Mais on nous dira peut-être : la soumission du Christ à son Père, la remise de son royaume entre les mains du Père, et ces mots : « Ensuite ce sera la fin « (1 Corinthiens 15.24), sont à comprendre comme signifiant pour le Christ l’abolition de sa nature, la perte de sa puissance, ou une faiblesse de sa nature divine. Plusieurs, en effet, interprètent ce passage en ce sens : le Christ sera soumis à Dieu lorsque tous lui seront soumis et par suite, il ne sera plus Dieu, ou s’il remet son royaume, c’est qu’il ne sera plus roi, et puisqu’on nous dit que ce sera la fin, la perte de sa puissance en découle.
Il est opportun de nous remettre devant les yeux ce passage de l’Apôtre, pour en saisir tout le sens ; en exposant la raison d’être de chaque phrase du texte, nous pourrons comprendre tout ce mystère dans son ensemble.
« Puisque la mort est venue par un homme, nous dit l’Apôtre, c’est par un homme aussi que vient la résurrection des morts. De même que tous meurent en Adam, tous aussi revivront dans le Christ. Mais chacun à son rang : en tête, le Christ, ensuite ceux qui seront au Christ lors de son avènement. Puis ce sera la fin, quand il remettra son royaume à Dieu le Père, après avoir anéanti toute Principauté et toute Puissance. Car il faut qu’il règne jusqu’à ce qu’il ait placé tous ses ennemis sous ses pieds. Car Dieu a tout mis sous ses pieds. Le dernier ennemi vaincu par lui, c’est la mort. Mais quand il dira : Tout a été soumis, c’est à l’exclusion de Celui qui lui a tout soumis, et il se soumettra alors à Celui qui lui lui aura tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous » (1 Corinthiens 15.21-28).
L’Apôtre choisi pour être le Maître des Nations, « non par un dessein des hommes, ni par l’intermédiaire d’un homme, mais par Jésus-Christ » (Galates 1.1), nous explique les secrets des mystères célestes dans un langage aussi précis que possible. Et celui qui fut ravi jusqu’au troisième ciel et entendit des paroles ineffables[16], livre à la saisie de notre intelligence humaine, cela seulement que la nature de l’homme est capable de percevoir. Il le sait, certaines de ses paroles ne seront pas comprises sur-le-champ, car la faiblesse de notre esprit a besoin d’un certain temps pour comprendre vraiment et parfaitement ce que les oreilles ont perçu ; la pensée suit l’oreille avec un certain retard, puisqu’alors même que l’on entend une parole et que l’on en comprend le sens, c’est pourtant Dieu qui donne l’intelligence à ceux qui désirent comprendre.
[16] Cf. 2 Corinthiens 12.2-4.
En effet, après avoir donné bien des enseignements à Timothée, son disciple instruit dès l’enfance dans les saintes Lettres par la glorieuse foi de son aïeule et de sa mère[17] l’Apôtre ajoute ceci : « Réfléchis à ce que je te dis, car Dieu te donnera l’intelligence en toutes choses » (2 Timothée 2.7). S’il lui conseille de réfléchir, c’est que ce n’est pas toujours facile de comprendre. Mais le don de l’intelligence qui vient de Dieu, est la récompense d’une foi qui mérite à la faiblesse de notre pensée, la grâce de se voir révéler ce qu’elle ne peut arriver à saisir. Si donc Timothée, homme de Dieu, au témoignage de l’Apôtre, et vrai fils de Paul dans la foi[18], reçoit le conseil de réfléchir, parce qu’en tout Dieu lui donnera l’intelligence, nous aussi, souvenons-nous que cette invitation de l’Apôtre s’adresse à nous, et sachons que le Seigneur nom donnera de comprendre tous les points difficiles.
[17] Cf. 2 Timothée 1.5 ; 3.15.
[18] Cf. 1 Timothée 6.11 et 12.
Et si d’aventure, par un errement de notre condition humaine, nous nous attachions à quelque préjugé de notre esprit, ne refusons pas à notre intelligence le profit qui lui serait accordé par la grâce de la révélation ; d’avoir interprété une chose dans tel sens ne doit pas nous conduire à rougir de rectifier et de modifier pour le rendre plus juste, un jugement que nous aurions porté. Le même bienheureux Apôtre écrit encore aux Philippiens pour leur permettre de se conduire d’une façon sage et réfléchie : « Pour nous qui sommes parfaits, voilà ce qu’il nous faut penser ; et si, sur quelque point, vous pensez autrement. Dieu vous éclairera là-dessus. En attendant, hâtons-nous de marcher sur cette route sur laquelle nous nous sommes engagés » (Philippiens 3.15-16).
Une pensée trop hâtive ne doit pas devancer la révélation de Dieu. Car l’Apôtre sait comment raisonnent ceux qui ont des sentiments parfaits. Et pour ceux qui comprennent les choses différemment, il espère que la révélation de Dieu leur permettra de les juger d’une manière parfaite.
S’il en est donc qui auraient compris d’une manière différente la profonde économie dont la connaissance reste cachée, et qui auraient ensuite été initiés par nous à une doctrine correcte et plausible, qu’ils ne rougissent pas d’avoir été amenés par la révélation de Dieu, à une manière de penser parfaite, conformément à l’enseignement de l’Apôtre, et qu’ils ne préfèrent pas ignorer la vérité, pour ne pas avoir à secouer une torpeur qui les maintient dans l’erreur. Car l’Apôtre conseille à ceux qui ont des pensées différentes et qui ont reçu la révélation de Dieu, de se hâter sur cette route où ils se sont engagés. Laissant de côté la manière de voir que nous tenons de notre ignorance première, attachons-nous à la révélation qui nous est faite et nous permettra de parvenir à une intelligence parfaite.
Oui, engageons-nous sur cette route où nous pourrons ensuite marcher d’un bon pas. Si d’aventure une erreur venait à nous retarder en nous faisant dévier de notre chemin, la révélation faite par Dieu nous permettra de retrouver cette route sur laquelle nous nous hâtons, et rien ne pourra freiner notre allure. Car c’est vers te Christ Jésus, « le Seigneur de la gloire » (1 Corinthiens 2.8), que nous courrons, vers celui en qui tout est renouvelé, au ciel et sur la terre, vers celui en qui tout subsiste, vers celui en qui et avec qui nous demeurerons toujours. Engagés sur cette route, nous avons des pensées parfaites. Et si nous jugions différemment, Dieu nous révélerait ce qu’il faut penser pour avoir des sentiments parfaits.
A la lumière de la foi que nous transmet l’Apôtre, revenons donc au mystère contenu dans les paroles que nous avons sous les yeux. Nous suivrons en tout la méthode employée plus haut, et nous autorisant de ce que l’Apôtre vient de nous dire, nous dénoncerons toute interprétation suggérée par une volonté empreinte de mauvaise foi, nous appuyant sur la vérité transmise par l’Apôtre.
Ce texte de l’Ecriture soulève trois problèmes, à savoir selon l’ordre des termes : d’abord la fin du monde, ensuite la remise du royaume au Père, et enfin la soumission du Christ à celui-ci. En conséquence, on pourrait comprendre que le Christ cesse d’être Christ à la fin du monde, qu’il ne conserve plus son royaume, puisqu’il le remet à son Père, et qu’étant soumis à Dieu, il ne jouit plus de la nature divine.
Commençons d’abord par souligner que tel n’est pas l’ordre donné par l’Apôtre. Celui-ci commence par nous parler de la remise du royaume au Père, puis de la soumission du Fils à celui-ci, et pour terminer de la fin du monde. Mais par ailleurs, il met en relation les causes avec leurs effets : si un événement aboutit à un autre, il prend soin d’énoncer toujours le précédent avec sa propre cause. Ainsi ce sera la fin, mais « quand le Christ aura remis son royaume à Dieu ». Il remettra son royaume, mais « quand il aura anéanti toute Principauté et toute Puissance ». Il anéantira toute principauté et toute puissance, parce qu’ « il faut qu’il règne ». Il régnera, « jusqu’à ce qu’il ait placé tous ses ennemis sous ses pieds ». Il placera tous ses ennemis sous ses pieds, parce que « Dieu a tout mis sous ses pieds ». Dieu lui a tout soumis, pour que « le dernier ennemi vaincu par lui soit la mort ». Et lorsque tout lui aura été soumis, excepté « celui qui lui aura tout soumis », lui aussi sera alors soumis à celui qui lui a tout soumis. Or cette soumission n’a pas d’autre motif que celui-ci : « pour que Dieu soit tout en tous ».
La fin de tout cela est donc que Dieu soit tout en tous.
Avant d’aller plus loin, cherchons si cette fin est une disparition, si la remise du royaume est une perte, si la soumission du Christ est chez lui une faiblesse. Si ces mots n’ont pas forcément un sens négatif, nous les comprendrons dans leur vrai sens, tel que l’Apôtre a voulu nous le faire entendre.
Le Christ est « la fin de la Loi » (Romains 10.4). Or je te pose cette question : Le Christ est-il venu abolir la Loi ou lui donner sa perfection ? Si le Christ, qui est la fin de la Loi, n’est pas venu abolir celle-ci, mais lui donner sa perfection – il l’affirme : « Je ne suis pas venu abolir la Loi, mais l’accomplir » (Matthieu 5.17) –, la fin n’est donc pas une disparition, mais la perfection achevée.
Car tous les êtres tendent vers leur fin, non pas pour cesser d’exister, mais pour demeurer dans cet état vers lequel ils tendent. Et tout existe pour une fin, et la fin elle-même est son propre terme. Comme la fin est tout, elle est tout pour elle-même. Et puisqu’elle ne débouche sur rien d’autre, ne se dirige vers aucun temps ou aucun autre objet qu’elle-même, ce vers quoi tend toute espérance se porte toujours sur la fin.
Et par suite, le Seigneur nous invite à conserver jusqu’à la fin la constance d’une foi aimante : « Bienheureux, nous dit-il, celui qui persévérera jusqu’à la fin » (Matthieu 10,22). Il ne s’agit pas ici d’une bienheureuse disparition, cette persévérance n’a pas pour fruit le non-être, et la récompense de cette foi n’est pas une destruction. Au contraire, puisque la fin où tend la béatitude qui nous est offerte, est d’une qualité infinie, bienheureux sont ceux qui persévèrent jusqu’à cette fin où la béatitude sera parfaite : le désir d’une espérance fidèle ne saurait se porter au-delà. La fin est donc un état stable et permanent vers lequel on tend.
Dans le même sens, l’Apôtre prédit la fin des impies, pour leur donner à craindre de se perdre : « Leur fin, dit-il, c’est la perdition. Mais pour nous, notre espérance est dans les cieux » (Philippiens 3.19-20). Si donc il y a une fin aussi bien pour les impies que pour les bienheureux, et si cette fin devait être entendue comme étant une disparition, l’amour que l’on a envers Dieu et l’impiété seraient alors à mettre sur le même pied, puisqu’impie et bienheureux seraient assurés d’avoir pour fin de ne plus exister. Mais alors comment notre espérance serait-elle dans le ciel, si la fin consistait pour nous comme pour les impies, à ne plus exister ? Si l’on parle pour les saints d’une espérance, et pour les impies d’une fin, non vraiment, nous ne pouvons croire que la fin soit une disparition ! Quel châtiment serait-ce en effet, pour les impies, que de ne pas ressentir les flammes vengeresses, ayant perdu la possibilité de souffrir, du fait de leur disparition ?
La fin est donc un achèvement qui demeure et sanctionne un état irrévocable ; elle est réservée aux bienheureux et préparée pour les impies.
Il n’y a donc pas à en douter, la fin ne doit pas être comprise comme une disparition, mais comme un état inamissible. Certes il y aurait encore bien à dire pour expliquer complètement cette expression, mais nous pensons en avoir assez parlé pour montrer en quel sens on doit entendre ce mot.
Voyons maintenant si la remise du Royaume au Père signifie pour le Christ la perte de sa royauté, et si, du fait qu’il remet son royaume, il ne le possède plus. Quelqu’un s’efforcera peut-être de nous en convaincre dans l’acharnement d’une stupide impiété ; il lui faudrait alors nécessairement admettre que le Père a tout perdu en livrant tout à son Fils, si livrer veut dire ne plus avoir ce que l’on a donné. Le Seigneur dit en effet : « Tout m’a été donné par mon Père » (Matthieu 11.27), et aussi : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre » (Matthieu 28.18). Si donc avoir donné, c’est être privé de ce que l’on a donné, le Père ne possède plus ce qu’il a donné à son Fils. Mais si le Père jouit encore de ce qu’il a donné à celui-ci, il n’y a pas lieu de croire que le Fils ne possède plus ce qu’il a remis à son Père.
Par conséquent, si avoir tout remis n’est pas à interpréter comme être privé de ce que l’on a, il nous reste à reconnaître que cette remise du royaume au Père s’effectue par suite d’un plan divin, ce qui nous explique comment le Père possède encore ce qu’il a donné, et comment le Fils n’est pas dépouillé de ce qu’il a remis.
En ce qui concerne cette soumission du Christ à son Père, beaucoup d’autres passages de l’Ecriture viennent aider notre foi et nous empêchent de l’interpréter d’une manière qui porterait préjudice au Fils ; toutefois ce passage en particulier, est des plus importants en ce sens.
Et j’interroge d’abord le simple bon sens : une soumission doit s’entendre comme celle qui s’instaure lorsque nous plaçons sous la dépendance l’un de l’autre deux êtres dotés de qualités opposées, un serviteur sous son maître, un être faible sous un être fort, un homme de rien sous un homme au faîte des honneurs. Selon cette manière de voir, le Fils serait soumis à Dieu son Père par suite de la différence de deux natures qui s’opposeraient. Si l’on avait une telle pensée, l’on se heurterait au langage de l’Apôtre qui a pris soin de contrecarrer cette erreur venant d’une vue par trop humaine. Il nous précise en effet, que lorsque tout sera soumis au Christ, celui-ci sera alors soumis à celui qui lui aura tout soumis par ces mots : « il sera alors soumis », l’Apôtre exprime le plan divin réalisé dans le temps. Car si nous donnons un autre sens à sa soumission, dire : « il sera alors soumis », veut dire à coup sûr, qu’auparavant le Christ n’était pas soumis. Et nous le présentons alors comme un révolté, un être arrogant, un impie que brise et réprime la contrainte du temps, et dont l’enflure d’une impiété despotique est réduite à une obéissance tardive. Mais en ce cas, pourquoi le Christ aurait-il affirmé : « Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais celle de Celui qui m’a envoyé » (Jean 6.38) ; et ailleurs : « Mon Père m’aime parce que je fais toujours ce qui lui plaît » (Jean 8.29) ; ou ceci : « Père que ta volonté soit faite ! » (Matthieu 26.42). Ou pourquoi l’Apôtre ajouterait-il : « Il s’est abaissé, se faisant obéissant jusqu’à la mort » (Philippiens 2.8) ? Il s’est abaissé, mais il n’y a rien de bas en sa nature. Il s’est fait obéissant, mais c’est de son propre gré qu’il a obéi, puisque son obéissance est une conséquence de son abaissement.
Par conséquent, si Dieu le Fils Unique s’abaisse et se fait obéissant à son Père jusqu’à la mort de la croix, comment entendre qu’il doive un jour se soumettre à son Père, lui à qui tout est soumis ? Cela ne s’entend que si cette soumission n’est pas une nouvelle obéissance, mais le mystère de l’économie divine, car si la soumission du Christ commence dans le temps, le respect qu’il a envers son Père dure à jamais.
Le sens de cette soumission n’est donc rien d’autre que la manifestation du mystère.
Ce qu’est cette soumission doit s’entendre selon l’espérance même de notre foi. Car nous pouvons en être certain, le Seigneur Jésus-Christ, ressuscitant d’entre les morts, s’est assis à la droite de Dieu. L’Apôtre lui-même s’en porte garant ; il nous dit : « Son énergie, sa force toute-puissante, il les a mises en œuvre dans le Christ, lorsqu’il l’a ressuscité d’entre les morts et l’a fait asseoir à sa droite, dans les cieux, au-dessus de toute Principauté, de toute Autorité, de toute Puissance, de toute Domination, et de tout autre nom qui puisse être nommé, non seulement dans ce monde, mais dans le siècle à venir. Et il a tout mis sous ses pieds » (Éphésiens 1.19-22).
En ce passage, l’Apôtre regarde comme déjà accompli en vertu de la puissance de Dieu, ce qui arrivera plus tard. Car les événements qui s’accompliront à la plénitude des temps, sont déjà dans le Christ, en qui réside toute plénitude[19] ; et ces événements futurs nous sont annoncés pour nous tracer l’ordre du plan divin plutôt que pour nous faire entrevoir une nouveauté. Dieu en effet, met tout sous les pieds du Christ, bien que tout ait encore à lui être soumis : en affirmant que tout est mis sous ses pieds, l’Apôtre souligne la puissance immuable du Christ ; mais en laissant entendre que tout lui sera soumis à la plénitude des temps, il permet le progrès dans la foi[20] des générations qui se succéderont.
[19] Cf. Colossiens 1.19.
[20] C.C. : « fidem » – P.L. : « finem ».
Mais d’un autre côté, c’est bien clair, toute puissance qui s’opposera au Christ doit être anéantie, et le prince qui règne entre ciel et terre[21], comme le pouvoir de l’esprit du mal, seront livrés à la mort éternelle, selon cette sentence : « Eloignez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel que mon Père a préparé pour le diable et pour ses anges » (Matthieu 25.41). Or destruction n’est pas soumission. Car détruire une puissance qui s’oppose à nous, c’est lui ôter à jamais tout droit de dominer sur nous, et par la destruction de cette puissance, empêcher son règne tyrannique. C’était ce que voulait dire le Seigneur, lorsqu’il précisait : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean 18.36). Il avait affinité auparavant que le maître puissant de ce royaume, c’était le prince de ce monde[22] dont la puissance devait prendre fin quand la domination qu’exerçait son règne serait détruite. Mais la soumission qui est le fait de l’obéissance et de la foi, est cette manifestation du changement et de la transformation[23].
[21] L’expression biblique « aeris principem », prise en Éphésiens 2.2, est traduite selon T.O.B. : « le prince qui règne entre ciel et terre ». Pour les Anciens, l’air s’étend de la terre à la lune.
[22] Cf. Jean 12.31.
[23] Hilaire explique la différence entre « evacuatio – anéantissement » et « subjectio – soumission ». L’anéantissement se rapporte aux démons, puissance adverse ; la soumission, aux juifs « ennemis de la croix du Christ ». Par la victoire du Christ, les démons perdent leur puissance ; la soumission, qui est le fait de l’obéissance et de la foi, manifeste le changement par lequel les juifs se convertiront à la fin au Christ (ch. 34) et la transformation par laquelle les justes ressuscités revêtiront l’immortalité et partageront la gloire du Christ ressuscité dans la gloire de Dieu le Père (ch. 35-41).
C’est pourquoi, lorsque les Puissances seront anéanties, les ennemis du Christ lui seront soumis. Ils lui seront soumis, en ce sens qu’il se les soumettra lui-même. Mais s’il se les soumet, c’est que Dieu les lui soumet[24].
[24] Cf. 1 Corinthiens 15.24-27.
L’Apôtre ignorerait-il la force de ce texte de l’Evangile : « Nul ne peut venir à moi, si mon Père ne l’attire » (Jean 6.44) ? Et pourtant nous lisons aussi : « Personne ne va au Père que par moi » (Jean 14.6). C’est ainsi que le Christ se soumet maintenant ses ennemis, mais que cependant, c’est Dieu qui les lui soumet, puisqu’il nous assure que tout ce qu’il fait, Dieu le fait en lui. Et si personne ne va au Père que par le Christ, il n’en est pas moins vrai que personne ne vient à lui si le Père ne 1 attire. Nous devons le reconnaître Fils de Dieu, aussi nous apprend-il qu’il possède en lui la vraie nature de son Père. De la sorte, le Père invite à venir à lui ceux qui connaissent son Fils, et le Père reçoit ceux qui croient en son Fils : car si nous savons et reconnaissons que le Père est dans le Fils, c’est parce que nous avons reconnu en lui Dieu le Père, nous qui sommes devenus adorateurs parfaits[25] du Fils, par l’adoration rendue au Père.
[25] C.C. : « perfectis » au lieu de P.L. ; « perferentis ». Cette phrase se lirait dans Migne : « Nous qui avons été rendus adorateurs du Fils par l’adoration rendue au Père ».
Le Père nous conduit donc au Fils, parce qu’il importe d’abord de croire que le Père est Père. Mais personne ne va au Père sans passer par le Fils, car si nous ne croyons pas au Fils, nous ne connaissons pas le Père ; nous ne sommes pas conduits à l’adoration du Père, si nous n’avons d’abord reçu de vénérer le Fils. Et ainsi, lorsque nous connaissons le Fils, le Père nous conduit à la vie éternelle et nous reçoit. Et ceci se fait par le Fils, puisque c’est lui qui nous annonce le Père, et que si le Père nous conduit au Fils, lui-même nous mène au Père.
Pour une intelligence plus complète du texte que nous expliquons ici, il nous fallait rappeler ce mystère : le Père tout à la fois nous conduit au Fils et nous reçoit du Fils. Ainsi nous comprenons mieux dans quel sens Dieu soumet tout au Christ parce que le Christ se soumet tout : c’est que le Christ possède par naissance la nature de Dieu, et c’est cette nature divine qui opère en toutes ses œuvres ; ce qu’il fait, Dieu le fait, et pourtant il fait lui-même ce que Dieu ferait ; cependant il le fait de telle sorte qu’en ce qu’il fait, on comprenne que le Fils de Dieu agit, et que par contre, en ce que Dieu fait, on perçoive qu’existe en lui comme dans le Fils, ce qui caractérise la nature du Père.
Lorsque les Principautés et les Puissances seront anéanties, ses ennemis seront donc placés sous les pieds du Christ[26]. Le même Apôtre nous apprend à interpréter quels seront ces ennemis : « Selon l’Evangile, nous dit-il, ils sont encore ennemis à cause de vous, mais selon l’élection, ils sont chéris à cause de leurs pères » (Romains 11.28). Rappelons-nous le donc, les Juifs sont « les ennemis de la croix du Christ » (Philippiens 3.18). Mais parce qu’ils sont « chéris à cause de leurs pères », nous les savons réservés pour la soumission, comme l’affirme ce texte : « Car je ne veux pas, frères, vous laisser ignorer ce mystère, de peur que vous ne vous complaisiez en votre sagesse : une partie d’Israël s’est endurcie, jusqu’à ce que soit entrée la totalité des païens. Et ainsi tout Israël sera sauvé, comme il est écrit : De Sion viendra le libérateur, et il ôtera de Jacob toute impiété ; et voici quelle sera mon alliance avec eux, lorsque j’aurai ôté leurs péchés » (Romains 11.25-27). Ses ennemis seront donc soumis sous ses pieds.
[26] Cf. 1 Corinthiens 15.24-25.
Mais il nous faut comprendre ce qui suivra cette soumission. Voici : « Le dernier ennemi par lui vaincu, sera la mort » (1 Corinthiens 15.26). Or la victoire sur la mort n’est autre que la résurrection des morts, puisque la destruction du corps par la corruption prenant fin, l’éternité de la nature vivifiée et maintenant céleste, sera assurée, selon ce texte : « Il faut en effet, que ce corps corruptible revête l’immortalité[27]. Alors s’accomplira la parole qui a été écrite : La mort a été engloutie avec sa violence. Où est-il, ô Mort, ton aiguillon ? Où est-elle, ô Mort, ta violence ? » (1 Corinthiens 15.53-55).
[27] Le début de la citation est abrégé dans C.C.
La mort est donc vaincue lorsque les ennemis auront été soumis, et la mort vaincue, vient ensuite la vie immortelle. Or le même Apôtre nous indique quelle est la parfaite caractéristique de la soumission qui suit l’obéissance de la foi ; il nous dit : « Il transfigurera notre corps de misère peur le rendre conforme à son corps de gloire, selon la force de son action par laquelle il est capable de se soumettre toutes choses » (Philippiens 3.21). Par conséquent, il y a encore une autre soumission qui consiste dans le changement d’une condition naturelle en une autre. Car en tant que, d’elle-même, notre nature a une fin, elle se soumet à celui qui lui fait la grâce de passer dans la condition divine. Si elle prend fin, ce n’est donc pas pour ne plus exister, mais pour y gagner un accroissement d’être. Par ce changement de condition, elle devient soumise, en passant dans la forme d’une autre nature qui la reçoit.
Ensuite, pour nous donner une explication plus complète de ce mystère, après nous avoir annoncé que le dernier ennemi vaincu sera la mort, l’Apôtre ajoute : « Mais quand il dira. Tout a été soumis, c’est à l’exclusion de celui qui lui a tout soumis, et il se soumettra alors à celui qui lui aura tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous » (1 Corinthiens 15.26-28).
La première étape de ce mystère, c’est donc que tout soit soumis au Christ ; dès lors, celui-ci se soumettra à Celui qui lui aura tout soumis : de la sorte, comme nous serons soumis à la gloire de son corps de Roi, de même, par un autre éclairage du même mystère, le Christ qui règne dans la gloire de son corps, sera soumis lui aussi, à Celui qui lui aura tout soumis. Or d’être soumis à la gloire de son corps, nous permettra de partager la splendeur de gloire qui le montre Roi dans son corps, puisque nous deviendrons semblables à son corps.
A vrai dire, les Evangiles ne gardent pas le silence sur la gloire du Christ, sur cette gloire qui est à présent celle de son corps de Roi. Car on y lit cette parole du Seigneur : « En vérité je vous le dis : Il en est parmi vous ici présents, qui ne verront pas la mort avant d’avoir contemplé le Fils de l’homme venant dans l’éclat de son règne. Et six jours après, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean, son frère, et il les conduisit à l’écart sur une haute montagne. Et Jésus fut transfiguré devant eux : son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la neige » (Matthieu 16.28-17.2). Voilà donc montrée aux Apôtres la gloire du corps du Christ, tel qu’il apparaîtra dans son royaume. Car le Seigneur se tient là devant eux, dans l’éclat de sa glorieuse transfiguration qui nous découvre la splendeur de son corps de Roi.
Et le Seigneur donne à ses Apôtres l’assurance qu’ils participeront à cette gloire : « Ainsi, leur dit-il, en sera-t-il à la fin du monde : Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils ramasseront pour les chasser hors du royaume, tous les fauteurs d’iniquité et de scandales, et ils les jetteront dans la fournaise de feu. Là il y aura des pleurs et des grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père. Entende qui a des oreilles ! » (Matthieu 13.40-43).
Le Christ éprouve le besoin de préciser à ses disciples qu’il leur fallait entendre ce qu’il leur disait ; les oreilles dont était pourvu leur corps, n’étaient-elles pas tout à l’écoute de ses paroles ? Certes, mais le Seigneur qui désire voir pénétrer en nos cœurs la connaissance de son mystère, exige pour son enseignement une attention pleine de foi.
C’est donc à la fin du monde que les scandales seront enlevés de son royaume. Il y a d’un côté le Seigneur qui règne dans la gloire de son corps jusqu’à ce que les scandales soient enlevés. Et il y a d’un autre côté, nous qui sommes assurés d’être rendus semblables à la gloire de son corps, dans le royaume de son Père[28], éclatants de clarté comme le soleil, dans cet habit royal que le Seigneur transfiguré sur la montagne, dévoila aux yeux de ses Apôtres.
[28] Cf. Philippiens 3.21.
Le Christ « remettra donc son royaume à son Fère » (1 Corinthiens 15.24), non pas en ce sens qu’il renoncera à sa puissance par cette remise du royaume, mais parce que c’est nous qui, rendus conformes à la gloire de son corps, serons le royaume de Dieu. Car le texte ne dit pas : « Il remettra son royaume », mais : « Il remettra le royaume » ; c’est nous qu’il remettra à Dieu, après nous avoir constitués “royaume de Dieu” par la glorification de son corps. C’est pourquoi il nous remettra dans le royaume, selon cette invitation de l’Evangile : « Venez, les bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la création du monde » (Matthieu 25.34).
« Les justes brilleront donc comme le soleil, dans le royaume de leur Père » (Matthieu 13.43). Car le Fils livrera à Dieu comme étant son royaume, ceux qu’il a conviés à son royaume et à qui il a promis la béatitude propre à ce mystère, par ces mots : « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu » (Matthieu 5.8). Par son règne, il enlèvera toute occasion de péché, et les justes brilleront alors comme le soleil dans le royaume du Père. Il livre à Dieu le Père le royaume, et voici que ceux qu’il remet au Père, comme étant son royaume, voient Dieu. Et en quoi consiste ce royaume, nous l’apprenons de la bouche du Seigneur lui-même lorsqu’il déclare à ses Apôtres : « Le royaume de Dieu est au-dedans de vous » (Luc 17.21).
Or si quelqu’un cherche à savoir qui est celui qui remet le royaume, qu’il écoute : « Le Christ est ressuscité d’entre les morts, prémices de ceux qui se sont endormis. Car, puisque c’est par un homme qu’est venue la mort, par un homme aussi vient la résurrection des morts » (1 Corinthiens 15.20-21). Tout ce que nous avons dit concernant la question soulevée ici, se rapporte au mystère du corps du Christ, car le Christ est prémices d’entre les morts. Or c’est aussi par ce mystère que le Christ est ressuscité des morts. L’Apôtre nous l’apprend par ces mots : « Souviens-toi de Jésus-Christ, ressuscité des morts, issu de la race de David » (2 Timothée 2.8) ; il nous l’enseigne donc ici : mort et résurrection découlent uniquement du plan divin par lequel le Christ est chair.
Le Christ règne donc dans ce corps glorieux qui est maintenant son propre corps, jusqu’à ce qu’il anéantisse les Puissances, remporte la victoire sur la mort et se soumette ses ennemis. Telle est la règle gardée par l’Apôtre : l’anéantissement concerne les Puissances, mais la soumission ses ennemis. Ceux-ci étant soumis, le Seigneur se soumettra à Celui qui lui aura tout soumis, c’est-à-dire à Dieu, « pour que Dieu soit tout en tous » (1 Corinthiens 15.28), la nature de la divinité du Père envahissant la nature de notre corps que Dieu a pris sur lui. De ce fait, Dieu sera tout en tous : celui qui, par suite du plan divin concernant Dieu et l’homme, est Médiateur entre Dieu et l’homme[29], a en lui, en vertu de cette économie, d’être chair ; aussi, en raison de sa sujétion, doit-il devenir en tous ce qu’est Dieu, de sorte qu’il ne soit pas Dieu en partie, mais en totalité.
[29] Cf. 1 Timothée 2.5.
S’il se soumet, c’est donc uniquement pour que Dieu soit tout en tous, pour que ne demeure en lui nulle trace de la nature du corps terrestre, de sorte que si auparavant il renfermait en lui l’homme et Dieu, à présent il n’est plus que Dieu[30]. Ce n’est pas qu’il renonce à son corps, mais il le transforme par sa soumission ; il ne le supprime pas en le faisant disparaître, mais il le transfigure par son éclat ; il ajoute l’humanité à sa divinité, plutôt qu’il ne perd sa divinité par suite de son humanité. S’il se soumet, ce n’est donc pas pour ne plus être, mais pour que Dieu soit tout en tous. Il garde, dans le mystère de sa soumission, le privilège d’être et de demeurer ce qu’il n’est plus, sans être privé de sa nature par une disparition qui ferait en sorte qu’elle n’existe plus.
[30] Le Christ n’est que Dieu ou devient Dieu entier, par sa résurrection qui transfigure son humanité en la gloire de la Divinité. Ce magnifique passage est aussi à interpréter en fonction de la divinisation de l’homme et du corps mystique. Par l’Incarnation, l’homme devient un avec le corps du Christ et il est appelé à la gloire de la résurrection.
L’autorité dont jouit l’Apôtre devrait nous suffire pour croire en toute confiance et comprendre que le Seigneur Jésus-Christ, prémices de ceux qui se sont endormis[31], se doit d’être soumis à son Père, dans le temps et selon l’économie de l’incarnation, afin que Dieu soit tout en tous. Il n’y a pas à voir là une preuve de faiblesse pour sa divinité, mais plutôt l’élévation de la nature humaine qu’il a prise sur lui, puisque le Christ qui était Dieu et homme, est maintenant entièrement Dieu.
[31] Cf. 1 Corinthiens 15.20.
Cependant, nous n’avons pas encore parlé des évangiles, et nous risquerions de supposer que ceux-ci ne nous disent rien sur cette glorification du Christ dans son corps, qui lui donne de régner sur lui, et ensuite de se soumettre à son Père pour que Dieu soit tout en tous ; aussi nous ajouterons pour étayer notre foi, non seulement le témoignage des Apôtres, mais encore les propres paroles du Seigneur : de la sorte nous verrons que le Christ s’exprime par la bouche de Paul, et qu’avant Paul, lui-même en avait déjà parlé.
Telle est aussi la raison pour laquelle le Seigneur, révélant à ses Apôtres le plan divin concernant sa gloire, s’exprime ainsi : « Maintenant, le Fils de l’homme est glorifié, et Dieu est glorifié en lui. Si Dieu est glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera[32] en lui, et voici que maintenant, il l’a glorifié » (Jean 13.31).
[32] Bien que dans le dernier membre de phrase, le texte porte deux fois le verbe « glorifico » au parfait : « glorificavit », il semble d’après le contexte postérieur, que le premier « glorificavit » doive se lire au futur : « glorificabit », lecture dont témoignent certaines versions.
Nous voyons dans ce texte, d’abord la gloire du Fils de l’homme, et ensuite la gloire de Dieu dans le Fils de l’homme, ceci étant exprimé dans cette phrase : « Maintenant le Fils de l’homme est comblé d’honneur, et Dieu est en lui comblé d’honneur[33]. » La première partie de la phrase se rapporte à la gloire de son corps, gloire qui lui vient de l’union de son corps à la nature divine. Vient ensuite l’élévation à la gloire parfaite, qui maintenant doit être obtenue par une augmentation de la gloire accordée à son corps : « Si Dieu a été comblé d’honneur en lui, Dieu aussi le comblera d’honneur[34], et voici que maintenant, il l’a comblé d’honneur. »
[33] Nous respectons le texte d’Hilaire qui, alors que la citation portait plus haut : « glorificatus est », mentionne ici : « honorificatus est ».
[34] Cf. note 32.
En effet, si Dieu glorifie le Christ en lui, c’est parce que Dieu est à présent glorifié en lui. Que le Christ soit glorifié en lui, cela regarde la gloire de son corps, gloire qui permet de comprendre, par le moyen de ce corps, ce qu’est la gloire de Dieu ; la gloire de Dieu est perçue par la gloire qui revêt le Fils de l’homme. Par ailleurs, puisque Dieu est glorifié en lui, Dieu le glorifiera en lui ; Dieu le glorifiera en lui, en lui accordant un accroissement de gloire qui lui vient de ce que Dieu est glorifié en lui ; de la sorte, celui qui règne dans la gloire, une gloire qui lui vient de Dieu, passe de là, dans la gloire de Dieu.
Car c’est en lui que Dieu l’a glorifié, c’est-à-dire dans cette nature par laquelle Dieu est ce qu’il est, « pour que Dieu soit tout en tous » (1 Corinthiens 15.28), lui qui doit être désormais tout entier en Dieu, par suite de ce plan divin qui le fit être un homme. Et à vrai dire, le Seigneur ne nous cache pas tout à fait le temps où s’opérera cette double glorification : « Dieu, dit-il, le glorifiera en lui, et voici que maintenant, il l’a glorifié. » Ainsi, parce que Judas s’apprête à le trahir, il regarde comme présente la gloire qui, après sa Passion, sera la conséquence de sa résurrection future, mais il considère comme lui étant réservée pour plus tard, la gloire par laquelle Dieu doit le glorifier en lui. Il nous montre la gloire de Dieu manifestée en lui par la puissance de sa résurrection, mais il lui reste à entrer dans la gloire de Dieu, c’est-à-dire à devenir Dieu tout en tous, en raison du plan divin selon lequel il est soumis à son Père.
On voit par là de quelle sottise fait preuve l’acharnement des hérétiques : ils refusent à Dieu ce qu’ils convoitent dans leurs espoirs humains ! Ainsi Dieu serait trop faible pour accomplir en lui-même : ce qu’il réalise en un homme ! Ni le texte que nous étudions, ni le simple bon sens dont est dotée notre raison, ne sauraient soutenir que Dieu ne puisse s’accorder aucun bonheur, alors qu’il est tenu, comme par une nécessité de sa nature, de prendre soin de nous ! Ce n’est pas que Dieu ait besoin d’un accroissement de bonheur, lui qui jouit d’une nature et d’une puissance impassible, mais selon le plan divin, selon ce grand mystère de tendresse[35] qui le fait être Dieu et homme, il ne serait pas maître de se donner à lui-même d’être en totalité tout ce que Dieu est, alors qu’en ce qui nous concerne, il n’y a pas à douter qu’il nous accordera d’être un jour ce que nous ne sommes pas encore ! Car notre résurrection sera la vie assurée à tout homme et le terme de la mort. Et l’éternité incorruptible sera la solde dont nous pouvons être tout à fait sûrs, solde qui nous sera versée en récompense de notre service, non pour prolonger notre peine, mais pour nous combler sans fin de joie et du fruit de la gloire éternelle.
[35] Cf. 1 Timothée 3.16.
Alors, nous dont l’origine est celle des corps terrestres, nous serions élevés à l’état d’une nature supérieure, et deviendrions conformes au corps glorieux du Seigneur[36] tandis que le Dieu qui a été reconnu dans la condition de serviteur[37], bien qu’il ait été glorifié dans son corps pendant qu’il était dans cette condition de serviteur, ne serait pourtant pas rendu semblable à Dieu ? Ainsi celui qui nous accorderait l’état glorieux de son corps, ne pourrait donner à son propre corps rien de plus que la gloire qui nous serait commune à nous et à lui ?
[36] Cf. Philippiens 3.21.
[37] Cf. Philippiens 2.7.
Car il est des hérétiques pour donner à ce texte : « Alors il sera soumis à celui qui lui a tout soumis » (1 Corinthiens 15.28), l’interprétation suivante : Le Fils sera soumis à Dieu le Père, pour que le Père soit tout en tous par la soumission du Fils de Dieu. Ainsi il manquerait encore à Dieu une perfection qui devrait lui être procurée par la soumission de son Fils, et par suite, Dieu serait privé d’une divinité parfaite et bienheureuse, s’il fallait faire intervenir la succession des temps pour que Dieu soit tout en tous.
Pour moi, feu suis convaincu, étant donné que seule l’adoration permet de connaître Dieu, il me semble non moins impie de répondre à ces gens, que d’abonder en leur sens ! Impiété que d’espérer exprimer la nature de Dieu qui surpasse tout ce que peut concevoir la pensée, par des mots qui traduisent encore plus mal le peu que perçoit l’intuition de l’intelligence. Impiété aussi, et celle-là est de taille, de discuter pour savoir s’il manque quelque chose à Dieu, s’il est parfait, ou s’il peut acquérir une plénitude encore plus grande que celle qu’il possède. S’il était susceptible de progrès, ce Dieu qui n’est pas autre que le Dieu qu’il a toujours été, s’il pouvait un jour devenir encore plus Dieu qu’il ne l’est, jamais il n’arriverait à ce qu’il ne lui manque plus rien ! Car une nature à qui il reste encore à progresser, a forcément toujours quelque chose à acquérir, puisqu’une nature qui tend vers le progrès, bien qu’elle progresse sans cesse, est pourtant toujours ouverte à un nouveau progrès. Au contraire, un être dont la nature, parfaite en sa plénitude, demeure toujours ce qu’elle est, n’a plus rien à acquérir pour être davantage parfait, puisqu’une plénitude parfaite n’est pas susceptible de s’élever à une plénitude plus complète.
Rien ne manque à Dieu et il est parfait, voici assurément ce que doit percevoir de Dieu, le regard de celui dont l’intelligence est guidée par l’amour.
Par ailleurs, l’Apôtre n’ignore pas comment il sied à nos lèvres de parler de Dieu ; il le prouve par ces mots : « O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont insondables et ses voies incompréhensibles ! Qui en effet, a connu la pensée dû Seigneur, qui a été son conseiller ? Ou qui lui a donné en premier pour recevoir de lui en retour ? Car tout est de lui, par lui et en lui ! A lui soit la gloire éternellement ! » (Romains 11.33-36).
C’est un fait : Dieu ne saurait être saisi dans son ensemble par la pensée d’un homme terrestre, et la profondeur de sa sagesse n’est pas épuisée par ce qu’en perçoit l’intelligence qui la scrute. Tout chez lui est plongé dans une profondeur incompréhensible, et rien de lui, ne saurait être entrevu. Personne en effet, n’a connu sa pensée : il n’a pas besoin d’un conseil qui lui vienne du dehors.
Seulement cette constatation d’impuissance que souligne ce texte, ne s’applique qu’à nous et non pas à celui « par qui tout existe » (1 Corinthiens 8.6), celui qui est « l’Ange du grand Conseil » (Ésaïe 9.5), et qui déclare : « Personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, et personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils a voulu le révéler » (Matthieu 11.27).
Pour faire échec à nos esprits insignifiants qui pourtant s’enfoncent dans les profondeurs de la nature divine pour la délimiter et la circonscrire, il nous faut donc faire appel à ce cri d’émerveillement de l’Apôtre : ceci éviterait à certains de se permettre, par légèreté de pensée, d’énoncer sur Dieu des idées autres que celles qui nous ont été enseignées.
En général, voici comment l’on comprend les réalités de la nature : rien ne tombe sous les sens, s’il n’est soumis aux sens : il faut donc, ou bien qu’un objet soit placé devant nos yeux, ou bien que nous nous aidions de quelque chose qui soit postérieur à notre pensée et à notre esprit. Dans le premier cas, parce qu’il peut être touché et regardé, l’objet tombe dans le champ du jugement de notre esprit qui l’apprécie par le toucher et par la vue. Dans l’autre cas, parce qu’il est dans le temps, et que, engendré ou formé, il a pris source après nous, il est soumis lui aussi au jugement de notre pensée qui l’apprécie, du fait qu’il ne devance pas la saisie de notre intelligence.
Certes, notre regard n’est pas apte à scruter les réalités invisibles, lui qui ne saurait distinguer que ce qu’il voit, et notre esprit ne peut se rapporter à un temps où il n’existait pas, et sonder ce qui est antérieur à son origine, étant donné que ses jugements ne portent que sur les réalités qu’il précède dans le temps. Et dans la plupart des cas, il ne sait que dire, par suite du peu de perspicacité qui lui est naturelle, il n’arrive pas à connaître parfaitement la cause des êtres qui l’entourent. Encore moins perçoit-il ce que sont ceux qui existent avant lui, par une causalité éternelle, ne pouvant reculer dans le temps, au-delà de sa naissance.
Par conséquent, seul ce qui vient après nous, tombe sous le champ de notre connaissance. Aussi, après nous avoir rappelé la profondeur de la Sagesse de Dieu, l’infini de ses jugements insondables, le secret de ses voies impénétrables, après avoir souligné comme nous sommes incapables de connaître la pensée cachée du Seigneur et ses intentions dont il ne nous a pas fait part, l’Apôtre ajoute : « Qui lui a donné en premier pour recevoir de lui en retour ? Car tout est de lui, par lui et en lui ! A lui soit la gloire éternellement ! » (Romains 11.35-36).
Dieu qui existe toujours, n’est pas soumis à une certaine manière d’être et ne saurait être devancé par quelque mouvement de l’intelligence ou de l’esprit. C’est pourquoi tout son être est profondeur incompréhensible et insondable. Tout son être est tel qu’il n’est pas délimité par une manière d’être, mais qu’il est saisi comme immense : car ce qu’il est, il ne l’a reçu de personne et nul ne lui a donné le premier, pour qu’il lui faille rendre quelque chose en retour. En effet, « Tout est de lui, par lui et en lui ». Il n’a pas besoin de ceux qui existent de lui, par lui et en lui ; non, il n’en a pas besoin, lui qui est source de tout, artisan de tous les êtres, lui qui contient tout, qui est extérieur à ce qui lui est intérieur, lui le créateur de ceux qu’il a faits. Il n’a nul besoin de ceux qui sont à lui. Il n’y a rien avant lui, rien ne vient d’un autre que lui, rien n’existe en dehors de lui. Que manque-t-il donc à sa plénitude, qu’aurait-il encore à gagner pour devenir dans le temps « Dieu tout en tous » (1 Corinthiens 15.28) ? Ou de qui recevrait-il, puisqu’il n’y a rien hors de lui ? S’il n’y a rien hors de lui, c’est qu’il est éternel. Dès lors, par quel surplus compléter, par quel ajout modifier celui qui proclame : « Moi, je suis, et ne change pas ! » (Malachie 3.6) ? Non, en lui ne se discerne ni place pour un changement, ni cause de progrès ; on ne découvre rien avant son être éternel, Dieu n’est rien d’autre que Dieu.
Ce n’est donc pas en raison d’une sujétion du Fils, que Dieu sera tout en tous. Ce n’est pas non plus du fait de quelque circonstance qu’il sera rendu parfait, lui de qui, par qui et en qui existent toutes circonstances. Ainsi demeure-t-il le Dieu qu’il a toujours été, il n’a nul besoin de progrès, lui qui, pour être Celui qui est, est toujours par lui et pour lui.
Dieu, le Fils unique, n’est même pas soumis à la nécessité de changer de nature. En effet, il est Dieu, tel est le nom de la Divinité complète et parfaite. Car, nous l’avons enseigné plus haut[38], le sens de cette gloire que Dieu lui restitue, et la raison d’être de sa sujétion, c’est « pour que Dieu soit tout en tous » (1 Corinthiens 15.28). Or que Dieu soit tout en tous est un mystère, et non pas une nécessité.
[38] Cf livre IX, ch. 39 et livre XI, ch. 30.
Le Christ, demeurant dans la condition divine, a pris la condition de serviteur[39] ; non pas qu’il ait changé, mais en se dépouillant lui-même et en se cachant à l’intérieur de lui-même, il s’est réduit à rien, tout en gardant sa puissance ; ainsi il a été jusqu’à s’associer à une forme qui présentait l’aspect d’un homme, parce que l’infirmité de l’humble nature qu’il avait prise, ne supportait pas la nature puissante et immense qu’il était ; aussi a-t-il modéré sa force illimitée autant qu’il le fallait pour qu’elle se plie à ce que pourrait subir le corps qu’il s’était uni. Or de s’être maintenu dans ces limites en se vidant de lui-même, n’a porté aucun préjudice à sa puissance, puisque dans l’humilité de celui qui se dépouillait de lui-même, se faisait pourtant jour en lui, la force de toute cette puissance dont il s’était dépouillé.
[39] Cf. Philippiens 2.6-7.
C’est donc pour le progrès de l’humanité assumée par le Christ, que « Dieu sera tout en tous » (1 Corinthiens 15.28). Car celui qui a été reconnu dans la forme d’esclave, alors qu’il était dans la forme de Dieu, doit être maintenant proclamé : « Dans la gloire de Dieu le Père » (Philippiens 2.11) ; ainsi, on le constatera sans qu’il soit possible de le mettre en doute : il est demeuré dans la nature du Père, puisqu’on reconnaît qu’il est dans la gloire de celui-ci.
Il s’agit donc là d’une économie, et non pas d’un changement de nature : le Christ est, en effet, en Celui en qui il était. Mais il l’est avec cette nuance qu’il commence à être en lui, et s’il commence, c’est qu’il est né comme homme ; il s’ajoute la totalité de cette nature qui auparavant, n’était pas Dieu, puisqu’une fois réalisé le mystère de ce plan divin, on nous montre Dieu tout en tous. C’est donc nous qui tirons profit et avantage de ce mystère, nous qui deviendrons semblables à la gloire dont jouit le corps de Dieu[40]. Au reste, le Fils Unique de Dieu, bien qu’il soit né comme homme, n’est pourtant pas autre que ce Dieu tout en tous. Car la soumission de son corps, par laquelle ce qui est chair en lui est absorbé par la nature de l’Esprit, fera qu’il soit Dieu tout en tous, lui qui est en même temps Dieu et homme : or c’est l’homme que nous sommes[41] qui en tirera profit[42]. Notre profit sera de jouir d’une gloire semblable à celle de l’homme devenu nôtre[43]. Renouvelés dans la connaissance de Dieu, nous serons créés de nouveau à l’image du Créateur, selon cette parole de l’Apôtre : « Vous vous êtes dépouillés du vieil homme avec ses pratiques, et vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui, pour accéder à la connaissance de Dieu, est renouvelé à l’image de Celui qui l’a créé » (Colossiens 3.9-10).
[40] Cf. Philippiens 3.21.
[41] « Homo noster » : l’humanité unie au Christ : l’homme total.
[42] Par la résurrection et la transfiguration du corps dans l’au-delà.
[43] « Hominis nostri » : le Christ.
Ainsi l’homme, image de Dieu, arrivera-t-il à sa perfection. Car, rendu semblable à la gloire du corps de Dieu, il est élevé à l’image du Créateur, selon les traits prévus pour le premier homme. Après s’être dégagé du péché et du vieil homme, voici l’homme nouveau fait pour connaître Dieu, qui obtient la perfection de sa condition : il connaît son Dieu, et de ce fait, devient son image ; son amour empreint de respect le conduit à l’éternité, et d’être éternel lui permet de rester pour toujours l’image de son Créateur.