Définitions. — La grâce considérée en rapport avec la régénération ou en tant que désignant l’action du Saint-Esprit sur les cœurs. — Question de morale qui ressortit à la dogmatique par son étroite solidarité avec celles de la prédestination et de la liberté. — L’Écriture ne les sépare pas, d’où la nécessité de les traiter ensemble. — C’est le grand problème de la philosophie comme de la théologie.
Dans la marche analytique que nous suivons, la Sotériologie nous a conduits à la Sotérologie, la question de l’œuvre du Rédempteur étant indissolublement liée à celle de sa personne. La Christologie nous a, de la même manière, amenés à la Trinité par la divinité du Sauveur, et la Trinité nous ramène, par le Saint-Esprit, à la doctrine de la Grâce, fond vital de l’Évangile (1 Corinthiens 1.4).
Le terme de grâce embrasse les deux grands faits de la justification et de la régénération, tantôt réunis (Éphésiens 2.4-10) tantôt séparés (Romains 3.24 : justification. — Hébreux 12.28 : régénération). En rapport avec le premier fait, la grâce est nommée salutaire, justifiante ; en rapport avec le second, elle est appelée active, régénératrice. Les écrivains sacrés la rattachent à l’amour ou au décret éternel de Dieu, pour faire sentir combien elle est libre, souveraine, imméritée (1 Jean 4.9-10 ; 2 Timothée 1.9). Elle contient, dans sa généralité, et le dessein de la bienveillance ou de la miséricorde divine à notre égard, et le don du salut, et les moyens par lesquels nous pouvons nous l’approprier. D’autres termes corrélatifs sont ceux de φιλανθρωπια (Tite 3.4)c, χρηστοτης, ελεος, ευδοκια του θεληματος Θεου, etc.
c – Απαξ λεγομενον
Nous avons considéré ailleurs la grâce en rapport avec la justification. Nous devons la considérer ici en rapport avec la régénération, c’est-à-dire que nous la prenons essentiellement dans la seconde de ses acceptions générales, comme désignant l’action du Saint-Esprit sur les cœurs pour les renouveler.
Sous ce point de vue, la question de la grâce appartient proprement à la morale ; mais elle rentre ou, pour mieux dire, elle reste dans la dogmatique en tant qu’elle se confond avec celle de la prédestination et de la liberté, ou delà part de Dieu et de la part de l’homme dans le salut.
Si le premier des trois termes inscrits en tête de ce chapitre, χαρις, ελεος etc., s’offre fréquemment chez nos auteurs sacrés, il n’en est pas de même des deux autres. Le substantif προορισμος ne se trouve pas dans le Nouveau Testament ; mais le verbe προοριζειν s’y rencontre plusieurs fois (Romains 8.30 ; Éphésiens 1.11, etc.) ainsi que ses synonymes εκλεγεσθαι, προετοιμαζειν, προγινωσκειν. Il est aussi parlé du décret (προθεσις) et de l’élection (εκλογη).
Quant à la liberté (l’αυτεξουσιον des Pères grecs, le liberum arbitriun des latins), elle n’est, je crois, jamais mentionnée au sens métaphysique ou psychologique qui en est maintenant le sens usuel. La liberté que célèbrent les Livres saints, c’est l’affranchissement de la loi du péché et de la mort (Jean 8.34-36 ; Romains 8.4 ; Galates 5.1, etc.), c’est ce que saint Paul nomme : la liberté glorieuse des enfants de Dieu (Romains 8.20). La liberté proprement dite, cette puissance de détermination et d’action, qui est une des données immédiates de la conscience, est bien aussi une des données générales de l’Écriture ; elle y ressort partout et de la spontanéité volontaire et de la responsabilité morale attribuées à l’homme, comme du grand devoir de répondre aux appels de Dieu ; mais elle n’est nulle part catégoriquement posée ou exposée ; elle est une présupposition plutôt qu’un enseignement ; fait qu’il importe de noter, car il annonce que la question théologique que nous abordons n’est ni formellement résolue, ni réellement traitée dans les Livres, saints, et que la lumière qu’ils y répandent n’est, pour ainsi parler, qu’une lumière indirecte qui doit être recueillie avec circonspection.
Ce qui nous engage à réunir dans un même article les doctrines de la grâce, de la prédestination et de la liberté, c’est qu’elles sont solidaires, qu’elles s’évoquent, se fondent, se déterminent réciproquement. Si, par exemple, on tient la grâce pour universelle, conditionnelle, résistible, on est forcément conduit à reconnaître la liberté morale et à rejeter la prédestination absolue ; l’homme est ouvrier avec Dieu. Si l’on croit, au contraire, à une grâce particulière, inconditionnelle, irrésistible, qui agit en nous sans nous, on aboutit à une prédestination totale et à la négation de la liberté proprement dite. De même, si par la notion qu’on se forme de Dieu on arrive à admettre qu’il a prédéterminé les événements du monde moral comme le mouvement du monde physique, tout n’étant alors que le déploiement de son décret éternel, l’action de sa Providence, ou de sa grâce, s’étend jusqu’à absorber celle de la liberté, qui n’est plus qu’une apparence ; la raison de son choix n’est en aucune manière dans les âmes qu’il attire ou qu’il délaisse.
De même encore, en prenant pour principe, non plus l’acte de Dieu, mais l’état de l’homme, si l’homme est privé de tout libre arbitre pour le bien dans l’ordre spirituel, s’il ne concourt pas plus à sa régénération qu’un mort à sa résurrection ou le néant à la création, la grâce et l’élection deviennent inconditionnelles, tout est, dans le salut, non seulement le don de Dieu, mais l’œuvre de Dieu. Placez à votre point de départ d’autres vues de la Providence divine et de la liberté humaine, vous arrivez logiquement et, par suite, nécessairement à d’autres « déterminations dogmatiques.
Tel est le rapport interne des trois termes. Aussi l’Écriture, dans sa méthode essentiellement pratique, les pose-t-elle ensemble, relevant tantôt l’un, tantôt l’autre, et motivant l’obligation morale par l’attente même de la grâce et de la libre et souveraine action de Dieu, comme dans ce texte, qui ne fait que mettre en saillie l’esprit général de son enseignement : Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement, car c’est Dieu qui produit en vous la volonté et l’exécution, selon son bon plaisir (Philippiens 2.12-13).
Notre question actuelle pose en quelque sorte face à face ce dualisme qui se laisse entrevoir ou se fait sentir à quelque degré au fond de toutes les questions théologiques, parce qu’il est au fond de la religion elle-même, lien mystique de l’homme et de Dieu, ce dualisme que le déisme et le panthéisme n’effacent qu’en changeant les faits, l’un excluant l’ordre surnaturel par l’ordre naturel, l’autre absorbant l’ordre naturel dans l’ordre surnaturel. Partout, en réalité, l’intervention divine à côté ou au-dessus de l’activité humaine ; partout, les mystères du libre arbitre et ceux de la Providence et de la grâce. C’est après y avoir touché que l’apôtre s’incline et s’écrie : O profondeur ! La vie humaine, individuelle et générale, se compose d’un double tissu, et, selon le point de vue où l’on se place, on peut n’apercevoir que l’une ou l’autre des deux trames constitutives, celle du dehors ou celle du dedans…
Si vous dépouillez la question de sa forme chrétienne et de sa terminologie biblique, vous trouvez que c’est le grand problème de la philosophie tout autant que de la théologie, car c’est celui du rapport de Dieu à l’homme ou au monde, rapport absolument hors de doute en tant que fait. La difficulté n’est pas dans l’existence simultanée des deux termes, qui se posent et s’imposent d’eux-mêmes ; elle est dans leur conciliation logique ou leur coordination systématique. Aussi, tandis que la science s’y heurte depuis des siècles, la conscience la traverse presque sans la soupçonner ; se tenant aux faits, qui seuls intéressent la foi et la vie, elle s’inquiète peu et se doute à peine des questions métaphysiques qu’ils soulèvent.