Pendant que Zinzendorf était en Amérique, la comtesse avait fait aussi plusieurs voyages, tant en Allemagne qu’à l’étranger. Elle n’était même rentrée auprès des siens que trois semaines environ après son mari. Il est temps de nous arrêter un peu à cette femme d’élite, pour laquelle on peut revendiquer une part si considérable dans l’œuvre accomplie par Zinzendorf. Voici le portrait qu’a tracé d’elle Spangenberg :
« La comtesse avait reçu des grâces et des dons peu ordinaires, et ses belles qualités laisseront un souvenir ineffaçable chez tous ceux qui l’ont connue. Elle était d’une maison qui honorait la Parole de Dieu et qui aimait et estimait les enfants de Dieu et les serviteurs de Jésus, de quelque opprobre qu’ils fussent couverts. Très versée dans l’Écriture sainte, elle possédait dans un enchaînement parfait la connaissance des vérités divines sur lesquelles reposent notre foi et notre vie. Elle n’était point non plus étrangère aux autres sciences. Assez faible de corps, elle était douée d’un caractère énergique et d’une forte raison qui s’alliaient chez elle à la simplicité d’un enfant. Son intelligence était profonde en même temps que très vive. Ses paroles, pour être très mesurées, n’en faisaient pas moins d’impression. Elle avait de la distinction dans sa manière d’être et était cependant remplie de condescendance envers chacun. Courageuse et hardie dans les circonstances difficiles, elle était particulièrement heureuse dans les conseils qu’elle donnait. Très économe dans les petites choses et très bonne ménagère, elle était toujours prête, quand la cause du Sauveur le réclamait, à donner non seulement selon ses moyens, mais au delà de ses moyens. Elle avait l’art de saisir d’un même coup d’œil le passé et le présent et d’en tirer sur l’avenir des inductions qui se trouvaient d’ordinaire parfaitement justes. En un mot, elle était une princesse de Dieu au milieu des siensc, et cela dans un sens vraiment patriarchal, c’est-à-dire en étant pour eux une servante sur qui reposait la bénédiction du Seigneur, compatissante et maternelle envers les pauvres et les malheureux, songeant aux plus petites choses comme aux plus grandes. Aussi ne la nommait-on que la maman ; et pourtant ses domestiques et ses vassaux conservaient pour elle le respect qu’ils lui devaient. Mais ce qu’on peut dire de plus beau, c’est que son cœur était tendrement attaché au Sauveur et que les moments qu’elle préférait étaient ceux qu’elle pouvait passer en communion intime avec lui.
c – Genèse 13.6. C’est l’expression hébraïque, qui se retrouve dans la version de Luther ; nos versions françaises ont traduit moins littéralement.
Il y a bien des personnes que l’on n’apprécie pas aussi longtemps qu’on les a et dont on ne connaît la juste valeur que lorsqu’on ne les a plus. On ne peut pas en dire autant de la comtesse. On savait quel trésor on possédait en elle, on l’appréciait, on l’aimait, on l’honorait.
Le Seigneur a donné au comte un témoignage remarquable de sa bonté, de sa fidélité, de sa sagesse, en lui accordant une telle épouse. Autant que nous pouvons en juger, elle lui était absolument indispensable dans l’accomplissement des desseins que le Sauveur avait sur lui.
Il arrive quelquefois qu’un homme est assez supérieur à sa femme pour que celle-ci, sans réfléchir beaucoup par elle-même, se laisse conduire par lui comme elle se laisserait conduire par un père. Ce n’était pas le cas ici. La comtesse n’était pas faite pour être une copie ; c’était un original : aussi, quoiqu’elle aimât et honorât de tout son cœur son mari, elle jugeait cependant elle-même de toutes choses avec tant de sens, qu’elle était pour lui une sœur et une amie. Non contente de le décharger des affaires de ménage et de domaine, elle était une aide sage et fidèle dans les choses qui constituaient proprement sa vocation à lui. Le Seigneur était avec elle et bénissait les affaires qu’elle prenait en main dans l’intérêt de la communauté. Son oreille était ouverte à quiconque avait besoin de conseil ou de consolation. Pour ses enfants, c’était une mère tendre, vigilante, sage et infatigable.
Elle se créait quelquefois des inquiétudes sans fondement, mais ensuite, quand les nuages étaient dissipés et qu’elle voyait la chose sous son vrai jour, elle reconnaissait elle-même qu’elle avait eu tort et se le reprochait. »
Comme les voyages du comte, ceux de la comtesse avaient un but exclusivement religieux. Son dernier voyage l’avait conduite en Livonie. On se rappelle l’impression considérable qu’avaient produite dans cette province les prédications de Zinzendorf quelques années auparavant. La comtesse, voyant les circonstances difficiles où s’y trouvaient alors les Frères, se décida à continuer sa route jusqu’à Saint-Pétersbourg, dans l’espérance d’y obtenir une audience de l’impératrice Elisabeth et de l’intéresser en leur faveur. Arrivée dans cette capitale, elle fut accueillie avec force politesses par le chancelier Bestucheff et d’autres personnages de la cour, mais elle ne parvint pas à obtenir l’audience désirée. Elle reprit donc la route d’Allemagne. A peine avait-elle passé la frontière, qu’un courrier de l’impératrice, lancé à sa poursuite, la rejoignit et la pria instamment de revenir sur ses pas, car Sa Majesté désirait la voir. Ce désir que témoignait tout à coup l’impératrice de voir une personne qu’elle avait rebutée jusqu’alors était trop empressé pour n’être pas suspect ; la comtesse jugea plus prudent de n’y pas accéder ; d’ailleurs, elle se trouvait déjà à deux cents lieues de Saint-Pétersbourg. Elle apprit bientôt après qu’on l’y regardait comme la fondatrice d’une secte nouvelle et qu’on attribuait à son influence les troubles qui agitaient alors la Livonie.
Pendant que la comtesse était encore à Herrnhout, au moment de partir pour les provinces russes, elle avait reçu de Marienborn la nouvelle de la mort de son plus jeune fils. Un autre de ses enfants, la petite Jeanne-Salomé, âgée de cinq ans, mourut peu de temps après à Herrnhout, pendant qu’elle était en Livonie. C’était un enfant remarquable par la précocité de son développement religieux. Était-elle de mauvaise humeur, ou faisait-elle mine de désobéir, il suffisait de lui dire : « Cela déplaît au Sauveur », et aussitôt elle rentrait dans l’ordre. Dès qu’elle tomba malade, elle exprima la joie que lui donnait la perspective de déloger pour être avec le Seigneur. Dans la dernière nuit de sa vie, quelques amis étaient auprès de son lit, faisant de la musique et chantant des cantiques : elle indiqua elle-même les versets qu’elle désirait entendre. Quelques instants avant sa fin, elle chargea les personnes présentes de saluer de sa part son père et sa mère. Puis elle dit qu’elle voulait dormir. Elle s’endormit, en effet, paisiblement, pendant que l’on continuait à chanter.
On a regretté de ne pas trouver dans la première édition de cet ouvrage quelques détails sur la vie de famille de Zinzendorf. Mais il n’y en a guère à citer. La vie de Zinzendorf est tout entière dans son œuvre. Pour lui, l’Église, sans supprimer la famille, l’élargissait et jusqu’à un certain point l’absorbait. Dans sa femme et dans ses enfants il voyait avant tout des compagnons d’œuvre. Orphelin dès son enfance, il avait appris de bonne heure à ne verser que dans le sein de Jésus le trop plein de son cœur tendre et passionné et à ne chercher qu’auprès de lui cet amour de père et cette compassion maternelle dont il sentait le besoin. Ce fut à Jésus seul qu’il continua à s’adresser et à adresser les siens. De même que l’église des Frères était arrivée à considérer le Seigneur comme son seul Ancien, de même Zinzendorf et sa famille voyaient en Lui leur seul centre et leur véritable Père.
Nous aimons à rencontrer Luther, assis à son foyer domestique, s’associant de tout son cœur aux jeux de ses enfants et se délassant dans d’innocentes récréations de sa lutte et de ses travaux. Nous ne trouvons rien de pareil chez Zinzendorf. Son intérieur, — quand sa vie errante lui permit d’en avoir une — ne fut que le quartier général et le bureau d’administration de la communauté des Frères.
Son influence n’en était pas moins puissante sur les siens, ou pour mieux dire, ils vivaient tous d’une même vie et d’un même esprit. Chez ses enfants la foi paraît en quelque sorte innée, et l’amour du Sauveur suit de si près le premier éveil de l’intelligence que chez eux l’homme nouveau semble pour ainsi dire jumeau de l’homme naturel. Ils réalisent, en un mot, d’une manière remarquable, cette parole de saint Paul : « Vos enfants sont saints (1 Corinthiens 7.14). » Les détails qui nous ont été conservés à leur sujet sont à ce point de vue d’un grand intérêt. A ceux que nous avons cités tout à l’heure, nous en ajouterons quelques autres, fort bien reproduits par M. Bostd, à qui nous en emprunterons le récit :
d – Histoire de l’église des Frères, tome l.
« Le comte de Zinzendorf eut douze enfants, dont six moururent de bonne heure. Sa fille Théodora-Caritas mourut en 1731. Déjà avant sa naissance, ses parents la recommandèrent au Sauveur par beaucoup de prières, et dès les premiers jours, ils s’attachèrent à la lui conduire, et à ce qu’elle n’entendît et ne vît rien qui ne dérivât de l’amour de Christ, ou qui n’y conduisît. Les sœurs qui la servaient étaient elles-mêmes dans une communion étroite avec Jésus, et s’entretenaient constamment avec lui par des hymnes spirituels.
Avant l’âge d’un an, elle commença à parler assez joliment ; et peu après c’était son plus grand plaisir que de chanter, comme elle disait, des vers du Sauveur ; et cela de son propre mouvement. D’elle-même elle avait appris plusieurs versets, et même des cantiques entiers, pour les avoir seulement entendu chanter par les sœurs ; et elle répétait, d’une manière admirable et sans faute, non seulement des airs faciles, mais même quelques-uns des plus difficiles du recueil des Frères. Au nombre de ses versets favoris était celui-ci :
Garde, garde bien ma vue,
Cher Sauveur, dans ton amour ;
Qu’elle soit toujours tendue
Vers le grand et dernier jour.
Et aussi :
Cher Agneau, Prince de paix,
Lorsque tes divins attraits, etc.
C’étaient là des versets qu’elle chantait continuellement. Elle aimait beaucoup son père, et souvent quand elle était auprès de lui, il fallait qu’il chantât avec elle ce verset :
Le Seigneur est présent,
Que chacun l’adore !
Oui, prosternons-nous encore, etc.
Comme elle s’approchait un jour de sa mère et que s celle-ci lui demandait où elle avait été : Vers le Sauveur et vers papa, répondit-elle. Comment ! tu as été auprès du Sauveur ? — Oui, dit-elle, papa était justement à parler avec lui. — Elle l’avait trouvé en prière.
Lorsqu’elle fut alitée pour sa dernière maladie (à l’âge de deux ans), elle se mit à chanter un verset qu’à cette époque l’on chantait au moment de descendre le corps d’un enfant dans la fosse :
Prends-moi dans ton divin repos ;
Viens me bercer, Jésus, toi-même,
Clore mes sens à tous les maux,
O Jésus ! toi que j’aime, etc.
Depuis lors, elle ne put plus parler beaucoup, parce que la maladie était violente ; mais elle resta couchée avec la patience d’un agneau, au grand attendrissement de tous ceux qui l’entouraient, et elle jetait des regards pleins de douceur à tous ceux qui la visitaient.
Le 26 novembre, sa fin paraissant prochaine, son père lui chanta un verset d’adieu :
Fais que dans ta douce paix
Elle reste pour jamais,
Devant toi,
Divin roi,
Prête à vivre
Comme un agneau sous ta loi !
Que dans ta sainte cité
On la voie à ton côté, etc.
Cependant la mère était absente, et les domestiques craignant que la petite ne mourût avant que sa mère eût pu la voir encore une fois, le comte demanda au Sauveur de la conserver, en ajoutant cependant d’une manière expresse qu’il ne savait ce qu’il demandait et qu’il se résignait à tout. Au même instant la violence des symptômes s’arrêta, et l’enfant resta jusqu’au 1er décembre, jour de retour de sa mère, dans un état qui ne présentait plus rien d’alarmant. Mais dès que la mère fut arrivée, l’enfant retomba dans l’état du 26 novembre.
Le 2 décembre, jour de sa mort, le père vint de très bonne heure auprès de son berceau ; elle leva alors d’elle-même sa main droite, la mit sur son visage, comme elle avait coutume de faire quand elle voulait s’endormir ; le père plaça sa main sur celle de l’enfant, et se mit à dire cette prière : Ceux de nature divine, etc. et cet autre verset :
Je te cède pleinement
Cet enfant.
Pressé d’une soif brûlante,
J’attends la grâce excellente
De ta divine onction.
Et tandis qu’il prononçait ce dernier verset, l’enfant rendit l’esprit, après avoir demeuré deux ans et six semaines dans sa tente mortelle.
Le 16 mai 1732, époque où le comte était battu de tous les orages à la fois, mais en même temps beaucoup plus que résigné, toujours plein d’amour et de tendresse pour son Sauveur, il perdit encore un autre enfant (Jean-Ernest), au sujet duquel on cite des choses du même genre. Comme il en était à ses derniers moments, la fille aînée pleurait : son petit frère de quatre ans et demi lui demanda pourquoi : — Parce que mon frère meurt. —
Eh ! non, dit-il, il ne meurt pas, quoiqu’on parle ainsi ; ce n’est que sa misère qui meurt. — Et comme, le jour avant son décès, cet enfant souffrait beaucoup, la petite Caritas (celle dont nous avons parlé en premier lieu), âgée alors de dix-huit mois, tournait autour du berceau, chantant d’une voix charmante et très distincte :
Petit agneau, douce brebis,
C’est ainsi que va la vie :
Demain, ô brebis chérie,
Tous tes maux seront finis. »
« C’est Spangenberg, ajoute M. Bost, qui raconte ces faits comme témoin oculaire ; ils sont très détaillés, et Spangenberg trop véridique, pour qu’on puisse, malgré ce qu’ils ont d’extraordinaire, les mettre en doute en aucune manière. »