Nous avons établi déjà le rapport et la différence de la chair et du corps que l’on confond si souvent dans le langage ordinaire. Nous avons vu que la chair comprend toute la partie psychique de la nature humaine, l’âme avec le corps, mais pour autant qu’elle est encore isolée de l’esprit. Si, dans certains contextes, le sens du mot chair est restreint à la partie matérielle et moléculaire de la nature humaine, le corps désigne cette même partie matérielle pour autant qu’elle est constituée en organisme vivant. C’est donc par une impropriété de langage que l’on parle de la résurrection de la chair, car ce n’est pas la chair, la substance matérielle du corps, qui ressuscitera, mais le corps en tant qu’organisme, cause formelle, imprimant à cette matière, qui d’ailleurs s’y renouvelle incessamment, un sceau spécial et une physionomie individuelle. Il y aura un corps spirituel, mais il n’y aura pas une chair spirituelle ; car, dit saint Paul, la chair et le sang n’hériteront point le royaume de Dieu (1 Corinthiens 15.50).
Le corps remplit une double fonction à l’égard de l’âme, l’une consistant à lui communiquer les impressions du dehors par les sens, l’autre à lui servir d’organe au dehors par les membres ; dans ce dernier cas, le corps peut exprimer seulement l’état de l’âme, ses affections, ses pensées, ses mystères intérieurs, par la physionomie, les gestes et les paroles ; mais il peut aussi agir positivement et directement sur le non-moi, en le déterminant et en le modifiant dans la limite de ses forces.
On peut se demander ici pourquoi les spiritualistes absolus n’ont pas raison, et si les monades spirituelles ne pourraient pas se suffire et percevoir les impressions les unes des autres sans le secours des organes et des sens corporels. Pourquoi, aussi bien que l’esprit infini, l’esprit fini ne pourrait-il pas se passer d’un corps ? Nous croyons que la réponse à cette question se trouve précisément dans les adjectifs fini et infini. L’esprit infini seul peut être esprit absolu, précisément parce que l’affirmation de soi-même est en lui absolue autant qu’illimitée, et qu’il est tout-puissant pour se ressaisir incessamment lui-même dans cette infinitude de son être. L’esprit fini, au contraire, a besoin, pour s’affirmer comme esprit et pour se conserver identique à lui-même, dans la limite qui lui est assignée, d’un instrument de résistance, d’une sorte de limite adhérente au moi et par laquelle le moi lui-même se distingue du non-moi et s’affirme comme sujet. Sans la présence du corps, qui le délimite et le détermine, l’esprit fini pourrait se volatiliser pour ainsi dire, et se perdre dans le non-moi ; d’un autre côté, il serait exposé immédiatement à toutes les influences et actions du non-moi, sans qu’il eût le temps de réagir contre elles. Le corps qui enveloppe l’âme est pour elle comme un médium neutre, où les impressions du dehors peuvent demeurer pendant un stage quelconque à l’état d’objet en face du moi sujet, être soumises de sa part à un examen et à un contrôle, puisque le moi lui-même n’est pas encore atteint, affecté, modifié par elles, et être ainsi expulsées ou accueillies après délibération réfléchie et spontanée. Supposé qu’il y eût contact immédiat et instantané d’esprit à esprit, les esprits finis influeraient et agiraient immédiatement les uns sur les autres, avant même que le moi eût été mis en demeure de se prononcer et de se déterminer à l’égard de ces influences diverses. Le corps est donc pour l’âme tout ensemble la sauvegarde de son identité et de son individualité dans l’action qu’elle peut exercer sur le non-moi, aussi bien que de son indépendance et de son autonomie, quant aux influences qu’elle subit de la part du non-moi.
Si, étendant le champ de la discussion, nous posions la question générale de la nécessité de la matière dans l’univers créé, nous arriverions peut-être à cette conclusion que la matière est en effet la limite indispensable entre le Créateur et la créature, limite sans laquelle l’identité et l’indépendance de la créature finie serait constamment menacée ou compromise, non plus de la part des autres créatures ou du non-moi fini seulement, mais de l’Être infini lui-même. Aussi bien ne pouvons-nous admettre qu’aucun esprit fini soit dépouillé jamais de toute enveloppe matérielle et placé dans l’état d’esprit pur.
Nous observons également que ce n’est pas seulement l’ordre visible et matériel comme tel qui communique avec l’âme par l’intermédiaire du corps. Les vérités supersensibles elles-mêmes et les révélations divines revêtent presque toujours et sauf de très rares exceptions une forme sensible, et elles ont dû être transmises à l’âme humaine, non pas d’abord par un contact individuel d’esprit à esprit, mais par l’intermédiaire des différents sens. C’est ainsi que la révélation du salut en particulier, en s’incarnant dans la personne de Christ, s’est adressée tout d’abord aux sens de l’homme, pour pénétrer jusqu’à son cœur (1 Jean 1.1-3) ; et ce n’est qu’à la suite de cette phase historique de la révélation divine et après que la vérité et le salut se sont offerts à l’homme par l’intermédiaire des sens, qu’elle a pu prendre un caractère spécifiquement spirituel dans l’œuvre du Saint-Esprit ; mais, aujourd’hui encore et pour chaque individu humain, la révélation historique et extérieure doit précéder la révélation intérieure : « la foi vient de l’ouïe, » dit saint Paul (Romains 10.17), et les faits spirituels ne peuvent être introduits dans le cœur que par l’intermédiaire des sens.
Nous voyons ici encore, dans cette interposition nécessaire de l’agent matériel ou du corps entre l’âme et l’ordre supersensible, la sauvegarde de l’indépendance et de la spontanéité humaines, qui seraient certainement compromises par le contact instantané et immédiat du moi et de l’ordre surnaturel. La révélation du mystère du salut a suivi les voies ordinaires de toute action du non-moi sur le moi. Elle a dû, elle aussi, et, dirions-nous, elle surtout, se fixer pour un temps à l’état neutre, à l’état d’objet, devant le sujet non encore déterminé ni modifié par elle, pour être ensuite accueillie ou repoussée, d’abord graduellement et relativement, puis d’une manière définitive, absolue et engageant la personnalité tout entière.
Le rejet de la révélation divine, lorsqu’elle a atteint sa phase purement spirituelle, s’appelle dans l’Écriture le péché contre le Saint-Esprit ; il est déclaré irrémissible par Jésus-Christ, et cela pour les raisons indiquées précédemment, à savoir qu’un contact immédiat d’esprit à esprit ne laisse plus de place aux gradations diverses de l’état moral, et que la liberté est déterminée par là tout entière et définitivement, soit dans le bien, soit dans le mal. Si la révélation divine commençait par s’adresser directement et immédiatement à l’esprit, elle serait oppressive de la liberté et engagerait prématurément la responsabilité humaine.
Mais c’est aussi dans sa direction expansive que l’activité religieuse de l’âme humaine réclame le concours des organes corporels, et les actes les plus spirituels, les manifestations les plus élevées des sentiments, la prière par exemple, se produisent par le médium du corps ; le corps doit être mis en part dans ces actes, et leur prête l’aide de la parole, du geste et de l’attitude (Jean 17.1 ; Matthieu 26.39 ; Éphésiens 3.14). On a remarqué avec raison que les différents gestes qui accompagnent l’attitude de la prière expriment les conceptions particulières de Dieu, propres aux différentes fractions de l’humanité. Le geste d’élever les mains vers le ciel, en usage chez les Orientaux, exprime la transcendance divine qui fait le fond de leur pensée religieuse. Celui de joindre les mains exprime l’immanence, peut-être en même temps la concentration de toutes les forces de l’individu sur un seul point. L’élévation des mains convient mieux à l’adoration et à la contemplation.
Nulle religion et nulle philosophie n’a apprécié avec autant de pondération, de justesse et d’élévation le rôle du corps dans la nature humaine que ne le fait l’Écriture sainte. Elle se garde à la fois des deux écueils auxquels sont allés successivement échouer tous les systèmes de fabrication humaine : le matérialisme et l’idéalisme. L’Écriture n’est pas matérialiste, car elle distingue absolument la matière et l’esprit, le corps et l’âme, et elle n’est pas ultra-spiritualiste ou idéaliste, car elle accorde son droit au corps, lui laisse toute sa valeur et nous commande de le consacrer à Dieu comme l’esprit, de nous en servir comme d’un instrument pour sa gloire, tout en lui réservant sa part de la glorification future (1 Corinthiens 6.20,13-20 ; 10.31 ; 1 Thessaloniciens 4.4). Saint Paul va jusqu’à faire de la résurrection des corps la condition sine qua non de l’accomplissement de l’œuvre de la rédemption.