Le synode destiné à examiner la marche générale de l’église des Frères se réunit à Hirschberg, près d’Ebersdorf, le 1er juillet 1743. Pour comprendre mieux les délibérations de ce synode, il faut jeter un coup d’œil sur l’état politique de la Prusse et spécialement de la Silésie en ce moment-là. La mort de Frédéric-Guillaume Ier avait fait concevoir de grandes espérances aux ennemis de Zinzendorf. On savait quelles étaient, en matière de religion, les opinions du nouveau roi, Frédéric II, et l’on ne doutait pas que les Herrnhoutes, avec leur zèle piétiste et leur naïveté mystique, ne fussent un objet d’antipathie pour le jeune ami de Voltaire et ne perdissent sous son règne la faveur dont ils avaient joui sous celui de son prédécesseur. L’orthodoxie se flattait d’avoir trouvé une alliée dans l’incrédulité, mais il en fut autrement. Frédéric avait encore plus de répugnance pour l’intolérance que pour la religion ; il maintint dans le domaine ecclésiastique les libertés déjà existantes, et si parfois il s’accorda le plaisir de faire pièce à l’Église, ce fut sans persécuter personne, mais en accordant une protection spéciale aux sectes persécutées, aux hérétiques ou à ceux qui passaient pour tels. Les Frères y trouvèrent leur compte, et le règne de Frédéric le Grand leur fut plus favorable encore que ne l’avait été celui de Frédéric-Guillaume Ier. Bientôt les conquêtes du roi procurèrent la liberté religieuse à des peuples qui avaient gémi jusqu’alors sous le joug de l’intolérance. On a vu les efforts qu’avait faits le gouvernement autrichien pour étouffer le réveil religieux en Silésie : dès que ce pays eut passé sous la domination prussienne, toutes les opinions religieuses purent s’y faire jour ; de nouveaux émigrants, arrivant en foule de Moravie, vinrent grossir les communautés des Frères, qui furent bientôt plus nombreuses et plus florissantes qu’elles ne l’étaient nulle part. Il y en eut à Burau, dans les terres du comte de Promnitz, à Ober-Peilau, à Gross-Krauschea, à Neusalz et ailleurs. Sur le désir du roi, Neusalz devint un peu plus tard la résidence de l’évêque morave Polycarpe Müller et le siège du séminaire théologique. Les Frères trouvèrent la même protection dans les autres États de Frédéric, à Berlin, à Stettin et à Montmirail dans le comté de Neuchâtel.
a – Les communautés établies à Ober-Peilau et à Gross-Krausche reçurent les noms de Gnadenfrey et Gnadenberg. Nous rappellerons ici que le mot. Gnade, qui se trouve dans le nom de plusieurs établissements moraves, signifie grâce en allemand.
Ils voulurent profiter de ces heureuses dispositions pour faire confirmer par de nouvelles garanties la liberté dont ils jouissaient. Les délégués qu’ils envoyèrent à Berlin à cet effet furent accueillis très favorablement. Ils obtinrent pour les Frères, non seulement l’autorisation générale de s’établir dans tous les États de Sa Majesté, mais encore une pleine liberté de conscience, le droit d’exercer publiquement leur culte et de choisir leurs ministres, enfin celui de ne relever d’aucun consistoire, mais d’être sous la protection immédiate du roi et sans autres supérieurs que leurs propres évêquesb.
b – Les lettres patentes du roi, datées du 25 décembre 1742, se trouvent dans la Büdingsche Sammlung, tome III, page 122.
Les Frères se réjouissaient de ce nouveau succès ; tout leur réussissait au delà de leurs espérances, et certes il semble qu’ils eussent lieu de s’estimer heureux en voyant l’issue de cette dernière négociation. Mais Zinzendorf en jugeait autrement et trouvait un sujet d’inquiétude où les autres ne voyaient qu’un triomphe. C’est ce qu’il exposa dans le synode. Il désapprouvait en premier lieu que toutes ces démarches eussent été faites au nom de l’église morave ; car par là, disait-il, les Frères renoncent au droit d’être considérés comme membres de la communion luthérienne et de la communion réformée, droit précieux qu’ils avaient jusqu’ici revendiqué avec soin. En second lieu, ajoutait-il, quand, depuis plus d’un siècle, la maison de Brandebourg accorde sa protection à l’église des Frères, à telles enseignes que Jablonski a pu être tout à la fois prédicateur de la cour et évêque morave, à quoi bon demander comme une faveur la reconnaissance d’un droit qui n’a jamais été contesté, et que l’on ne fait qu’ébranler en croyant le confirmer ?
Le synode fut assemblé pendant douze jours. Il finit par reconnaître la vérité des remontrances du comte et vit que le meilleur parti à prendre était de lui remettre toute l’affaire. On lui adjoignit quatre autres Frères, et on conféra à cette délégation les pleins pouvoirs nécessaires pour régler définitivement avec le gouvernement prussien la position de l’église à Berlin et en Silésie.
Aussitôt arrivé à Berlin, le comte adressa au roi la requête suivante, que nous citons dans le texte français original :
« Sire, telle est la grâce que le roi fait aux églises unies des Frères moraves, que leur gratitude ne saurait aller trop loin. Mais ces mêmes églises abhorrent le caractère d’une secte nouvelle ; car elles ont à la vérité le privilège d’être des églises subsistantes il y a plusieurs siècles, mais elles ne font plus de religion particulière depuis la Réforme. Les luthériens parmi eux conservent leurs idées et les réformés en font de même. Là où il s’en trouve des deux confessions, ils se règlent sur la pluralité des membres, et là où il y en a un nombre à peu près pareil, ils vivent dans une union fraternelle.
Voilà l’état où elles se trouvent partout, aux yeux de toute l’Europe.
C’est pourquoi, comme leurs envieux tâchent de les priver de ce beau privilège et de se servir jusqu’aux gracieuses déclarations que Sa Majesté a bien voulu leur accorder, pour les séparer du corps évangélique de la Germanie et les faire aller de pair avec les sectes tolérées, titre que les églises moraves n’ont garde de réclamer dans les pays protestants, il s’agit de parer ce coup, et nous osons demander à Sa Majesté la très gracieuse permission de lui ouvrir notre cœur sur le moyen de le faire.
Ce qui d’abord sera exécuté avec la clarté, la précision et le respect dû à un monarque aussi marqué dans son espèce, et ajoutera une nouvelle obligation à toutes les autres.
Nous sommes, etc. »
Ce que voulait le comte, c’était une nouvelle enquête destinée à constater la parfaite conformité de la doctrine des Frères avec celle de l’Église évangélique. « Je ne me laisse détourner de mon but, disait-il, par rien de ce qui peut survenir en bien ou en mal. Quand on nous blâme, je dis : Examinez ; quand on nous condamne, je dis de même. Quand on nous loue, je réponds : Commencez par examiner. Nous donne-t-on des privilèges, des droits, des libertés, des approbations, je remercie en peu de mots et je répète aussitôt : Mais on ne nous a pas encore examinés ! »
Cet examen que Zinzendorf réclamait toujours de nouveau et avec une insistance qui nous étonne, avait eu lieu déjà longtemps auparavant ; le gouvernement ne se souciait pas de recommencer et trouvait d’ailleurs la question oiseuse. En favorisant les moraves, Frédéric se plaisait à protéger, non la confession d’Augsbourg, mais la liberté de conscience, et les aimait au moins autant suspects d’hérésie que convaincus d’orthodoxie. Les efforts du comte furent donc vains ; il ne put réussir non plus, comme il l’aurait voulu, à faire placer les églises des Frères sous la surveillance d’un consistoire luthérien, et il dut, bon gré mal gré, se résigner à l’indépendance.
De Berlin, il se rendit en Silésie. Le roi avait adressé aux gouverneurs provinciaux de Breslau et de Glogau un rescrit leur enjoignant de n’entraver le comte en aucune manière, mais de l’assister au contraire, autant que le besoin le requerrait, dans l’exécution de son mandat.
Il fixa son séjour à Burau, village et château appartenant au comte de Promnitz et siège d’une petite communauté, à laquelle il donna le nom de Gnadeck. Ce fut de là qu’il dirigea ses excursions dans les autres lieux de la Silésie où se trouvaient des Frères. Burau n’était pas loin de la frontière de Lusace et il profita de cette circonstance pour s’occuper de nouveau de ce Herrnhout qu’il lui était interdit de revoir. Les Frères de Herrnhout vinrent à tour de rôle lui rendre visite. De nouveaux émigrés arrivèrent de Moravie, d’autres Frères partirent avec leurs familles pour l’Amérique du Nord, afin d’y travailler à l’instruction et à l’édification de leurs nombreux compatriotes, privés pour la plupart de tout secours religieux. Ces diverses affaires et en général le mouvement considérable d’accroissement qui se faisait sentir dans l’église des Frères depuis qu’elle était entrée dans une phase nouvelle, nécessitèrent la nomination de deux nouveaux évêques. Frédéric de Watteville, le vieil ami de Zinzendorf, reçut des mains de celui-ci la consécration épiscopale ; peu après, on conféra la même charge à Jean Langguth. Ce dernier ne tarda pas à devenir l’aide assidu et habituel du comte ; Watteville l’adopta et en 1746 Zinzendorf lui donna en mariage sa fille Bénigna.