La distinction dans l’Église des laïcs et des clercs mettait à part l’un de l’autre la « plebs » et l’« ecclesiasticus » ou « sacerdotalis ordo ». On sait que Tertullien, devenu montaniste, finit par croire et répéter qu’au fond tout fidèle est vraiment prêtre, et peut remplir les fonctions de prêtre, et qu’une loi seule de l’Église a réservé à quelques-uns ces fonctionsb. Avant sa chute, il avait cependant marqué d’une façon plus nette la différence des deux vocationsc. En tout cas, l’idée que tous les chrétiens sont prêtres au sens strict du mot est une idée étrangère à la grande Église, et que l’on ne trouve plus dans les auteurs du iiie siècle.
b – De exhort. cast., 7 ; De monog., 7, 12.
c – De praescr., 3-2, 41 ; De bapt., 17 ; De virgin. vel., 9.
[Idée étrangère à l’Église romaine certes, mais non à l’Église primitive, et à l’Écriture qui déclare explicitement au début de l’Apocalypse : « A celui qui nous aime, qui nous a délivrés de nos péchés par son sang, et qui a fait de nous un royaume, des prêtres pour Dieu son Père… » (Apocalypse 1.6) Cette conception de la prêtrise universelle des rachetés de Jésus-Christ, que Tixeront signale chez Tertullien avec valeur de blâme, est tout simplement celle qui est devenue majoritaire chez les chrétiens évangéliques à partir du xixe s. et jusqu’à aujourd’hui. (ThéoTEX)]
L’ordo sacerdotalis comprenait un certain nombre de degrés dont les plus élevés, unanimement attestés depuis l’origine, sont l’épiscopat, le presbytérat et le diaconat. Puis, un peu plus tard, les nécessités du culte et les besoins du ministère amenèrent l’Église à déléguer à des clercs inférieurs une partie des fonctions diaconales et à créer des ordres mineurs. La lettre du pape Corneille à Fabius d’Antioche, qui est de 251, déclare qu’il y avait alors à Rome quarante-six prêtres, sept diacres, sept sous-diacres, quarante-deux acolytes, cinquante-deux exorcistes, lecteurs et portiers. En Afrique, saint Cyprien, dans ses lettres, a mentionné également tous ces ordres, sauf celui des portiers. Ils existaient donc tous au plus tard au milieu du iiie siècle. Mais celui des lecteurs notamment était certainement plus ancien. A Carthage, les lecteurs sont déjà signalés par Tertullien vers l’an 200, et « la série de leurs épitaphes commence dès le deuxième siècle, par des monuments probablement antérieurs à Tertullien ».
La cérémonie par laquelle étaient conférés les différents ordres est déjà appelée par Tertullien ordinatio. On sait qu’elle consistait d’abord, pour les trois premiers ordres, dans l’imposition de la main. C’est par l’imposition de la main que Novatien a été ordonné prêtre, par l’imposition de la main (κειροϑεσία) qu’il a été fait évêque. C’est par l’imposition de la main aussi que Sabinus de Mérida et l’auteur du De aleatoribus ont reçu l’épiscopat. Cette imposition de la main devait être accompagnée d’une prière dont le texte sûr ne nous est pas parvenud. On peut croire seulement qu’on y invoquait le Saint-Esprit sur l’ordinand, car c’est le thème que présentent les textes postérieurs, et il est remarquable que l’auteur du De aleatoribus confond son caractère d’évêque avec la réception du Saint-Esprit : « quoniam episcopium, id est Spiritum sanctum per impositionem manus cordis excepimus hospitio »e.
d – Les canons d’Hippolyte (3-4-2) donnent cependant deux textes plus récents. V. aussi la Tradition apostolique, dans Duchesne, Orig. du culte, 5e éd., p. 543 et suiv.
e – Cyprien., Epist. XXIX, XXXVIII, XXXIX, XL.
Nous ne trouvons pas, pour les ordres inférieurs, l’imposition des mains : les canons d’Hippolyte l’excluent même expressément : ils donnent comme rite de la création des lecteurs la porrection qui leur est faite du livre des évangiles (can. 48).
Le ministre de l’ordination était toujours l’évêque. On connaît le mot de saint Jérôme traduisant la discipline ancienne : « Quid facit, excepta ordinatione, episcopus, quod presbyter non faciat ? » De fait, c’est l’évêque que nous voyons promouvoir les ministres inférieurs aussi bien que les diacres et les prêtres. Quant à l’ordination des évêques, l’usage s’introduisit de bonne heure, et nous le trouvons au iiie siècle, que trois évêques y concourussent. Ce fut le cas de Novatien. En 314, le concile d’Arles (canon 20) exigeait aussi la présence de trois, ou même si possible de sept évêques.
Quant aux conditions que devait réaliser le sujet de l’ordination, c’est-à-dire à la question des irrégularités, c’est une matière de discipline que les évêques et les conciles ou même l’usage avaient déjà réglée en partie. Nous ne saurions en traiter ici.
Les études précédentes nous ont montré l’Église s’appliquant à défendre le mariage contre les attaques des gnostiques, et à sanctifier l’union des époux par ses bénédictions. Cette action ne fit que s’accroître au iiie siècle. Tertullien a dû défendre encore contre Marcion la bonté et l’honnêteté du mariage. Il l’a fait avec son entrain ordinaire (i, 29). Il avait déjà proclamé la même vérité dans son écrit à sa femme (i, 3). Le mariage est bon : bien plus le mariage des chrétiens est saint : il est la figure, le « sacrement » de l’union de Jésus-Christ et de l’Église. (Tertull. De anima, 11.)
Saint Hippolyte a accusé le pape Calliste d’avoir autorisé les femmes nobles à contracter avec des hommes de condition inférieure des unions qu’il déclarait légitimes, encore qu’elles fussent contractées par simple consentement mutuel, en dehors de la loi romaine, et probablement aussi à l’insu de l’Église. Si cette accusation est vraie, elle prouve que Calliste ne regardait pas comme nécessaires à la validité du mariage l’accomplissement des formalités civiles non plus que la bénédiction ecclésiastique. L’Église tenait cependant beaucoup à ce que les époux chrétiens contractassent leur union devant elle : « Penes nosf, écrit Tertullien dans le De pudicitia (4), occultae quoque coniunctiones, id est non prius apud ecclesiam professae iuxta moechiam et fornicationem iudicari periclitantur. » On notera le periclitantur qui n’indique, après tout, qu’un simple risque. Mais il avait écrit déjà dans l’hymne magnifique où il a chanté le bonheur des époux chrétiens : « Unde sufficiamus ad enarrandam felicitatem eius matrimonii quod ecclesia conciliat, et confirmat oblatio et obsignat benedictio, angeli renuntiant, pater rato habet. » (Ad uxorem, II, 8.) L’Église scellait de sa bénédiction cette donation mutuelle des époux qu’elle avait peut-être conseillée et préparée, et que consacraient encore l’offrande du saint sacrifice et le consentement divin.
f – Cette expression semble indiquer qu’il vise surtout les communautés montanistes.
Cette union était-elle regardée comme absolument indissoluble, même en cas d’adultère ? On sait que, en dehors de l’Église romaine, certaines divergences persistèrent longtemps sur ce point, même en Occident. Il ne paraît pas douteux cependant que Tertullien ait considéré le divorce motivé par l’adultère comme une simple séparation quoad torum, n’entraînant pas, entre chrétiens, la rupture du lien conjugal, puisqu’il n’admettait même pas que le repudium concédé par Moïse fût un vrai divorce quoad vinculum. Saint Cyprien se contente de reproduire ici la doctrine de saint Paul sur l’indissolubilité. Mais le concile d’Elvire (canon 9) est très net. Il interdit à la femme qui a abandonné son mari adultère tout nouveau mariage. Si elle se remarie, elle ne pourra être réconciliée qu’après la mort de son premier époux. Au contraire, et probablement en considération des préjugés régnants et des facilités que la loi civile accordait au mari, le concile d’Arles de 314 (canon 10) n’ose absolument interdire à l’époux encore jeune, qui a dû renvoyer sa femme adultère, de se remarier. On lui conseillera fortement de ne pas le faire ; mais s’il passe outre, aucune peine n’est portée contre lui. En revanche, on exigeait que la partie innocente cessât de cohabiter avec la partie coupable, et cette exigence était pour les clercs sous peine de refus d’absolution même à la mort.
Tertullien catholique avait admis la légitimité des secondes noces, bien qu’il ne leur fût pas favorable. Mais, à mesure qu’il inclina vers le montanisme, il leur devint plus hostile. Dans l’Antimarcion, compose en 207-208, il invoque déjà, pour les condamner, l’autorité du Paraclet. Dans le De exhortatione castitatis (1, 2, 5), qui se place entre 208-211, il les proscrit comme une sorte d’adultère. Dans le De monogamia (après 213), il se montre absolument intransigeant, et soutient que la nouvelle loi de l’Esprit a corrigé ici l’indulgence de l’Évangile (1, 2, 14). La mort même de l’un des époux ne rompt pas entre eux le lien conjugal, et le survivant qui se marie est toujours adultère (9).
L’Église ne suivit pas Tertullien dans cette voie. Les secondes noces furent sans doute et toujours interdites aux clercsg ; mais elles restèrent permises aux laïcs. L’Église se préoccupa plutôt de parer, par des règlements, à l’immoralité ou aux inconvénients que présentaient certains mariages, et de formuler déjà quelques empêchements au moins prohibants. Le cas le plus fréquent était celui d’une chrétienne épousant un infidèle. Les auteurs et les conciles sont unanimes à condamner ce genre d’unions. Plus spécialement, le concile d’Elvire interdit aux chrétiennes d’épouser des hérétiques ou des Juifs (can. 16), et encore plus des prêtres païens (can. 17). Un veuf n’épousera pas sa belle-sœur ni sa bru (can. 61, 66). Les parents qui auront fiancé leurs enfants tiendront leur engagement, à moins d’une faute très grave chez l’un des enfants ; et si les fiancés ont eu commerce ensemble, on ne les séparera plus (can. 54).
g – Et encore semble-t-il qu’on ne tint pas toujours à cette règle, surtout telle qu’on l’entendait (Tertull., De monog., 12 ; S. Hippol., Phil., IX, 12). Était en effet considéré comme digame le clerc qui avait épousé une veuve ou une femme qui avait perdu sa virginité.
Enfin, citons du même concile d’Elvire le très important canon 33, le plus ancien texte qui fasse aux clercs majeurs une obligation de la continence totale : « Placuit in totum prohibere episcopis, presbyteris et diaconibus vel omnibus clericis positis in ministerio abstinere se a coniugibus suis et non generare filios : quicumque vero fecerit ab honore clericatus exterminetur. » La continence était sans doute observée par beaucoup d’évêques et de prêtres : toutefois, s’il leur était défendu de se marier après leur ordination, il ne leur était pas défendu d’user du mariage antérieur à cette ordination. Le concile fait un pas de plus et prohibe ce commerce ultérieur. Le sentiment commençait à se faire jour qui voyait une incompatibilité entre les relations conjugales et le service de l’autel. Notre troisième siècle latin, comme les précédents d’ailleurs, mettait bien au-dessus de l’état du mariage celui de la virginité et de la continence. Les prélats espagnols d’Elvire ne trouvèrent point exagéré d’imposer au clergé d’aspirer au meilleur et de le pratiquer.