Faisant suite à celle du iie siècle, l’eschatologie chrétienne latine du iiie siècle continua de présenter, comme elle, à côté de doctrines vraiment traditionnelles et universellement acceptées, certaines vues exubérantes, que les auteurs postérieurs négligèrent ou même que l’Église condamna ; mais qui, chose remarquable, se rencontrent surtout chez les écrivains de moins d’autorité. A ce point de vue, on pourrait partager en trois catégories les auteurs dont nous devons ici exposer l’enseignement. Saint Cyprien est absolument sobre et réservé : il s’en tient à la croyance certaine. Saint Hippolyte et Tertullien s’avancent un peu plus loin : quelques-unes de leurs spéculations sont moins sûres. Enfin, dans Commodien, Lactance et Victorin de Pettau on trouve largement représentés le rêve millénariste et certaines traditions populaires sans garanties sérieuses.
Les âmes, à la sortie du corps, subissent toutes un premier jugement. Bien qu’aucun de nos auteurs ne le signale expressément, il est cependant la condition nécessaire de la différence du sort qui est fait, après la mort, aux âmes des impies et à celles des justes, et que tous admettent.
Saint Cyprien enseigne que ce sort est fixé immédiatement, et qu’immédiatement aussi — sauf l’exception du purgatoire — les élus entrent en possession de leur bonheur, et les réprouvés subissent leur châtiment définitif. Il n’a pas connu les siècles d’attente imposés ou accordés aux uns et aux autres jusqu’au jugement général. Tertullien et l’auteur des Actes de sainte Perpétue croient aussi que les martyrs entrent immédiatement au ciel. Mais en dehors de là, nos auteurs pensent généralement qu’au sortir du corps, les âmes vont dans un lieu souterrain, ἅδης, infernus, comprenant trois parties : une inférieure, l’enfer proprement dit où descendront les réprouvés à la fin des temps ; deux supérieures, séparées l’une de l’autre. La première est destinée aux justes : c’est « le sein d’Abraham », où ils goûtent les prémices de leur félicité future ; la seconde est la prison provisoire des réprouvés où ils commencent à subir leur châtiment : « Supplicia iam illic et refrigeria » ; « futuri iudicii praeiudicia sentientes ». Les uns et les autres attendent la résurrection de leur corps et le jugement dernier qui les précipitera dans l’enfer ou les fera entrer au ciel.
Cependant, il est des élus qui, tout en étant en grâce avec Dieu, ont conservé des dettes envers sa justice et ont besoin de purification. Ceux-là, remarque Tertullien, devront payer leur dette « usque ad novissimum quadrantem », c’est-à-dire racheter, par un retard de leur résurrection, même leurs moindres péchés. C’est, dans son fond, la doctrine du purgatoire. Absente de ce qui reste des œuvres de saint Hippolyte, elle se retrouve dans saint Cyprien et, sous la forme d’une vision gracieuse, dans les Actes de sainte Perpétue. Mais là même où elle n’est pas expressément formulée, elle est supposée par l’usage de la prière pour les morts que mentionnent plusieurs de nos documents.
[Tertull., De anima, 81 ; De monog.,10 ; Acta S. Perpet., 7 ; S. Cypr., Epist. i, 2 ; xxxix, 3 ; Arnobe, iv, 36. Acta, 1, 8. Sainte perpétue voit son jeune frère Dinocrate, mort depuis quelque temps, d’abord hâve, triste, incapable de puiser dans un bassin l’eau qui pourrait calmer sa soif. Elle prie et se lamente pour lui ; et elle le revoit joyeux, guéri, bien vêtu et buvant à satiété à l’eau du bassin. « Et intellexi translatum eum esse de poena. »]
On paraît avoir été généralement convaincu, au iiie siècle, que la fin du monde n’était pas éloignée. Suivant un allégorisme fort répandu, les six jours de la création représentaient les six mille ans que l’univers devait durer. Jésus-Christ étant né environ en l’an 5500 de la création du monde, celui-ci ne devait pas aller au delà de deux ou trois cents ans. Sa fin sera annoncée par des bouleversements et des signes divers. Élie et Jérémie reparaîtront sur la terre afin de raffermir la foi chancelante. De son côté, l’antéchrist, en qui plusieurs voyaient Néron ressuscité, viendra faire la guerre aux saints, et perdre les âmes par sa tyrannie. Il faudra que le Fils de l’homme descende pour vaincre l’impie.
Ici s’intercale le millenium. Combattue à Rome par le prêtre Caïus, méconnue par saint Hippolyte, Novatien, saint Cyprien, l’opinion qui attribue à Jésus-Christ, avant le jugement dernier, un règne de mille ans sur la terre en compagnie des élus est acceptée de Tertullien, Commodien, Lactance, Victorin. Les trois derniers surtout en parlent en détail. L’antéchrist ou même les deux antéchrists vaincusa, et leurs partisans en majorité détruits, une première résurrection et un premier jugement auront lieu, ne comprenant ni les idolâtres ni les impies notoires, c’est-à-dire les renégats, mais uniquement ceux qui auront connu et professé la religion du vrai Dieu. Dieu les jugera par le feu : ils le traverseront tous ; toutefois, les parfaits n’en souffriront point. Les pécheurs punis iront rejoindre les impies, afin de souffrir avec eux dans les mêmes ténèbres. Quant aux élus, leur première récompense sera un règne de mille ans, avec le Christ, dans une Jérusalem renouvelée, règne dont on nous fait une description toute réaliste. Passé cette période, le démon, qui avait été lié, sera de nouveau rendu à la liberté, et de nouveau soulèvera contre les justes ce qui est resté d’idolâtres. Dieu lui-même exterminera ces ennemis de son nom ; et alors aura lieu pour les iniusti, c’est-à-dire pour les infidèles et les apostats, la résurrection.
a – Commodien et Lactance admettent en effet deux princes successifs, ennemis de Jésus-Christ (Carm. apol.,887 et suiv. ; Inst., VlI, 16,17).
Revenons au dogme. Celui de la résurrection des corps est universellement enseigné et défendu contre les païens et les gnostiques. Tertullien lui a consacré deux traités, le De carne Christi, qui en établit le fondement, et le De resurrectione carnis. Cette résurrection est nécessaire pour que l’homme soit récompensé ou puni non pas seulement de ses intentions et dispositions intérieures, mais aussi de ses actes extérieurs et effectifs. Aussi sera-ce la chair même que nous aurons eue ici-bas qui ressuscitera avec ses organes et ses membres : « Resurget igitur caro, et quidem omnis, et quidem ipsa, et quidem integra. » Seulement, tandis que les corps des élus, tout en conservant leur substance, deviendront sans défauts, impassibles, immortels, glorieux, semblables aux anges (demutatio), ceux des réprouvés conserveront leurs laideurs, leurs infirmités et leurs misères.
Suivra le jugement dernier, réservé à Jésus-Christ, jugement qui confirmera et complétera la sentence du jugement particulier. Les réprouvés seront précipités dans l’enfer, dans la géhenne. Les tourments qu’ils y subiront sont représentés de diverses façons. Ce sont des ténèbres, des bourbiers sans fond, la rupture des membres sur la roue ; c’est la faim et la soif ; c’est surtout le feu, flamma poenalis, inextinguibiles ignes.
Les damnés y brûleront éternellement, car ce feu, tout en les dévorant, leur conférera l’immortalité : « in poena aeque iugis ignis, habentes ex ipsa natura eius divinam administrationem immortalitatis » (Tert. Aplog. 48). Il les brûlera et les refera : « et cremabit impios et recreabit » (Lact., Inst. vii, 21, 26 ; v, 18). Si l’on excepte Arnobe, que sa doctrine erronée sur la nature de l’âme a conduit à méconnaître l’éternité des peines (ii, 12, 33, 64), ce dogme est universellement professé et enseigné. On pourrait multiplier les citations.
Quant aux justes, ils recevront une récompense proportionnée à leur mérite. Cette récompense sera le paradis, le royaume des cieux, « perpetuum praemium regni caelestis, refrigerium, aeternae sedes, convivium caeleste, gloria sempiterna, futura laetitia ». Saint Cyprien représente souvent l’entrée du chrétien au ciel comme un retour au paradis terrestre d’où l’homme a été exilé. L’élément principal de son bonheur est la vue de Dieu et de Jésus-Christ. « Pervenire ad videndum Deum potes, dum Deum moribus et operibus promereris », écrit saint Cyprien. Et de fait, il enseigne que les martyrs voient Dieu, bien plus qu’ils jouissent des embrassements et du baiser du Seigneur (complexus et osculum Domini) auxquels nous devons aussi aspirer. Comme la peine des méchants, ce bonheur des élus sera, bien entendu, éternel : il ne connaîtra pas de déclin.
Telle est la doctrine des fins dernières que professait le troisième siècle latin. Cette doctrine comprend, chez quelques auteurs, des éléments d’un archaïsme prononcé, et dont l’Église officielle se détournait déjà. En revanche, elle maintenait très fermement le dogme de la cessation de l’épreuve humaine à la mort et de l’éternité des peines qu’Origène et son école tendaient à oublier.