(2 avril)
Sainte Marie l’Égyptienne, qu’on appelle aussi la Pécheresse, mena pendant quarante-sept ans, au désert, une vie de repentir et de privations. Certain abbé, nommé Zosime, qui avait franchi le Jourdain et parcourait le désert, dans l’espoir d’y rencontrer quelque saint ermite, aperçut un jour devant lui une créature bizarre, toute nue, avec un corps tout noir et brûlé du soleil. Cette créature aussitôt s’enfuit, et Zosime se mit à courir à sa poursuite, de toute la force de ses jambes. Alors elle lui dit : « Abbé Zosime, pourquoi me poursuis-tu ? Pardonne-moi de ne pouvoir me retourner vers toi ; mais c’est que je suis une femme et que je suis nue ! Lance-moi ton manteau, afin que, m’en étant couverte, je puisse te regarder sans honte ! » L’abbé, stupéfait de s’entendre appeler par son nom lui jeta son manteau, et, se prosternant devant elle la pria de le bénir. Mais elle : « C’est à toi plutôt de me bénir, mon père, toi qui as revêtu la dignité du sacerdoce ! » Et Zosime, voyant qu’elle connaissait non seulement son nom, mais aussi sa qualité de prêtre, s’étonnait davantage encore, et mettait encore plus d’insistance à lui demander sa bénédiction. Alors elle dit : « Que béni soit Dieu, rédempteur de nos âmes ! » Et pendant qu’elle priait, avec les mains étendues, il vit qu’elle était soulevée de terre à la hauteur d’une coudée. Sur quoi un doute surgit dans l’âme du vieil abbé, qui se demanda si ce n’était pas un esprit, faisant semblant de prier pour le décevoir. Mais elle : « Que Dieu te rassure, abbé, et t’empêche de prendre une pauvre pécheresse pour un mauvais esprit ! » Zosime la somma alors, au nom du Seigneur, d’avoir à lui dire qui elle était. Et elle : « Père, pardonne-moi, mais si je t’avoue qui je suis, tu t’enfuiras effrayé comme à la vue d’un serpent, et tes oreilles seront souillées de mes paroles, et l’air sera empesté de mon impureté ! » Mais, comme Zosime insistait, elle finit par lui dire : « Je m’appelle Marie, et suis née en Égypte. Venue à Alexandrie, vers l’âge de douze ans, j’y ai fait pendant dix-sept ans métier de fille publique, vendant mon corps à qui en voulait. Mais, un jour, comme des habitants de la ville partaient pour adorer la sainte Croix à Jérusalem, je priai les matelots de me laisser m’embarquer avec eux. Ils me demandèrent si j’avais l’argent du passage. Et je leur répondis que je n’avais point d’argent, mais que, pour payer mon passage, je leur offrais mon corps. Et ainsi ils me prirent, et ce fut mon corps qui servit à les payer. Mais voici qu’à Jérusalem, comme je me présentais avec les autres pèlerins aux portes de l’église, je me sentis soudain repoussée par une force invisible, qui ne me permit point d’entrer dans l’église. Vingt fois je m’approchai des portes ; vingt fois, sur le seuil, cette force invisible me retint et m’empêcha d’entrer. Et tous les autres entraient librement, sans que rien les en empêchât : de telle sorte que, sitôt revenue à l’auberge, je compris que c’était là une conséquence de ma vie criminelle ; et je me mis à me déchirer la poitrine, à verser des larmes amères, et à soupirer du plus profond de mon cœur. Puis, apercevant sur le mur une image de la bienheureuse Vierge Marie, je me mis à la supplier de m’obtenir le pardon de mes péchés, et la permission d’entrer dans l’église pour adorer la sainte Croix ; en échange de quoi je promis de renoncer au monde et de vivre désormais dans la chasteté. Cette prière me rendit confiance, et de nouveau je me présentais aux portes de l’église ; et voilà que, cette fois, je pus y entrer sans aucun empêchement. Et, pendant que j’adorais pieusement la sainte Croix, un inconnu me remit trois pièces de monnaie, avec lesquelles j’achetai trois pains. Et j’entendis une voix qui me disait : “Traverse le Jourdain, et tu seras sauvée !” Je traversai donc le Jourdain et vins dans ce désert, où, depuis quarante-six ans, je demeure sans avoir jamais vu figure humaine, vivant des trois pains que j’ai emportés avec moi, et qui, devenus maintenant durs comme des pierres, suffisent encore à ma nourriture. Quant à mes vêtements, depuis longtemps déjà ils sont tombés en morceaux. Et, pendant les dix-sept premières années de mon séjour au désert, j’ai été tourmentée de tentations charnelles ; mais, à présent, par la grâce de Dieu, je les ai toutes vaincues. Voilà mon histoire. Je te l’ai racontée afin que tu daignes prier Dieu pour moi ! »
Alors le vieillard, se prosternant à terre, bénit le Seigneur dans la personne de sa servante. Et celle-ci lui dit : « Écoute ce que je vais te demander ! C’est que, le jour de Pâques, tu passes de nouveau le Jourdain, en apportant avec toi une hostie consacrée. Je t’attendrai sur le rivage, et recevrai de ta main le corps du Seigneur, car je n’ai plus communié depuis le jour de mon arrivée ici ! » Le vieillard s’en retourna donc dans son monastère ; et, l’année suivante, aux approches de la fête de Pâques, il revint jusqu’à la rive du Jourdain, emportant avec lui une hostie consacrée. Et voici qu’il aperçut la femme debout sur l’autre rive. Et voici que, ayant fait le signe de la croix sur les eaux, elle se mit à marcher sur elles et parvint ainsi jusqu’au vieillard. Celui-ci, émerveillé de ce miracle, voulut se prosterner humblement à ses pieds. Mais elle lui dit : « Mon père, garde-toi de te prosterner devant moi, surtout maintenant que tu es porteur du corps du Christ ; mais daigne seulement revenir encore vers moi l’année prochaine ! » Puis, ayant reçu le sacrement, elle fit de nouveau un signe de croix, et de nouveau marcha sur les eaux jusqu’à l’autre rive.
L’année suivante, Zosime ne la trouva plus sur le rivage. Il passa le fleuve, se rendit à l’endroit où il l’avait vue la première fois ; et là il la vit, morte, étendue sur le sable. Alors il fondit en larmes ; et il n’osait point toucher ses restes, par crainte de lui déplaire, car elle était nue. Mais tandis qu’il songeait aux moyens de l’ensevelir, il lut une inscription tracée sur le sable : « Zosime, ensevelis mon corps, rends mes cendres à la terre, et prie pour moi le Seigneur, sur l’ordre de qui j’ai enfin été délivrée de ce monde, le second jour d’avril ! » Ainsi le vieillard découvrit qu’elle était morte presque aussitôt après avoir reçu la sainte communion. Et comme il s’épuisait à creuser une fosse, il vit un lion, qui, doucement, s’approchait de lui. Et il lui dit : « Cette sainte femme m’a ordonné d’ensevelir son corps ; mais, vieux comme je le suis, et n’ayant point de bêche, je ne parviens pas à creuser la fosse. Toi donc, mon ami, creuse une fosse, afin que nous puissions ensevelir le corps vénéré de Marie l’Égyptienne ! » Et aussitôt le lion se mit à creuser une grande fosse, après quoi il s’en alla, doux comme un agneau ; et le vieillard s’en retourna vers son monastère en glorifiant Dieu.