Le moment est enfin arrivé où Joseph recevra la douce récompense de ses épreuves et de ses souffrances. Dès longtemps puissant et honoré, heureux selon le monde, l’essentiel manquait en réalité à son bonheur, qui ne fut complet que lorsque le désir le plus ardent de son cœur s’accomplit et que la Providence lui permit de prendre soin de son père et de sa famille. Le véritable amour est celui que montre ici Joseph, celui qui cherche sa félicité dans celle d’autrui, et dont la plus grande joie est de préparer à d’autres de la joie. Quand il put réunir les siens près de lui et leur offrir, avec l’approbation de Pharaon, un séjour agréable en Egypte alors ses vœux furent remplis au-delà de toute espérance.
Ne sont-ce pas là les sentiments de Christ, quittant la gloire qu’il avait auprès du Père, afin de la reconquérir non pour lui seulement, mais pour nous ? « Père, mon désir est que là où je suis, ceux que tu m’as donnés y soient aussi » (Jean 17.24). C’est là la récompense en vue de laquelle il a tout souffert ; c’est là la joie qu’il avait, devant les jeux en marchant à la mort ; c’est là l’objet des prières qu’il offre au Père comme sacrificateur céleste. Sa joie ne sera complète que lorsqu’il verra les siens réunis autour de lui pour partager à toujours sa gloire. Ces sentiments étaient dans le cœur de Paul, lorsqu’il ne reculait devant aucune souffrance « pour l’amour des élus, afin qu’ils obtiennent le salut en Jésus-Christ avec la gloire éternelle » (2 Timothée 2.10 ; comp. 1 Thessaloniciens 2.19-20). Celui dont le cœur en est rempli regarde comme un bonheur inexprimable d’être le sauveur d’une âme. Pour lui la plus grande des promesses est celle de pouvoir, avec Christ et à son service, communiquer le salut à d’autres et coopérer, comme Joseph, à la délivrance de ses frères.
L’Esprit de Christ se manifeste chez Joseph non seulement sous la forme de la générosité, mais aussi sous celle de l’amour de la paix. « Ne vous disputez pas en chemin, » dit-il à ses frères. Des disputes auraient pu aisément s’élever entre eux, car ils n’étaient pas tous au même degré responsables du crime commis contre Joseph. Ruben et d’autres auraient pu faire des reproches à Siméon et à Lévi. Benjamin, le seul complètement innocent, avait reçu des honneurs exceptionnels qui auraient pu provoquer la jalousie des autres. Joseph sait étouffer tous ces germes d’inimitié et de division.
Il avait déjà, par son exemple, semé quelque chose de meilleur dans leurs cœurs et cherché à surmonter en eux le mal par le bien. Après avoir répondu à leur haine par l’amour et leur avoir tout pardonné, il avait un droit et une autorité pour leur dire : « Ne vous disputez pas ! » Humiliés par l’angoisse, touchés par son amour, ils devaient être prêts à renoncer volontiers à leurs accusations réciproques. Et on peut croire qu’ils le firent en effet.
Il n’est pas aisé de rétablir la paix là où l’ennemi a réussi à semer la haine entre des frères. Les querelles de famille vont profond, et l’aigreur entre parents est difficile à calmer. Cette triste vérité ne fut jamais plus vraie qu’en des temps comme le nôtre, où le monde est si profondément plongé dans le mal, où les affections naturelles elles-mêmes se sont refroidies chez plusieurs, où beaucoup ne voient rien de grave à vivre pendant des années et à mourir enfin en froid et même en guerre avec les leurs. Tels ne sont pas les sentiments de Joseph ; son ardent désir est de voir régner la paix dans sa famille, l’union entre ses proches, et il ne doute pas que ces cœurs durs ne puissent encore être amollis. Il a la vraie charité qui espère tout, et par elle il remporte la victoire et devient le pacificateur de toute sa famille.
L’Eglise est la famille de Dieu ; tous ses membres doivent être unis par le lien parfait de la charité. Mais comment l’amour et la concorde pourraient-ils régner entre des hommes faillibles et pécheurs ? Cela n’est possible que parce que Jésus a agi envers nous comme Joseph envers ses frères. Pèlerins, comme eux, nous entendons Celui qui nous a tant pardonné nous dire : « Ne vous querellez pas en chemin ! Comme Dieu vous a pardonné, pardonnez-vous aussi les uns au autres » (Éphésiens 4.32 ; 5.2). Quiconque se livre, dans l’Eglise, à l’esprit de dispute, de mépris, de moquerie envers ses frères, n’a ni vu, ni connu le Seigneur.
Dans la maison d’Israël se trouvaient des fils de différentes mères, devenus à leur tour chefs de famille. Ainsi les soixante-dix membres de la famille formaient divers groupes qui aisément pouvaient éprouver de l’inimitié ou de l’envie les uns à l’égard des autres. L’Eglise présente un spectacle analogue. Des partis s’y sont formés entre lesquels a régné la guerre. Mais il est temps qu’elle prenne fin, comme les querelles des frères de Joseph. Nous sommes tous coupables aux yeux du Seigneur. Aucun parti, quelques dons qu’il ait reçus et quelques qualités réelles qu’il possède, n’est sans reproche devant lui. Mais le Seigneur vient à son peuple avec une ineffable miséricorde. Il a en horreur les vices de la chrétienté ; mais il veut tout pardonner à qui confessera sa propre faute et la faute de tous. Dépouillons-nous donc de tout esprit de parti, et sachons reconnaître les privilèges dont il nous a honorés, en nous respectant et nous aimant réciproquement et en cessant de nous quereller en chemin !
Quand les fils d’Israël lui rapportèrent que Joseph vivait et qu’il était le maître de l’Egypte, il ne put d’abord le croire. En vain ils lui racontaient leur entrevue avec lui et les paroles qu’il leur avait dites : il avait dès longtemps cessé d’espérer que Joseph fût vivant et qu’il pût jamais le revoir. Bien moins encore pensait-il à retrouver ce fils, depuis vingt-deux ans disparu, dans une si haute position, et voir encore l’accomplissement des rêves prophétiques du jeune homme. Mais Dieu est plus grand que notre cœur. Celui-ci est trop étroit, trop pauvre, trop faible, pour pressentir les pensées de Dieu. Même alors qu’elles se dévoilent, nous sommes incapables de les bien comprendre ; combien plus, tant qu’elles sont encore enveloppées d’obscurité et ne se présentent à nous que sous la forme de la promesse ! Il nous arrive comme au fils prodigue, qui n’ose demander, ni espérer plus que d’être reçu comme un domestique, et que son père accueille en fils. Dieu confond ainsi le cœur qui sent et confesse son indignité, et qui cherche avec droiture son pardon, en lui accordant ce qu’il n’eût jamais osé pressentir.
Il se passe pour Israël quelque chose de pareil à ce qui arriva aux disciples le jour de Pâques. Le récit des saintes femmes leur paraissait une fable ; ils n’osaient croire au grand miracle de Dieu, jusqu’à ce que Jésus lui-même parut au milieu d’eux et les convainquit, par des preuves indiscutables, qu’il était vraiment ressuscité des morts. Qu’est-ce qui vint rallumer l’espérance de Jacob, comme une étincelle couvant sous la cendre ? Le témoignage de ses fils y fut pour quelque chose. Mais il fallut des preuves plus saisissantes. Ce fut la vue des présents que lui envoyait Joseph, des chars qui devaient le transporter en Egypte, qui raviva chez lui la foi à l’incompréhensible dispensation de l’amour divin (v. 27 et 28). Alors son esprit défaillant se ranima, et il osa se réjouir dans l’espérance de revoir son fils.
N’y a-t-il pas là une instruction pour nous ? Ces présents étaient le gage des biens dont Joseph voulait combler les siens dans la fertile Egypte ; ces chars étaient la preuve de ses sentiments pour son père et devaient donner à celui-ci le courage d’entreprendre un fatigant voyage. Le Seigneur ne nous envoie-t-il pas aussi, à nous, dont le cœur est si tardif à croire, les prémices des biens célestes qu’il nous réserve, des preuves de fait de sa fidélité qui veut nous conduire au but ? Ne le fait-il pas surtout en ce temps où le terme de notre pèlerinage approche ? Le but vers lequel marche l’Eglise, n’est-ce pas sa rencontre face à face avec Jésus et la vision de sa gloire ? Cette rencontre est l’objet de l’espérance et des soupirs du peuple de Dieu. Elle nous est promise, et le Seigneur nous fait comprendre qu’elle ne tardera plus beaucoup à se réaliser. Christ vit, et voici, il vient bientôt ! La chrétienté entend ce message ; mais, hélas ! la foi manque à la plupart de ceux qui l’entendent ! L’Eglise est vieillie, comme Jacob, et, comme lui, devenue, pendant son pèlerinage, riche de douloureuses et amères expériences, mais non pas d’espoir. Le peuple de Dieu, pris dans son ensemble, a perdu la vivante espérance de voir le Seigneur, comme Jacob celle de retrouver jamais son fils bien-aimé. Mais le message se fait entendre : Le Seigneur se souvient de toi, il t’appelle, il vient à ta rencontre, il veut te prendre à lui ! Ne recevrons-nous pas ce message avec joie ? Ah ! ne soyons ni incrédules, ni languissants ! Il est vrai, sa venue a beaucoup tardé, et, même pour nous, l’attente a été longue. Mais si nous vieillissons, ouvrons cependant notre cœur à cette bonne nouvelle : Le Seigneur vit ; il vient ! Non seulement sa venue nous est annoncée, mais nous avons aussi des présents et des gages qu’il nous envoie pour nous fortifier. La tristesse doit donc disparaître, et l’espérance se réveiller. L’esprit d’Israël se ranime ; il revient, l’esprit dont le peuple de Dieu était animé aux premiers jours, le premier amour, l’esprit des premiers témoins ! « Si on entend le cri des sentinelles ; son cœur éclate de joie ! Elle s’éveille et se lève ! Le Bien-Aimé vient du ciel, magnifique, puissant en grâce et en vérité ; sa lumière luit déjà, son astre va paraître ! »
« Israël partit, avec tout ce qui lui appartenait. » Ce ne fut pas sans peine qu’il s’y décida. Il fallut que, dans ses vieux jours, il apprît tout de nouveau qu’il n’était ici-bas qu’un pèlerin, sans patrie permanente. Pour la seconde fois, il faut qu’il émigre. Il doit en coûter à l’héritier de la promesse de quitter de nouveau Canaan. Le doit-il bien ? Doit-il fuir en Egypte devant la disette ? Cela ne déplaira-t-il pas au Seigneur ? Qui peut savoir ce qui l’attend, lui et ses enfants, sur la terre étrangère ? Dieu n’a-t-il pas dit à Abraham : « Ta postérité sera opprimée dans un pays étranger » ?
Mais Israël ne se cramponne pas à la Canaan terrestre. Il ne part pas non plus de son propre chef. Sur la frontière de Canaan, à Béerséba, où son père avait bâti un autel et où l’Eternel lui était apparu, il célèbre encore une fois un culte solennel ; il interroge le Seigneur, et il reçoit cette réponse consolante : « Ne crains pas de descendre en Egypte ! J’y descendrai avec toi, et je t’en ferai aussi remonter. » Alors, fort de la parole de l’Eternel, il entreprend et achève son voyage. Il se fie à l’appel de Dieu, il se remet sans réserve à la conduite du Très-Haut. Ainsi se réalise son espérance.
« Joseph vint au-devant de lui en Goscen ; et quand il le vit, il se jeta à son cou et pleura longtemps à son cou. » Comme le vieillard Siméon, heureux de tenir entre ses bras le divin enfant, Israël dit à Joseph : « Que je meure maintenant, puisque j’ai vu ton visage, et que tu vis encore ! »