu’en pénétrant jusqu’au foyer central de l’âme et par une sorte d’intussusception mûrement délibérée et pleinement volontaire, que ces perceptions du dehors peuvent agir sur le moi et déterminer des volitions actives et efficaces, des résolutions, des actes issus de jugements moraux. C’est ce que le langage populaire exprime sans cesse ; tout homme entend comme d’instinct la différence entre une parole ou un acte du cœur, et une parole ou un acte que la raison ou la logique seule a dicté ; entre la foi de tête qui est une simple adhésion de l’intelligence qui ne produit rien, et la foi du cœur qui intéresse et engage l’homme tout entier. La tête est réputée le siège de toute opération logique, à laquelle la volonté n’a eu d’autre part que celle de l’avoir provoquée, mais sans subir elle-même la réaction de cette modification.
Une fois les sensations et les perceptions du dehors accueillies au foyer de la personnalité par l’organe central de l’âme humaine, elles y opèrent une détermination subjective de la volonté qui peut ne pas se traduire immédiatement au dehors, mais qui agit dans tous les cas au for intérieur du moi et y produit une modification d’une nature morale. Que cette modification du moi ou cette détermination de la volonté demeure un fait interne (Luc 2.19), ou qu’elle se manifeste immédiatement dans les actes extérieurs, il importe peu à l’essence du fait qui vient de se passer. L’œuvre morale s’est produite ; elle a été aperçue et moralement supputée par celui qui sonde les reins et les cœurs (Psaumes 7.10). Le cœur a agi réellement, et par lui la personnalité tout entière s’est déclarée et engagée. Il est dans la nature des choses que cette manifestation ait lieu, tôt ou tard ; elle est voulue de Celui qui est plus grand que notre cœur, qui connaît toutes choses (1 Jean 3.20) et qui par là même tient à tout manifester.
Les passages Genèse 22.1 ; Deutéronome 8.3 ; 2 Chroniques 32.31, définissent en effet le but de l’épreuve envoyée à l’homme, qui est de produire au dehors les dispositions bonnes ou mauvaises du cœur.
C’est d’ailleurs l’effet de toute révélation supérieure et divine, et en particulier de celle de l’Évangile (Luc 2.35) ; et alors, mais alors seulement, la personnalité morale est jugée (Jean 3.21).
Mais aussi cette manifestation du cœur, soit bonne, soit mauvaise, purifie ou souille l’homme tout entier, précisément parce qu’elle est le symptôme de l’état de l’être tout entier (Marc 7.18-23 ; comp. Matthieu 12.31-37), en sorte qu’il y a action et réaction de la disposition sur l’acte qui en est issu et de l’acte sur la disposition qu’il concourt à fortifier dans le bien ou dans le mal. La manifestation qui part du cœur et qui accuse l’état de pureté ou de souillure de l’homme intérieur, purifie en même temps ou souille l’homme tout entier, celui du dehors et celui du dedans.
Il résulte du fait que le cœur est le siège central des facultés de l’âme, qu’il est aussi celui de la conscience du moi. L’âme privée de cet organe central ne serait pas personnelle ; elle ne pourrait qu’éprouver des sensations, mais non pas faire volontairement retour sur elle-même pour s’affirmer et se vouloir comme moi. C’est dans et par le cœur que l’âme réfléchit sur elle-même et se reconnaît identique à elle-même au sein de la multitude de ses sensations ; c’est dans le cœur que le moi se parle à lui-même, se pense et se pose comme moi (Psaumes 10.13 ; 14.1 ; Deutéronome 8.5 ; Ésaïe 44.19). Aussi remarquons-nous que, tandis que l’Écriture attribue souvent un cœur à Dieu (Genèse 8.21), elle ne l’accorde nulle part à l’animal, sauf lorsque, décrivant la déchéance du roi Nébucadnézar, elle nous raconte que son cœur fut rendu semblable à celui des bêtes (Daniel 4.16 ; 7.4).
Or comme la faculté de se connaître soi-même et de se vouloir, est connexe à celle de revêtir sa pensée d’une forme déterminée, le siège de la conscience du moi doit être aussi celui du don de la parole qui est également distinctif de la nature humaine (Psaumes 27.8 ; Matthieu 12.35-37 ; Luc 6.45).
C’est le cœur enfin, comme l’organe moral central, qui est le siège de la conscience morale. C’est dans le cœur qu’elle fait entendre son témoignage, et que ce témoignage est perçu par le νοῦς (Romains 2.15 ; Hébreux 10.22).
Nous n’en concluons pas avec Becka que le cœur ne soit que la synthèse du νοῦς et de la conscience. Car il se passe autre chose et plus encore dans le cœur que le témoignage objectif de la conscience et l’élaboration du jugement moral ; c’est là que l’acte soumis à la délibération préalable du νοῦς ; se perpètre intérieurement avant de se produire au dehors.
a – Bibl. Seelenlehre, p. 78 à 80.
Mais si l’activité du νοῦς n’épuise pas celle du cœur, il n’en est pas moins vrai que d’après l’Écriture, c’est dans le cœur que le νοῦς accomplit sa fonction. En effet, les opérations principales du νοῦς, désignées par les mots ἔννοια, ἐπίνοια, μετάνοια, se passent toutes dans le cœur, d’après le langage scripturaire, et c’est du cœur qu’elles empruntent leur caractère spécialement moral, soit dans le bien, soit dans le mal. C’est aussi ce qui nous explique qu’en hébreu le cœur désigne, comme nous l’avons dit, la conscience : Job 27.6, et le νοῦς : Job 34.10 ; Jérémie 5.21 ; Proverbes 17.16. Il était facile de réunir dans une même dénomination des organes et des faits si voisins les uns des autres, dans une langue aussi concrète et aussi peu analytique que l’hébreu.
Le cœur d’ailleurs ne reste pas isolé des autres organes. A l’action du cœur sur l’intelligence succède la réaction bonne ou mauvaise de l’intelligence sur le cœur ; le cœur inspire l’intelligence, et l’intelligence ainsi modifiée fortifie le cœur dans la direction initiale qu’il a prise. Cette réciprocité d’action est un des phénomènes moraux les mieux attestés par l’expérience et par l’Écriture. Nous y reviendrons au chapitre suivant ; qu’il nous suffise pour le moment de citer les passages suivants : Romains 1.21 ; Éphésiens 4.18.
Le cœur est donc l’organe moral et par là même central de l’âme, s’il est vrai que l’essence de l’activité humaine est la volonté, que c’est la volonté, et non pas la pensée et le sentiment, qui constitue l’homme lui-même. Ce n’est que par le concours du cœur que les facultés de l’âme sont marquées du sceau moral, qu’elles prennent l’empreinte de la personnalité morale, appelée à réaliser le bien et à s’unir à Dieu. Ces facultés ne se mêlent, ni ne se confondent au foyer central de l’âme, pas plus que les fonctions des différents organes corporels ne se confondent dans le cœur physique ; mais elles s’y subordonnent à la faculté centrale, à la faculté morale ; elles reçoivent de celle-ci leur dignité et leur caractère. C’est donc l’organe moral de l’âme humaine qui constitue l’essence de la personnalité humaine. C’est la présence de cet organe en l’homme qui élève l’âme purement sensitive à l’état de personnalité consciente et voulante.
Ainsi donc, l’âme qui, au début et au degré inférieur de son développement, est simplement douée de sentiment, ce qui est l’élément de similitude entre l’âme animale et l’âme humaine, reçoit progressivement, grâce à l’activité du νοῦς et à celle du cœur, la faculté de former des jugements moraux, puis de les transformer en résolutions et en actes, c’est-à-dire qu’elle devient capable de vouloir le bien ou le mal, ce qui est l’élément de supériorité de l’âme humaine sur l’âme animale.