Le dogme de la Trinité n’est connu que par la Révélation, qui ouvre le monde spirituel, comme le télescope et le microscope ouvrent le monde matériel. — Pleine liberté à la théologie scientifique de construire ses systèmes, mais à la double condition de garder intégralement les faits de révélation et de les tenir à part des inductions qu’elle en tire. — C’est le principe chrétien et protestant, auquel on reviendra de plus en plus ; — sa chute entraînerait celle du Christianisme évangélique, c’est-à-dire du vrai Protestantisme.
La conclusion à laquelle tout nous ramène c’est que, relativement au grand mystère de piété, nous n’avons de flambeau réel, de guide certain, que la Révélation biblique. Et le respect de la Révélation nous fait un devoir de la distinguer, par une profonde ligne de démarcation, de tout ce qui n’est pas elle, nous abstenant religieusement de rien mettre à son niveau. On n’élève la tradition ecclésiastique ou la spéculation métaphysique, qu’en abaissant la parole apostolique. Et dès que cette parole est pour nous la Parole de Dieu, la raison nous prescrit elle-même de nous y soumettre d’esprit et de cœur, quant aux choses de Dieu et du Ciel.
Les théories philosophiques et théologiques qui se sont succédé depuis dix-huit siècles, n’ont pas fait avancer d’un iota l’intelligence et la preuve réelle du dogme de la Trinité. Sur les insondables profondeurs de la nature et de l’existence divine, le sens commun comme le sens chrétien nous disent qu’il n’y a de positif, qu’il n’y a de sûr que les données de la Révélation.
On nous dira que s’en tenir là, c’est s’immobiliser, rompre avec le mouvement de la pensée moderne et s’exposer à se laisser cerner et dépasser par elle. Cette accusation est aujourd’hui partout, et la théologie s’en effraye trop souvent. Mais est-elle légitime ? En d’autres termes, la science dont nous nous séparons est-elle une vraie science, ou une science présomptueuse, du genre de celle que stigmatisait saint Paul (Colossiens 2.8 ; 1Tim.6.20) ? Voilà la question préalable qui se présente. Pour la résoudre, il suffira, ce me semble, d’un simple rapprochement. La philosophie spéculative (celle de Schelling, de Hegel, etc.) a fait à la philosophie expérimentale le même reproche que nous adresse la haute théologie ; elle lui a jeté aussi les épithètes d’empirique, de superficielle, d’arriérée ; elle lui a dit que s’arrêtant à des faits isolés au lieu de s’élever aux principes et aux notions universelles, elle n’obtient que des résultats insignifiants, et que sa science fragmentaire, composée de lambeaux épars, étrangère à toute conception de l’ordre génétique des choses, n’est pas la vraie science. Mais la philosophie expérimentale a continué ses études du monde réel, à l’aide de l’observation, en laissant la philosophie transcendantale construire a priori ses mondes imaginaires. A-t-elle mal fait ? Que ceux qui la condamnent, condamnent aussi la théologie biblique, car il y a au fond parité dans les deux cas. La Révélation reconnue, ses données sont pour les sciences religieuses ce que les données de l’observation sont pour les sciences naturelles. La Révélation ouvre le monde spirituel, comme le télescope et le microscope ouvrent le monde matériel.
Le mot « science » se prend aujourd’hui en un sens fort étrange. Jusqu’à présent, connaître ce qui est, séparer le vrai du faux, le certain de l’incertain, c’était « savoir ». Ce n’est là maintenant que le savoir vulgaire. Le savoir seul digne de ce nom, est celui qui pénètre l’essence des choses, qui en dévoile le comment et le pourquoi, qui en décrit la genèse et l’évolution, en donne la conception et la démonstration logique. Ainsi, par exemple, le système du monde de Hegel est scientifique, celui de Newton ne l’est pas. De même, sur les mystères chrétiens, l’attestation biblique ne suffit pas, on veut l’intuition métaphysique ou mystique, au risque de mettre l’idéal à la place du réel…
Cette tendance à faire tout porter sur certaines notions ou certains sentiments érigés en principes, recèle autant de périls que d’illusions, quand elle dépasse ses bornes en méconnaissant la nature des choses et en prétendant constater les mystères chrétiens par la spéculation logique ou mystique. C’est arracher l’Évangile à son fondement divin, et par cela même le dénaturer et l’exposer. C’est, du reste, chercher la pierre philosophale. Le Christianisme est un ensemble de faits de l’ordre surnaturel le plus élevé. Il est impossible de les atteindre par la raison spéculative ou de les tirer de la conscience religieuse, car ils sont infiniment au-dessus des prévisions de l’entendement et des pressentiments du cœur. A ce qui est du Ciel, il faut une parole du Ciel.
Quoi qu’on en dise de tous les côtés (en dogmatique de même qu’en apologétique), la preuve interne, malgré sa valeur, ne saurait être qu’auxiliaire. La faire souveraine jusqu’à la rendre exclusive, c’est aller logiquement à quintessencier le Christianisme : le haut supranaturalisme, en entrant dans cette voie, penche vers le rationalisme et y aboutit à la fin.
Le grand débat de nos jours, auquel tout cela se rattache, n’est au fond que la lutte des méthodes ; on l’a souvent dit et nous avons pu le dire nous-même. Mais derrière la lutte des méthodes est celle des principes d’où les méthodes émanent et celle des doctrines où les méthodes conduisent. De là la solidarité trop peu remarquée entre la dogmatique et l’apologétique. Si « l’apologétique est une philosophie » (selon le mot de M. Secrétan) — et elle ne peut être autre chose partout où le principe d’autorité est supplanté par le principe d’autonomie, c’est-à-dire partout où la preuve interne se fait souveraine — la dogmatique tend à devenir également une philosophie (selon cet autre mot de M. Secrétan : « La philosophie du xixe siècle explique et absorbe le Christianisme »). Aussi la théologie nouvelle ne s’attaque-t-elle pas moins à l’ancienne apologétique qu’à l’ancienne dogmatique. Elle annonce une refonte générale de l’une et de l’autre qui les rendra scientifiques, dans le sens attaché aujourd’hui à cette épithète.
Je n’en veux nullement à ces hautes aspirations qui poussent à tout sonder pour s’approprier plus intimement la règle de la vérité et la loi de la vie. Il nous est ordonné de croître dans la connaissance et dans la grâce, et, après avoir posé les fondements de la foi, les rudiments de la doctrine de Christ, de tendre à une notion et à une pratique plus parfaites (2 Pierre 3.18 ; Hébreux 6.1-3). Mais il faut y tendre par une voie sûre, et ne pas s’exposer à perdre les réalités en poursuivant des ombres. La moindre illusion sur le moyen de connaissance et de certitude, la moindre déviation au point de départ peut entraîner de redoutables aberrations. L’histoire de la philosophie et de la théologie le montre à toutes ses pages. Il y a une science véritable que nous devons joindre à la foi (2 Pierre 1.4) et une fausse science (1 Timothée 6.20 ; Colossiens ch. 2) qui s’unit trop souvent à la foi pour l’altérer par ses interprétations, qui la compromet en prétendant l’éclairer, la justifier et l’assurer.
Laissons le Christianisme ce qu’il se dit et ne lui demandons que ce qu’il promet. Il est la vérité ; mais la vérité qui est la vie, la vérité selon la piété, la vérité salutaire, non la vérité scientifique, telle que l’entendent ses adversaires et trop souvent ses défenseurs. Je suis fort peu touché des reproches et des éloges qu’on lui adresse à cet égard. C’est comme religion, et non comme philosophie qu’il a créé le monde moderne ; c’est comme religion qu’il est le promoteur et le régulateur des destinées humaines, et qu’il le sera toujours. Loin d’être épuisé, il a à peine montré ce qu’il peut donner sous ce rapport. Tout se transformerait si l’esprit chrétien devenait l’esprit public. Malgré les grandes vues qu’il ouvre à la pensée, le Christianisme n’est pas une gnose ; il est essentiellement une religion, une foi, une vie.
Il est possible que cette direction critico-théologique qui a tout remis en question en reprenant tout en sous-œuvre, m’ait inspiré des craintes excessives ; il est possible qu’en m’attachant à relever ce qu’elle a d’illusoire, d’erroné, de périlleux, et qui me frappa dès les premiers moments jusque sous ses formes les plus conservatricesa, j’aie paru méconnaître ce qu’elle a de vrai et de bon. Il est difficile en pareil cas de n’avoir pas ce tort ou l’apparence de ce tort. Mais si mes appréhensions ont pu être extrêmes, l’événement montre qu’elles furent en thèse générale trop fondées… Ne se sont-elles pas légitimées, ne se légitiment-elles pas de plus en plus vis-à-vis de ces écoles, si diverses, qui s’unissent dans un même dessein de n’admettre les doctrines scripturaires qu’après les avoir fait passer au crible de leur métaphysique ou de leur mystique propre ? Où arrivent-elles de toutes parts ces écoles qui se glorifiaient à l’origine de tout restaurer, comme de tout assurer, par le simple déplacement du principe théologiqueb ? Laisser de côté la Révélation pour consulter la raison ou la conscience sur les mystères de l’Évangile, ou, ce qui revient au même, soumettre les données de la première au contrôle absolu de la seconde, c’est comme si l’on écartait le télescope et le microscope pour sonder les mystères de la nature ; c’est, dans les deux cas, refuser de voir pour spéculer, c’est-à-dire pour imaginer… Le principe, poussé résolument et suivi jusqu’au bout, ne s’arrête que dans cet humanisme complet, dans cet antisupranaturalisme absolu, qui se glorifie d’être seul scientifique en faisant rentrer la tradition chrétienne dans la loi générale des religions.
a – Voir mon Discours d’ouverture, en 1846.
b – Voy., par ex., la Lettre de M. Schérer, lors de sa rupture.
Telle est la portée de la grande question du moment, à laquelle tout ramène parce que tout y tient. Simple question de méthode et par là simple question de forme en apparence, elle est en réalité la suprême question de fond, et, à la longue, elle emporte tout. Que d’esprits, et des plus distingués, séduits par les perspectives de rénovation que semblait ouvrir le principe du jour, ont fait l’épreuve des troubles et des ravages qu’il produit !
Qu’il doive sortir finalement du bien de cet immense ébranlement et de l’espèce de tohu-bohu où il nous jette ; que, par ce qu’il renverse de même que parce qu’il édifie, le travail de l’Ecole critique contribue peut-être à préparer un nouvel état religieux en rapport avec le nouvel état social où le monde paraît entrer, je suis disposé à le croire. C’est la loi historique de la Providence ; nul grand labeur n’est sans fruits, quels que soient ses écarts. Mais quoique servant au plan divin, l’erreur n’en est pas moins l’erreur, le mal le mal. Nous n’en devons pas moins nous en garder et nous armer contre eux.
Sans me poser en juge d’un mouvement si étendu et si profond, mais qui ne l’est pas plus que celui du xviiie siècle, dont il est à tant d’égards la contre-partie ; sans prétendre l’apprécier pleinement, ce qui serait difficile aux plus capables et qui m’appartient moins qu’à personne, il est des points sur lesquels je me suis senti, dès l’origine, et je me sens plus que jamais le droit et le devoir de me prononcer. Voici celui sur lequel porte cet article : Même sur les mystères du Royaume des Cieux, pleine liberté d’élever, en dehors ou au-dessus de la théologie biblique, une théologie scientifique telle qu’on l’entend ; mais à la double condition de garder intégralement les faits de révélation, seuls vraiment certains, et de les tenir toujours à part des inductions qu’on en tire et des théories qu’on y superpose. C’est le principe protestant, et l’existence comme la force du Protestantisme se lient à son maintien ; c’est le principe chrétien et sa chute entraînerait celle du christianisme évangélique. Au point de vue où place ce principe constitutif, la libre activité de la science reste entière : elle a seulement une base qui l’assure et une règle qui la sauvegarde. La science peut poursuivre la solution des problèmes que soulèvent les faits de révélation, et que la Révélation ne décide ni n’aborde. Elle peut, par exemple, sur le dogme qui a provoqué ces remarques, chercher à se rendre compte des rapports de l’humanité et de la divinité en Jésus-Christ, de ceux des personnalités divines dans la Trinité etc. etc., pourvu qu’elle soit fidèle aux deux conditions ci-dessus indiquées. A cet égard, comme à tous les autres, le champ reste largement ouvert aux investigations spéculatives, lorsqu’on y attache de l’intérêt et du prix. Mais la Parole sainte, une fois constatée et reconnue, doit tout dominer : Vouloir la soumettre à l’arbitrage de la raison ou de la conscience, et n’admettre de ses doctrines, relativement aux choses de Dieu et du Ciel, qu’autant que ce contrôle en laisse passer, c’est un renversement que condamnent la raison et la conscience elles-mêmes, non moins que l’humble piété. Or, cet étrange désordre est l’ordre nouveau qu’on s’efforce d’inaugurer jusque dans le supranaturalisme ; c’est là au fond ce qu’on célèbre sous le nom de dogmatique et d’apologétique du xix siècle, substitution du principe d’autonomie au principe d’autorité ; c’est de là qu’on attend cette rénovation de la foi et de la vie chrétienne, cette Église de l’avenir depuis si longtemps prophétisée : nuageuses utopies, vers lesquelles tout incline si fort qu’elles résistent même à la protestation des faits.
Ma position a été pendant quelques années celle de Jérémie. Jérémie multipliait les avertissements, quoique sachant bien que l’effet immédiat en serait à peu près nul. Sans être prophète comme lui, je déclarais attendre le relèvement ou le raffermissement de l’Écriture, avec autant de confiance qu’il attendait le rétablissement de Jérusalem. Grâce à Dieu, cette prévision se réalise peu à peu et l’antique fondement de notre Église et de notre théologie se redresse au milieu des ruines.
Mais revenons de cette digression et résumons-la. Pour les dogmes constitutifs de la dispensation de grâce, en particulier pour celui de la Trinité, notre sûreté est de nous tenir aux enseignements de l’Écriture, en en respectant les lumières et les ombres. Sur les mystères du Royaume des Cieux, ce qui importe seul à la foi, ce qui importe pardessus tout à la science, ce sont ces grands faits partout attestés ou impliqués dans les Livres saints et qui, posés simplement, constituent le fond du Symbole des Apôtres. Soyons attentifs, — il vaut la peine de le redire, — à la leçon que nous donne sous ce rapport le formulaire de l’Église primitive, de l’Église modèle. La même leçon ressort, par bien des côtés, du mouvement religieux de nos jours, où le dogmatisme théologique et ecclésiastique tend à s’effacer devant ce que nous pouvons nommer l’évangélisme. A la base du Réveil, se montra partout la doctrine de la Trinité, comme, toutes les grandes doctrines chrétiennes ; mais c’est la Trinité pratique, si je puis ainsi dire, c’est le mystère de piété, c’est le fait biblique lié à l’ordre entier du salut et sur lequel se rencontrent tous ceux qui invoquent le Seigneur Jésus d’un cœur pur.
Terminons sur cette parole qui s’est plusieurs fois offerte à nous et qui exprime la pensée fondamentale de ce chapitre : Nul ne connaît le Fils que le Père, et nul ne connaît le Père que le Fils et celui à qui le Fils aura voulu le révéler.