1. Césennius Gallus, ne voyant plus de trace de révolte en Galilée, ramena son corps d'armée à Césarée ; alors Cestius, se remettant en marche avec toutes ses forces, se dirigea sur Antipatris. Apprenant qu'une troupe assez considérable de Juifs s'était rassemblée dans une tour du nom d'Aphékou[1], il envoya un détachement pour les déloger. La crainte dispersa les Juifs avant même qu'on on vint aux mains : le détachement envahit le camp, qu'il trouva évacué, et l'incendia, ainsi que les bourgades des alentours. D'Antipatris, Cestius s'avança jusqu'à Lydda, qu'il trouva vide d'hommes ; car, à cause de la fête des Tabernacles[2], tout le peuple était monté à Jérusalem. Il découvrit cependant quelques retardataires, en tua cinquante, incendia la ville, et, poursuivant sa marche, monta par Béthoron, puis vint camper au lieu appelé Gabaô, à cinquante stades de Jérusalem[3].
[1] La Bible mentionne plusieurs places fortes de ce nom (qui signifie forteresse). L'identification la plus probable est avec l'Aphek des Philistins, I Rois 4, 1, ou celui des Cananéens, Jos., 12, 18.
[2] 15-22 Tisri, octobre 66.
[3] Au N.-O. après la sortie du défilé de Bethoron. C'est l'ancienne Gibéon de l'Ecriture, aujourd'hui El Djeb. Dans Ant., VII, 11, 7 (§283), la distance indiquée n'est que de 40 stades.
2. Quand les Juifs virent la guerre aux portes de la capitale, ils interrompirent la fête et coururent aux armes : pleins de confiance dans leur nombre, ils s'élancèrent au combat, sans ordre, en poussant des cris, sans même tenir compte du repos du Septième jour, car on était précisément au jour du sabbat, qu'ils observent avec tant de scrupule. Cette même fureur qui éclipsait leur piété leur assura l'avantage dans le combat : ils tombèrent sur les Romains avec une telle impétuosité qu'ils enfoncèrent leurs unités et pénétrèrent au cœur même de l'armée en semant le carnage. Si la cavalerie, faisant un circuit, n'était venue soutenir les parties du corps de bataille qui faiblissaient, avec l'aide des troupes d'infanterie encore intactes, toute l'armée de Cestius eût couru le plus grand danger. Les Romains perdirent cinq cent quinze hommes, dont quatre cents fantassins et le reste cavaliers : la perte des Juifs ne s'éleva qu'à vingt-deux morts. Ceux qui dans leurs rangs montrèrent le plus de bravoure furent Monobazos et Kénédéos, parents de Monobazos roi d'Adiabène[4], puis Niger de la Pérée et Silas le Babylonien[5], transfuge de l'armée du roi Agrippa. Les Juifs, repoussés de front, se replièrent vers la ville mais sur les derrières de l'armée, Simon, fils de Gioras, tomba sur l'arrière-garde romaine qui montait encore vers Béthoron, en dispersa une bonne partie et enleva nombre de bêtes de somme qu'il emmena à Jérusalem. Pendant que Cestius s'arrêtait trois jours dans ses cantonnements, les Juifs occupèrent les hauteurs et gardèrent les défilés ; il n'était pas douteux qu'ils reviendraient à la charge dès que les Romains se remettraient en route.
[4] Ce roi, converti au judaïsme comme toute sa famille, avait succédé à son frère Izatès en 62.
[5] C'est-à-dire un Juif de Babylonie, établi en Batanée.
3. Alors Agrippa, voyant la situation des Romains menacée par cette innombrable multitude d'ennemis qui occupaient la lisière des montagnes, crut devoir essayer la voix de la raison avec les Juifs : il pensait ou bien les persuader tous de terminer la guerre, ou bien détacher des ennemis ceux qui ne partageraient pas leurs sentiments[6]. Il leur envoya donc ses deux familiers que les Juifs connaissaient le plus, Borcéos et Phoebos, chargés de leur promettre, de la part de Cestius, un traité et, de la part des Romains, le pardon assuré de leurs fautes s'ils déposaient les armes et faisaient leur soumission. Les factieux, craignant que l'espoir de l'amnistie ne ramenât tout le peuple à Agrippa, se jetèrent sur ses envoyés pour les faire périr : Phoebos fut tué avant d'avoir ouvert la bouche ; Borcéos, quoique blessé, réussit à s'enfuir ; ceux du peuple qui manifestaient leur mécontentement furent, à coups de pierres et de bâtons, chassés vers la ville.
[6] Texte fort douteux.
4. Cestius, comptant tirer parti de ces dissensions de l'ennemi, mena alors toutes ses troupes à l'attaque, battit l'ennemi et le refoula jusqu'à Jérusalem. Il établit son camp dans l'endroit appelé Scopas[7], distant de sept stades de la capitale. Pendant trois jours il suspendit toute attaque, espérant peut-être que les défenseurs lui livreraient la ville, mais il lança dans les villages des alentours de nombreux fourrageurs pour ramasser du blé. Le quatrième jour, qui était le 30 du mois Hyperbérétéos, il rangea son armée en bataille et la conduisit à l'assaut. Le peuple était paralysé par les factieux, ceux-ci, stupéfaits à la vue du bel ordre des Romains, évacuèrent les parties extérieures de la ville pour se concentrer dans les quartiers intérieurs et dans le Temple. Cestius, avançant toujours, brûla le quartier de Bézétha, la « ville neuve[8] », et le lieu dit « marché aux poutres » ; ensuite, obliquant vers la ville haute, il campa en face du palais royal. S'il avait osé à cette heure, diriger une attaque de vive force contre les remparts, il aurait occupé la ville et terminé la guerre ; mais le préfet de son camp[9], Turranius Priscus, et la plupart des commandants de cavalerie, corrompus à prix d'argent par Florus[10], le détournèrent de cette tentative. Telle fut la cause pourquoi la guerre se prolongea si longtemps et accabla les Juifs de calamités sans remède.
[7] Probablement la colline de Schafat, à 1.500 m. au N.-O. de la ville. Le nom Scopas est grec et signifie l'Observatoire. Cf. Guerre, V, 67. Tel était aussi, selon Josèphe (Ant., XI, 8, 5), le sous du nom en hébreu.
[8] On lit depuis Reland τὴν καὶ Καινόπολιν (καὶ τὴν Καινόπολιν mss.) ἐκλήθη δ' ἐπιχωρίως Βεζεθὰ τὸ νεόκτιστον μέρος, ἡ μεθερμηνευόμενον Ἑλλαδι γλώσσῃ Καινὴ λέγοιτ' ἂν πόλις. Des doutes ont été exprimés par H. Weil (Rev. des et. Grecques, 1896, p. 28) sur l'authenticité de ce dernier texte, parce que Guerre V, 246, paraît distinguer Bézétha de la Ville neuve et que Βεζεθὰ ne signifie pas Ville neuve, mais, semble-t-il, « lieu des oliviers ». — Les Juifs avaient évacué le 3e mur (mur d'Agrippa), trop faible pour être efficacement défendu. Cestius se heurta contre le 2e mur (mur Nord), qui ceignait la Ville haute.
[9] Le praefectus castrorum était une sorte de quartier-maître général, chargé en même temps du commandement supérieur du génie.
[10] Insinuation probablement gratuite.
5. Sur ces entrefaites, un groupe nombreux de notables citoyens, cédant aux conseils d'Ananos, fils de Jonathas[11], appelèrent Cestius pour lui ouvrir les portes. Mais le général romain, à la fois dédaigneux par colère et peu confiant, tarda si longtemps que les factieux, avertis de la trahison, jetèrent du haut des murs Ananos et ses compagnons et les chassèrent dans leurs maisons à coups de pierres : eux-mêmes, répartis sur les tours, tiraient sur ceux qui tentaient l'escalade des remparts. Pendant cinq jours les Romains multiplièrent de tous les côtés leurs attaques sans aucun résultat ; le sixième jour, Cestius, prenant avec lui un gros corps de soldats d'élite et les archers, dirigea une tentative contre le flanc nord du Temple. Les Juifs postés en haut des portiques résistèrent à l'attaque et repoussèrent plusieurs fois l'assaut ; mais enfin, accablés sous une nuée de traits ils durent se replier. Alors, les premiers rangs des troupes romaines appuyèrent leurs boucliers contre les remparts ; ceux qui venaient derrière placèrent les leurs en contre-bas de cette première ligne de boucliers, et ainsi de suite, formant ce qu'on appelle la tortue ; contre ce toit de cuivre, les traits lancés glissaient sans effet, et les soldats, à l'abri, pouvaient, sans éprouver aucun dommage, saper le pied des remparts et préparer l'incendie de la porte du Temple.
[11] Jonathas est sans doute le grand-prêtre dont la mort a été racontée plus haut (XII, 3 de ce livre).
6. Une frayeur terrible saisit alors les séditieux ; déjà beaucoup s'enfuyaient de la ville, dont ils croyaient la prise imminente. Le peuple[12], de son côté, sentit renaître sa confiance, et, à mesure que les scélérats faiblissaient, il s'avançait vers les portes pour les ouvrir et accueillir Cestius comme son bienfaiteur. Si ce dernier eût persévéré un peu plus dans le siège, il n'eût pas tardé à prendre la ville ; mais Dieu, je pense, s'était, à cause des méchants, déjà détourné même de son sanctuaire et empêcha la guerre de se terminer ce jour-là.
[12] Entendez, comme toujours, les modérés.
7. Cestius donc, ne pénétrant ni le désespoir des assiégés ni les vrais sentiments du peuple, rappela soudainement ses troupes, renonça à ses espérances, sans avoir souffert aucun échec, et, contre toute attente, s'éloigna de la ville. Sa retraite inattendue rendit courage aux brigands, qui assaillirent son arrière-garde et tuèrent un grand nombre de cavaliers et de fantassins. Cestius passa cette nuit dans son camp du Scopas ; le lendemain, en continuant sa retraite, il ne fit qu'encourager encore les ennemis ; ceux-ci, s'attachant aux derniers rangs de l'armée, les décimaient, et, se répandant des deux côtés de la route, tiraient sur les flancs de la colonne. Les soldats de l'arrière-garde n'osaient faire volte-face contre ceux qui les blessaient par derrière, croyant avoir sur les talons une innombrable multitude ; ils ne se sentaient pas non plus la force de chasser ceux qui menaçaient leurs flancs : lourdement chargés, ils craignaient de rompre leur ordonnance, tandis qu'ils voyaient les Juifs alertes et prompts aux incursions ; ils éprouvèrent donc de grandes pertes sans riposter à leurs adversaires. Tout le long de la route on voyait des hommes frappés, arrachés de leurs rangs et tombant à terre. Après avoir perdu beaucoup de monde, et dans le nombre Priscus, légat de la 6e légion[13], le tribun Longinus, Aemilius Jucundus, commandant d'une aile de cavalerie[14], l'armée atteignit à grand'peine son ancien camp de Gabaô, abandonnant la plus grande partie de ses bagages. Cestius y resta deux jours, incertain de ce qu'il devait faire ; le troisième, voyant que le nombre des ennemis ne cessait d'augmenter et que les hauteurs environnantes foisonnaient de Juifs, il comprit que ses retards n'avaient fait que lui nuire et qu'un plus long arrêt ne pouvait que grossir les forces ennemies.
[13] Apparemment différent du praefectus castrorum Turranius Priscus nommé plus haut.
[14] Déjà nommé (XIV, 5 de ce livre).
8. Pour s'échapper plus vite il ordonna de retrancher tout ce qui embarrassait la marche de l'armée. On tua donc les mulets, les ânes, toutes les bêtes de somme sauf celles qui portaient les armes de jet et les machines, qu'on garda pour leur utilité et par crainte que les Juifs, en les prenant, ne les tournassent contre les Romains. Cela fait, Cestius se remit en marche vers Béthoron. Tant qu'on resta en terrain découvert, les attaques des Juifs furent rares, mais dès que les troupes, resserrées dans les défilés, eurent commencé la descente[15], une partie des ennemis, prenant les devants, leur barra la sortie ; d'autres refoulaient l'arrière-garde dans le ravin, pendant que le gros de leurs forces, posté sur le col de la route, couvrait de traits le corps de bataille. Si les fantassins eux-mêmes étaient en peine de se défendre, les cavaliers couraient un danger plus pressant encore ils ne pouvaient, sous les projectiles, tenir la route en bon ordre, et le terrain ne permettait pas de charger : de côté et d'autre, c'étaient des précipices et des ravins où ils glissaient et périssaient ; point d'espace pour la fuite, aucun moyen de défense : réduits à l'impuissance, les hommes s'abandonnaient aux gémissements, aux lamentations du désespoir ; l'écho leur renvoyait les clameurs des Juifs, des cris de joie et de fureur. Peu s'en fallut que toute l'armée de Cestius ne fût capturée ; seule la nuit survenant permit aux Romains de se réfugier à Béthoron[16] ; les Juifs occupèrent tous les points environnants et guettèrent la sortie du défilé.
[15] La descente de Béthoron-dessus (Betour el foka) sur Béthoron-dessous (Betour et takhta), distants d'un kilomètre, avec une différence d'altitude de 150 mètres. Ce passage a été le théâtre de nombreuses déroutes (Josué, 10, 10 ; I Rois, 13, 18 ; I Macc., 3, 24).
[16] Béthoron-dessous, au seuil de la plaine d'Emmaüs.
9. Cestius, désespérant de forcer ouvertement le passage, songea à s'enfuir à la dérobée. Il choisit les soldats les plus braves, au nombre d'environ quatre cents, les posta sur les terrasses des maisons et leur ordonna de pousser les cris des sentinelles, quand elles sont de garde dans les camps, pour faire croire aux Juifs que toute l'armée était demeurée en cet endroit ; lui-même, emmenant le reste des troupes, s'avança, sans bruit, l'espace de trente stades. A l'aurore, les Juifs voyant le campement abandonné, se jetèrent sur les quatre cents qui les avaient trompés et les dépêchèrent rapidement à coups de javelots, puis ils se lancèrent à la poursuite de Cestius. Celui-ci avait pris, pendant la nuit, une avance assez considérable ; le jour venu, il accéléra encore sa fuite au point que les soldats, dans leur stupeur et leur crainte, abandonnaient les hélépoles, les catapultes, et la plupart des autres machines ; les Juifs s'en emparèrent pour les tourner plus tard contre ceux qui les avaient laissées. Ils poursuivirent l'armée romaine jusqu'à Antipatris. De là, n'ayant pu l'atteindre, ils revinrent sur leurs pas ; ils emportèrent les machines, dépouillèrent les morts, réunirent le butin semé sur la route et retournèrent vers la capitale avec des chants de triomphe. Ils avaient eux-mêmes subi des pertes insignifiantes, mais ils avaient tué aux Romains et à leurs alliés cinq mille trois cents fantassins et quatre cent quatre-vingts cavaliers. Ces événements se passèrent le huitième jour du mois de Dios[17], la douzième année du principat de Néron.
[17] Dios = Marchesvan, octobre-novembre 66. L'avènement de Néron datant du 13 octobre 54, il est probable que Josèphe se trompe et que la bataille de Béthoron eut déjà lieu dans la 13e année de Néron. On a voulu tirer de ce lapsus des conclusions à perte de vue sur le système chronologique de notre historien (Niese, Hermes, 1893, 208 ; Unger, Ac. Munich, 1896, 383) qui sont avec raison rejetées par Schürer, I3, 605.