Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 27
Orage contre la reine de Navarre et son Miroir de l’âme pécheresse

(Été 1533)

2.27

Inquiétude et terreur des ultramontains – Complot contra la reine de Navarre – Le Miroir de l'âme pécheresse – Beda y découvre l’hérésie – Il la signale à la Sorbonne – L’assurance du salut – La reine attaquée du haut des chaires – Erreurs du monachisme – Les Nouvelles de la reine de Navarre – Recherche et saisie du Miroir. – Fureur des moines contre la reine – Douceur de Marguerite – Comédie jouée au collège de Navarre – La furie Mégère – Transformation de la reine – Montmorency veut la perdre – Les chrétiens mis en montre

Le parti romain ne pouvait se consoler de sa défaite. Beda, Le Picard, Mathurin exilés ; des prédications évangéliques se faisant librement dans les grandes églises de la capitale, la nouvelle doctrine portée dans tout Paris, de maison en maison, et la reine de Navarre, assise pour ainsi dire sur le trône en l’absence de son frère, protégeant, dirigeant toute cette activité luthérienne c’était trop. L’inquiétude et l’effroi augmentaient de jour en jour parmi les ultramontains ; ils avaient de nombreuses conférences ; et si le jeune Alsacien que nous avons vu à la porte de la Sorbonne, ou d’autres curieux avaient pu s’insinuer dans ces conventicules catholiques, ils y eussent entendu les plus violentes allocutions. « Ce n’est pas seulement l’approche de l’ennemi qui nous épouvante, disait-on ; il est là… révolutionnaire, immoral, impie, athée, abominable, exécrable… » On y joignait encore d’autres épithètes inscrites dans le vocabulaire de la papauté. « Il fait des progrès rapides ; si nous ne lui opposons une résistance vigoureuse, c’en est fait ! On verra peut-être s’écrouler sous ses coups les antiques murailles de ce catholicisme romain, qui depuis tant de siècles abritent les peuples. » Aussi la Sorbonne, les prêtres et les laïques les plus fougueux étaient d’accord que sans s’arrêter pour le moment aux personnages secondaires, il fallait frapper le plus dangereux. La reine de Navarre était, selon eux, le grand adversaire de la papauté ; les moines surtout dont elle avait quelques années auparavant dévoilé les désordres, étaient pleins de fureur contre elle ; leurs clameurs retentissaient de tous côtés. « La reine, disait-on, est l’Ève moderne par laquelle la nouvelle révolte entre dans le monde. — C’est le propre de la femme de se laisser tromper, » disait l’un ; et, pour le prouver, il citait saint Jérôme. « La femme est la porte du diable, » disait l’autre, et il faisait parler Tertullien. « Le cauteleux serpent, disaient les plus grands docteurs, se souvient du mémorable duel, dont le champ clos fut le paradis terrestre. Un autre combat commence et il met de nouveau en pratique la ruse qui lui a si bien réussi. Au commencement du monde et maintenant, c’est toujours contre la femme, cette muraille chancelante, ce pan plus faible el plus facile à renverser, qu’il dresse sa batterie. C’est la reine de Navarre qui maintient en France les disciples de Luther ; seule elle les a placés dans les écoles ; seule elle veille sur eux avec un soin merveilleux et les sauve de tout périla. Il faut ou que le roi la punisse, ou qu’elle rétracte publiquement ses erreurs. » Les ultramontains ne se bornèrent pas à des discours ; ils formèrent un détestable complot pour perdre la pieuse princesse.

a – Flor. Rémond, Hist. de l'Hérésie, p. 847-849

Ce n’était pas chose facile ; le roi l’aimait ; les gens de bien la vénéraient, toute l’Europe l’admirait. Cependant François Ier étant très jaloux de son autorité, les prêtres espéraient profiter de son extrême susceptibilité, pour le brouiller avec une sœur qui osait avoir un sentiment à elle. D’ailleurs la reine de Navarre avait à la cour, comme toute personne marquante, des ennemis puissants, « d’une ingratitude scytique, » qui, reçus dans sa maison et élevés par elle aux honneurs, faisaient secrètement tout leur possible pour lui faire encourir la mâle du grâce du roi et de l’autre roi son marib. Le plus dangereux de tous était le grand maître Montmorency, homme entreprenant, courageux, impérieux, habile pour sa propre fortune, quoique malheureux quand il s’agissait de celle du royaume ; d’ailleurs rude, inculte ; ne faisant aucun cas des lettres, détestant la Réformation, irrité par le prosélytisme de la reine de Navarre et plein de mépris pour ses livres. Montmorency avait une grande influence sur François Ier. La Sorbonne se disait que si le grand maître se déclarait contre elle, il serait impossible à Marguerite de conserver la faveur du roi.

b – Sainte-Marthe, Oraison funèbre de Marguerite, p. 45.

Une occasion se présenta de commencer l’attaque, et la Sorbonne la saisit. La reine de Navarre soupirant après l’heure où une religion spirituelle et pure viendrait enfin remplacer les rites stériles de la papauté, avait composé, puis publié, en 1531, chez maître Simon Dubois, libraire à Alençon, un poème chrétien intitulé : Le Miroir de l'âme pécheresse, auquel elle recognoit ses fautes et péchés, aussi sa grâce et bénéfices, à elle faicts par Jésus-Christ son espoux. Plusieurs personnes avaient lu ce poème avec intérêt et avaient admiré la piété et l’esprit de la reine. Voyant que cette première édition, hasardée dans une ville qui lui appartenait, n’avait pas fait de bruit, suscité de persécutions et même lui avait attiré quelques félicitations, Marguerite prit envie de lancer dans un plus grand public son pieux manifeste. Encouragée d’ailleurs par la position que son frère venait de prendre ; elle s’entendit avec un libraire un peu hardi, et en 1533 publia, à Paris même, une édition nouvelle de son livre sans y mettre le nom de l’auteur, et sans demander l’autorisation de la Sorbonne. Ce poème était doux, spirituel, inoffensif, comme la reine elle-même, mais enfin il était de la sœur du roi, et fit aussitôt une immense sensation. Il y avait dans ces vers des voix nouvelles, des aspirations vers le ciel dès longtemps inconnues ; plusieurs les entendirent, et l’on vit paraître çà et là certaines manifestations d’une piété douce, intime, depuis longtemps oubliée. La Sorbonne, effrayée, cria à l’hérésie. Il y avait même dans le Miroir plus que des aspirations. On n’y trouvait, il est vrai, rien contre les saints, ni contre la Vierge, rien contre la messe, ni contre la papauté, pas un mot de controverse ; mais on y rencontrait, fortement accentuée, la doctrine essentielle de la Réformation, le salut uniquement par Jésus-Christ et l’assurance certaine de cette rédemption.

A l’époque dont nous parlons, Beda n’avait pas encore été exilé. Il avait été chargé par la Sorbonne, au commencement de 1533, de l’examen des livres nouveaux. Le fougueux syndic découvrit le Miroir et, au comble de la joie, il se jeta sur ce livre pour y chercher matière à accusation contre la sœur du roi. Il le dévora ; jamais lecture ne l’avait tant charmé ; car il avait enfin des preuves que la reine de Navarre était véritablement hérétiquec. « Mais entendez-moi bien, disait-il, ce ne sont ni des preuves muettes ni des semi-preuves, ce sont des preuves littérales, testimoniales, complètes. » Beda attaquera donc Marguerite. Quel contraste entre la religion officielle de l’Église et celle de ce poème spirituel ! Saint Thomas et les autres chefs de l’école enseignent que l’homme peut avoir des mérites au moins de convenance ; qu’il peut faire des œuvres surérogatoires, qu’il faut confesser ses fautes à l’oreille du prêtre, satisfaire par les actes de la pénitence à la justice de Dieu, satisfactio operis… Mais selon le Miroir de l'âme pécheresse la religion est beaucoup plus simple tout se résume en ces deux termes, le péché de l’homme et la grâce de Christ. Ce dont l’homme a besoin, selon la reine, c’est que ses péchés lui soient remis, entièrement pardonnés, à cause de la mort du Sauveur ; et quand il a trouvé, par la foi, l’assurance de ce pardon, il a la paix… Il doit considérer tout son passé comme n’étant plus pour lui un sujet de condamnation devant Dieu ; c’est la bonne nouvelle. Or cette nouvelle scandalisait fort Beda et ses intimes. « Quoi ! disait-il en tenant le fameux livre ouvert devant eux, quoi ! plus de confessions auriculaires, plus d’indulgences, plus de pénitences, plus d’œuvres pies !… La cause du pardon, c’est l’œuvre réconciliatoire de Christ, et ce qui nous l’approprie, Ce n’est pas l’Église, c’est la foi. » Le syndic résolut de faire connaître ce livre affreux à toute la vénérable compagnie.

c – Théod. de Bèze, Hist. des Églises réformées, I, p. 8. — Génin, Notice sur Marguerite d'Angoulême, p. III. — Freer, Life of Marguerite d’Angoulême, II, p. 112.

En effet la Sorbonne s’assembla, et Beda tenant en main le poème hérétique, lut à ses collègues les passages les plus scandaleux. « Écoutez ! » disait-il, et tous les docteurs attentifs restaient bouche béante et les yeux fixés sur leur syndic. Beda lisait :

O Jésus-Christ ! des âmes vrai pêcheur !
Mon avocat, mon unique Sauveur !…
Je ne crains plus d’être jamais défaite,
Car vous avez justice satisfaite.
Mon époux prend tous mes péchés sur soi,
Et puis il met tous ses biens dessus moi…
Venez, Sauveur, vos vertus présentez…
De mes péchés, portés de bon courage,
Sur une croix, par votre passion,
Vous avez fait la satisfactiond.

dLes Marguerites de la Marguerite, I, p. 60.

On a dit que les poèmes de Marguerite étaient de la théologie en vers. Ses vers, il est vrai, ne sont pas aussi élégants que ceux de notre siècle, et le sens en est plus théologique qu’on ne le voit dans les poésies de nos jours ; mais cette théologie n’est pes celle de l’école, c’est celle du cœur. Ce qui irritait surtout la Sorbonne, c’était la paix, l’assurance que Marguerite possédait en son âme, précieux privilège d’une âme sauvée, mais que la scolastique avait à l’avance condamné. La reine, appuyée sur le Sauveur, semblait n’avoir plus aucune crainte. « Écoutez, » disait Beda :

Avide enfer ! où est voire défense ?
Vilain péché ! où est votre puissance ?
Unie à Christ, je ne puis avoir peur,
Peine,travail, ennui, mal, ni douleur…
Très faible suis en moi, en Dieu très forte,
Car je puis tout en Lui qui me confortee.

eLes Marguerite de la Marguerite, I, p. 63.

Ainsi, disait-on à la Sorbonne, la reine de Navarre s’imagine que les péchés sont remis gratuitement, sans qu’aucune satisfaction soit exigée des pécheurs !… « Voyez, disait le syndic, l’assurance insensée, dans laquelle la nouvelle doctrine peut jeter les âmes. Voici ce qu’on lit dans le Miroir : »

Ni de ton ciel l’infinie hauteur,
Ni de l’enfer l’abîme et profondeur,
Ni le péché qui me fait tant la guerre,
Ne me peuvent séparer un seul jour,
O Père saint ! de ton parfait amourf.

fIbid., p. 5.

Cette foi simple appuyée sur les promesses de Dieu, scandalisait les docteurs. « Personne, disaient-ils, ne peut se promettre rien de certain quant à son salut, à moins de l’avoir appris par une révélation particulière de Dieu. » Le concile de Trente fit de cette assertion un article de foi. « La reine, continuait l’accusateur, parle comme si elle ne soupirait qu’après le ciel » :

O mon vrai Dieu ! que cette mort est belle,
Par qui j’aurai fin de toute querelle.
Je vous requiers, venez hâtivement !
Et mettez fin à mon gémissementg !

gLes Marguerites de la Marguerite, I, p. 81, 57.

Quelqu’un ayant remarqué que la reine de Navarre n’avait pas mis son nom dans le titre de son ouvrage : « Attendez la fin, dit le dénonciateur, la signature s’y trouve, » et il lut le dernier versh :

hIbid., p. 70.

Le bien qu’il fait à moi sa Marguerite.

Bientôt du haut des chaires, retentirent des insinuations et des accusations contre la sœur du roi. Tel moine faisait trembler ses auditeurs en décrivant les coupables hérésies de Marguerite, et l’autre cherchait à les faire rire. « Ces choses, dit Théodore de Bèze, irritèrent extrêmement la Sorbonne et notamment Beda et autres de son humeur, et ils ne pouvaient se tenir de bailler des atteintes en leurs sermons à la reine de Navarrei. »

i – Théod. de Bèze, Histoire des Églises réformées, I, p. 8, 9.

D’autres motifs excitaient la colère des moines. Marguerite ne les aimait pas. Le monachisme était une des institutions que les réformateurs voulaient voir disparaître de l’Église, et malgré son esprit conservateur, la reine de Navarre ne voulait pas la garder. Les nombreux abus de la vie monastique, la contrainte dont les vœux étaient souvent accompagnés, les vocations machinales de la plupart des religieux, leur paresse, leur sensualité, la mendicité changée par eux en manière de vivre, leur prétention extravagante de mériter l’éternité et d’expier leurs péchés par leur discipline, la conviction orgueilleuse qu’ils avaient d’atteindre à une piété qui dépassait les exigences de la loi divine, la défaveur que le système monacal jetait sur les vocations instituées de Dieu, sur le mariage, la famille, le travail, l’état politique ; enfin les exercices corporels et les macérations placés au-dessus de cette charité vivante qui provient de la foi, et de tous les fruits de l’esprit de Dieu dans l’homme ; tout cela, selon les réformateurs, était entièrement opposé à la doctrine de l’Évangile.

Marguerite alla encore plus loin. Elle n’avait pas ménagé les moines, et faisant un fouet de petites cordes, elle les en avait fustigés. Ce n’était pas assez qu’Érasme et Ulrich de Hutten les eussent couverts de honte, la reine de Navarre avait dépeint dans quelques nouvelles leur caractère si bas et leur vie si dissolue. Elle n’avait, il est vrai, communiqué ses récits qu’à son frère et à sa mère, et ne voulut jamais les livrer à la publicité ; mais quelques copies en avaient circulé parmi les gens de la cour quelques feuilles étaient tombées dans les mains des moines, et de là leur colère. Marguerite comme beaucoup d’autres de son temps, s’était trompée, c’est au moins notre avis, sur la manière dont il fallait combattre les vices des monastères. Suivant l’exemple du plus fameux prédicateur du moyen âge, Menot, elle avait décrit fidèlement, naïvement, quelquefois crûment l’avarice, les débauches, l’orgueil, tous les vices des couvents. Elle avait fait mieux pourtant ; elle avait opposé aux stupides sottises et aux discours déshonnêtes des cordeliers, la parole simple et sévère des prédicateurs de l’Évangile. « Ce sont des contes moraux, » dit un auteur contemporain (qui n’est pas très favorable à Marguerite) ; « ils dégénèrent souvent en véritables sermons, en sorte que chaque histoire n’est à vrai dire que la préface d'une homéliej. » Après un récit où se montre la fragilité humaine, Marguerite commençait ainsi son application : « Sachez qu’au premier pas que l’homme marche en la confiance de lui-même, il s’éloigne d’autant de la confiance en Dieu. » Après avoir raconté un faux miracle par lequel un moine incestueux avait voulu surprendre le comte d’Angoulême, père de Marguerite, elle ajoutait :« Sa foi fut à l’épreuve de ces miracles extérieurs. Nous n’avons qu’un Sauveur, qui, en disant Consummatum est, a fait voir qu’il ne fallait pas attendre un successeur pour opérer notre salut. » Personne, sauf les moines, ne songea au seizième siècle à se scandaliser de ces récits. La parole avait alors une liberté qu’elle ne doit plus avoir à cette heure ; et chacun sentait que si la reine était vraie en dépeignant les désordres des religieux et d’autres classes de la société, elle l’était aussi en exprimant la sévère moralité de ses propres principes et la pureté vivante de sa foi. Ce fut sa fille, l’austère Jeanne d’Albret, qui fit publier la première édition correcte de ces Nouvelles ; et certes, elle ne l’eût pas fait, si cette publication avait pu nuire à la mémoire de sa mèrek. Mais les temps ont changé ; ce livre, innocent alors, ne l’est plus à cette heure ; de nos jours on ne lira que les contes, on laissera les sermons ; tout est dangereux pour la jeunesse de notre siècle. Nous absolvons l’auteur quant à ses intentions ; mais quant à son œuvre, nous la condamnons. Et (nous en faisons nos excuses aux amis des lettres qui nous accuseront de barbarie), s’il fallait prononcer sur le sort de ce livre de Marguerite, nous lèverions volontiers la main pour qu’on lui en fît subir un semblable à celui dont il est parlé dans la Bible, quand il est dit que plusieurs Corinthiens apportèrent leurs livres et les brûlèrentl.

j – Génin, Notice sur Marguerite d'Angoulême, p. 95. (En tête de ses lettres.)

kMarguerite de Valois, reine de Navarre, étude historique (1861).

lActes 19.19.

Revenons au Miroir, où se reflète l’âme pieuse de Marguerite.

La Faculté décida que la première chose à faire était de parcourir la ville, de fouiller dans toutes les librairies, et de saisir tous les exemplaires qui s’y trouveraientm. Ici Beda disparaît ; ce n’est plus lui qui joue le principal rôle. Il est probable que les poursuites dirigées contre lui avaient alors commencé ; mais cette persécution, en enlevant au parti romain son chef, devait accroître la colère, et par conséquent les efforts de la Sorbonne pour perdre la reine de Navarre. Le curé Leclerq, à défaut de Beda, fut chargé de la perquisition… Il visita toutes les librairies, accompagné des huissiers de l’Université ; il saisit le Miroir de l'âme pécheresse, partout où l’on ne parvint pas à le lui dérober, et revint à la Sorbonne chargé de ses dépouilles. Alors la Faculté délibéra sur les mesures à prendre contre l’auteur.

m – « Quum excuterent officinas bibliopolarum. » (Calvini Ep., p. 2. Genève, 1617.)

La chose n’était pas facile ; on savait que le roi, vif et violent, avait beaucoup d’estime et d’affection pour sa sœur. Les hommes les plus sages dans la Faculté hésitaient. Ces hésitations indignèrent les moines, et la fureur dont les plus fanatiques étaient saisis s’étendit jusque dans les provinces. A Issoudun, dans le Berri, une assemblée de religieux se forma pour discuter ce qu’il y avait à faire. Le supérieur des cordeliers, homme impétueux, téméraire, forcené même, parlait plus fort que tous les autres. « Pas tant d’affaires, s’écria-t-il, qu’on enferme la reine de Navarre dans un sac, et qu’on la jette à la rivièren. » Cette parole, qui courut la France, ayant été rapportée aux docteurs de Paris, les alarma, et plusieurs préférèrent une persécution moins violente. Alors, un dominicain (encore un moine) se leva et dit : « Ne craignez rien, nous ne serons pas seuls à poursuivre cette princesse hérétique, M. le grand-maître est son mortel ennemio. »

nLettres de la reine de Navarre, I, p. 282. — Freer, Life of Marguerite, II, p. 118. — Castaigne, Notice sur Marguerite.

o – Lettre de la reine Marguerite à Montmorency. (Ibid.)

En effet, Montmorency, qui était après le roi le personnage le plus important du royaume, cachait sous un voile religieux, un cœur dur, une humeur chagrine, et il était craint de tous, même de ses amis. Si l’on parvenait à le gagner, la reine de Navarre, attaquée à la fois par le parti prêtre et le parti politique, devait succomber sous leurs coups.

Marguerite supporta ces injures avec une admirable douceur. Elle avait dans ce moment même avec Montmorency une correspondance presque journalière et signait toutes ses lettres : Votre bonne tante et amie. Pleine de confiance dans cet homme perfide, elle lui demanda de la défendre. « Mon neveu, lui écrivit-elle, je vous prie de penser qu’étant maintenant loin du roi, il est besoin que vous m’aidiez en cette affaire. Je me fie en vous ; et sur cette fiance qui sans doute ne peut jamais me faillir se va reposer votre bonne tante et amie, Marguerite. » La reine fit quelque allusion aux paroles violentes des moines, mais avec une grande débonnaireté. « J’ai prié le porteur, écrivit-elle, de vous parler de quelques folies qu’un jacobin a dites en la faculté de théologie. » Ce fut tout ; elle ne prononça pas une parole amèrep. Montmorency, ce courtisan impérieux, qui bientôt poursuivit les protestants à toute outrance, commençait à se croire assez fort pour perdre Marguerite, et nous verrons bientôt quel fut le résultat de ses perfides insinuations.

pLettres de la reine de Navarre, I, p. 282, 283.

La Sorbonne délibérait sur ce qu’il y avait à faire. Selon les ordonnances des papes Sixte IV et Alexandre VI, des livres, des traités ou des écritures quelconquesq, ne pouvaient être imprimés sans une autorisation expresse ; or la reine de Navarre avait imprimé son livre sans aucune permission. La compagnie décréta, sans avoir l’air de soupçonner l’auteur, que le Miroir de l'âme pécheresse était interdit et porté sur l’Index librorum prohibitorum.

q – « Libri, tractatus aut scripturæ quæcunque. » (Raynald, Annale eccl., XIX, p. 514.)

Ce n’était pas assez. Les prêtres ameutèrent les écoliers ; mais tandis que les premiers jouaient la tragédie, ce fut à une comédie qu’eurent recours les seconds ou plutôt leurs pédagogues. Les écoliers du collège de Navarre, qui sortaient de la classe de grammaire et entraient dans celle de dialectique, avaient coutume de donner le 1er octobre une représentation dramatique. Les chefs cléricaux du collège, voulant rendre la reine odieuse au peuple et ridicule à la cour, composèrent une comédie. On distribua les rôles aux écoliers ; on commença les répétitions, et ceux qui y furent admis, trouvèrent que l’auteur avait tellement assaisonné sa fable de vinaigre et de fiel, qu’elle emportait la piècer. Le bruit s’en répandit dans le monde latin ; Calvin lui-même l’entendit, car il était resté au courant de tout ce qui se faisait dans les écoles. Tout en s’appliquant sans cesse à l’œuvre de Dieu, il avait aussi l’œil sur l’œuvre de l’adversaire. On parla tant de cette comédie que le jour de la représentation étant arrivé, on accourut de tous côtés, et la salle se remplit. Les moines et les théologiens prirent les premières places, et la pièce commença.

r – « Fabula felle et aceto, ut ait ille, plusquam mordaci conspersa. » Calvini Ep., p. 1.)

Une reine, magnifiquement vêtue, assise tranquillement sur le devant de la scène, filait et semblait ne penser qu’à son rouet. « C’est la sœur du roi ! dirent les spectateurs, elle ferait bien de s’en tenir toujours à sa quenouille ! »

Alors parut un personnage étrange : c’était une femme, vêtue de blanc, armée d’un flambeau et jetant autour d’elle un regard terrible. Chacun reconnut la furie Mégère. C’est maître Gérard, disait-on, l’aumônier de la sœur du rois. » S’avançant avec prudence, Mégère s’approche de la reine, dans le but de l’enlever aux occupations paisibles de la femme, et de lui faire poser sa quenouille. Elle ne se montre point ouvertement son ennemie, mais s’avance finement, prenant une belle apparence, comme lui apportant de nouvelles lueurs. Elle passe et repasse autour d’elle, et s’efforce de la distraire au moyen de sa torche qu’elle place résolument sous ses regardst.

s – L’auteur contractant les deux mots Magidev Gerardus en faisait Megœra. Megæram appellant alludens ad nornen Magistri Gerardi. »

t – « Tune Megæra illi faces admovens ut acus et colum abjiceret. » f Calvini Ep., p. 1.)

La princesse résiste d’abord ; elle file, file ; mais à la fin, ô malheur ! elle s’arrête, elle se laisse attirer par la fausse lumière dont on l’entoure, elle cède, elle quitte son rouet… Mégère a triomphé, et en échange de la quenouille, elle place aussitôt dans la main de la reine l’Évangileu. O prodige ! L’effet est magique ; en un moment la reine est transformée. Elle était douce, elle devient cruelle ; elle oublie ses vertueuses et antiques coutumes ; elle se lève ; elle tourne partout des yeux hagards ; elle prend la plume, elle écrit des ordres sanguinaires, et fait même subir aux malheureux de douloureux tourments. Des scènes plus outrageantes encore succèdent aux premières. La sensation était générale. « Voilà, disait-on dans les salles, voilà les fruits de l’Évangile ! Il débauche les esprits après les nouveautés et les folies ; il enlève au roi la dévotieuse affection de ses sujets, et ravage l’État et l’Églisev !… »

u – « Evangelia in manus recepit. » (Calvini Ep., p. 1.)

v – Flor. Rémond, Hist. de l’Hérésie, p. 844.

Enfin la pièce finit. La Sorbonne triomphait ; la reine de Navarre avait jadis donné quelques soufflets aux prêtres et aux moines ; ceux-ci la souffletaient à leur tour.

Les bravos éclataient sur tous les bancs, et les théologiens surtout battaient des mains de toutes leurs forces ; jamais on n’avait entendu des applaudissements tels que ceux des révérends docteursw. Il y eut pourtant quelques hommes raisonnables à qui cette farce dirigée contre la sœur du roi parut inconvenante. « Vraiment, disaient-ils, ils n’ont mis ni voile, ni figure ; la reine est indignement et ouvertement insultée dans cette comédiex. » Les moines, comprenant qu’ils avaient été trop loin, voulurent étouffer l’affaire. Mais bientôt toute la ville en fut pleine, et quelques jours après un ami malin vint la raconter à la cour, et récita toute la comédie, scène après scène, à la reine de Navarre elle-mêmey.

w – « Mirabiliter applaudentibus theologis. » (Sturmius Bucero.)

x – « Quam non figurate, nec obscure, conviciis suis proscindebant. » (Calvini Ep., p. 1.)

y – « Re ad Reginam delata. » (Calvini Ep., p. 1.

La Sorbonne, la plus grande autorité de l’Église, après le pape, avait frappé le premier coup ; le second lui avait été donné dans les collèges ; le troisième devait l’être à la cour. En perdant cette princesse aux yeux de son frère, les ennemis de la Réformation lui causeraient la plus ineffable douleur, car elle adorait presque François Ier ; ensuite ils la feraient reléguer dans les montagnes du Béarn. Montmorency se prêta à cette intrigue ; il s’avança prudemment ; il parla au roi, de l’hérésie, des dangers qu’elle faisait courir à la France, de l’obligation d’en délivrer le royaume pour sauver les âmes. Puis, semblant hésiter, il ajouta : « Il est vrai, Sire, que si vous vouliez extirper les hérétiques, il vous faudrait commencer par la reine de Navarrez … » Ici il s’arrêta.

zLettres de la reine de Navarre, I, p. 58.

Marguerite ne connut pas d’abord cette perfide insinuation ; mais chacun lui répétait que si elle laissait impunies les impertinences des moines et les condamnations de la Sorbonne, elle encouragerait leur malice. Elle communiqua ce qui s’était passé à son frère, se déclara l’auteur du Miroir, et insista sur ce qu’on n’y trouvait que des sentiments de piété, sans aucune attaque contre les doctrines de l’Église : « Nuls de nous, disait-elle, n’ont été trouvés sacramentaires. » Enfin elle demanda que la condamnation de la Faculté de théologie fût annulée, et que le collège de Navarre fût rappelé à l’ordre.

Calvin suivit de très près toute cette affaire ; on dirait presque en lisant sa lettre qu’il était au nombre des spectateurs. Il trouva indigne la conduite des écoliers et de leurs maîtresa. « Les chrétiens, disait-il, sont mis en montre, comme quand dans un triomphe, on promenait dans toute la ville les pauvres prisonniers, que l’on menait ensuite droit en prison pour les étrangler. Mais ce spectacle que l’on fait des fidèles ne nuit en rien à leur félicité, car devant Dieu ils restent en possession de la gloire, et l’Esprit de Dieu leur en donne un témoignage qui demeure ferme dans leurs cœursb. »

a – « Indigna prorsus ea muliere. » (Calvini Ep. p. 1.)

b – Calvini Op., passim.

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