Saint Augustin avait largement contribué à la ruine du pélagianisme en travaillant à le faire condamner ; il y contribua plus encore, si c’est possible, en le réfutant et en opposant à ses erreurs une doctrine approfondie et longtemps méditée. Il y eut d’autant plus de mérite que les écrivains dont il pouvait lire les œuvres ne lui fournissaient sur ces difficiles problèmes que des réponses superficielles et incomplètes, dans leur ensemble insuffisantes. Mais le docteur de la grâce sut les féconder, les compléter et les amener au point de maturité nécessaire pour en faire des réponses victorieuses. Son génie organisa vraiment l’anthropologie surnaturelle et chrétienne. C’est à ce point de vue qu’il faut envisager maintenant sa lutte contre le pélagianisme, en étudiant les solutions qu’il donnait personnellement aux questions qui étaient en cause, en exposant sa doctrine de l’élévation de l’homme et de sa chute, de la grâce et de la prédestination.
Or, nous savons par saint Augustin lui-même que, sur ces divers sujets, son sentiment ne fut pas, dès le premier jour, absolument fixé. Avant son épiscopat surtout, certaines vérités qu’il découvrit plus tard restaient pour lui obscures. Il y a donc lieu, en analysant sa pensée, de tenir compte de l’époque à laquelle ont été écrits les livres qui la contiennent et que l’on cite. En général, et sauf de légères exceptions, on ne se trompera pas trop en partageant à ce point de vue sa vie littéraire en deux périodes, l’une de recherches auxquelles se mêlent quelques hésitations et qui va de l’an 386 à l’an 397 ; date de sa consécration épiscopale ; l’autre de possession définitive de la doctrine, et qui se confond avec la durée de son épiscopat, 397-430 : cette possession, on le comprend, n’excluant pas d’ailleurs un certain progrès de lumière, effet heureux du choc des idées dans la controverse.
A prendre les questions dans l’ordre chronologique, la première qui se présente est celle de la condition d’Adam avant sa chute.
Ici déjà, nous constatons dans la pensée de saint Augustin l’évolution qui vient d’être signalée. Dans le De Genesi contra manichaeos, écrit en 388-391, notre auteur fait du corps d’Adam un corps matériel sans doute et formé de limon (2.8), mais transparent, céleste (2.32), n’ayant pas, ce semble, besoin de nourriture (2.12) et ne connaissant pas non plus l’inclination sexuelle, puisque l’union d’Adam et d’Ève était toute spirituelle et n’existait que « ut copulatione spirituali spirituales fetus ederent, id est bona opera divinae laudis » (2.15 ; 1.30).
[Cf. Retract., I, 10, 2. Il est juste de remarquer que saint Augustin dit lui-même (De Genesi ad litteram, 8.5) qu’il n’avait adopté ces explications allégoriques que parce qu’il n’en avait pas d’autres immédiatement sous la main, prévenant du reste le lecteur (De Gen. cont. manich. 2.3) qu’il accepterait volontiers une explication littérale si on pouvait la fournir.]
Cette dernière idée revient encore dans le De catechizandis rudibus, 29 (vers 400). Mais en 401, dans le De bono coniugali, 2, Augustin commence à douter de sa justesse, et dans le De Genesi ad litteram (401-415), il précise enfin sa doctrine et met tout au point. Le corps d’Adam innocent était animal et terrestre, se nourrissant des fruits réels du paradis (6.30-36,39 ; 8.7). La femme a été donnée à l’homme pour la procréation des enfants, et cela dans l’Eden même, car l’immortalité des hommes n’était pas un obstacle à leur multiplication, Dieu pouvant transformer leur corps et les glorifier après un certain temps de vie terrestre, sans les faire passer par la mort (9.5-14).
Mais si Augustin a varié sur le sujet que nous venons de voir, en revanche, il a affirmé, dès le principe, l’existence en Adam innocent des dons que l’on nomme préternaturels et surnaturels.
C’était d’abord l’immortalité, immortalité dont l’évêque d’Hippone explique la nature dans le De Genesi ad litteram, 6.36 :
Aussi le corps d’Adam avant le péché pouvait être regardé comme mortel sous un rapport et immortel, sous un autre : j’entends par là qu’il pouvait mourir et ne pas mourir. Il y a en effet une différence profonde entre le privilège de ne pouvoir mourir, tel que Dieu l’a donné à certains êtres essentiellement immortels, et celui de pouvoir ne pas mourir, tel que Dieu l’accorda au premier homme en le faisant immortel. L’homme empruntait cette immortalité à l’arbre de vie, il ne la tenait pas de la nature : il fut éloigné de cet arbre après sa faute, et la mort qui n’aurait point eu lieu sans le péché, devint possible. Ainsi donc l’organisation de son corps animal l’exposait à la mort ; s’il était immortel, il le devait à la bonté du Créateur. Le corps étant animal, était par là même mortel, en ce sens qu’il pouvait mourir: il n’était immortel qu’en tant qu’il pouvait aussi ne pas mourir. Quant à l’immortalité qui exclut la possibilité même de mourir, elle sera un attribut du corps spirituel dont nous avons la promesse dans la résurrection. Ainsi le corps d’Adam, animal et pourtant (à cause de cela) mortel, aurait pu devenir, par une vie de justice, spirituel, et dès lors immortel dans le sens absolu du mot le péché n’en fait pas un corps mortel, il l’était déjà, mais un corps mort, ce qui aurait pu n’avoir pas lieu, si l’homme était resté innocent.
Cette immortalité conditionnelle entraînait avec elle l’exemption des maux, des maladies, de la vieillesse « ne corpus eius (Adami) vel infirmitate, vel aetate in deterius mutaretur aut in occasum etiam laberetur ».
Puis, au-dessus des biens du corps, ceux de l’esprit et de l’âme : une sagesse, une science infuse qui avait permis à Adam de donner aux diverses espèces d’êtres vivants le nom qui leur convenait. Une soumission parfaite des sens à la raison, et de la raison à la loi de Dieu, qui rendait impossible la concupiscence instinctive et les mouvements désordonnés de la chair. L’union conjugale elle-même eût été « sine ullo inquieto ardore libidinis » ; — « nulla concupiscentia tanquam stimulus inoboedientis carnis urgebat ». Puis la liberté de faire le bien ou le mal, mais avec une inclination au bien. » Bonae igitur voluntatis factus est homo, paratus ad oboediendum Deo, et praeceptum oboedienter accipiens, quod sine ulla quamdiu vellet difficultate servaret, et sine ulla, cum vellet, necessitate desereret, nec illud sane infructuose, nec illud impune facturas. » Cette liberté en effet n’était pas « non posse peccare » qui est la liberté parfaite des élus, mais « posse non peccare ».
Et enfin, pour tout couronner, la grâce, celle que les théologiens nomment habituelle. Saint Augustin, il est vrai, est ici moins explicite. Cependant, il regarde comme identiques l’état d’Adam innocent et celui dans lequel nous sommes renouvelés « in iustitia et sanctitate veritatis » ; il dit que nous recevons « per gratiam iustitiae » l’image de Dieu qu’Adam a perdue ou vu altérer par son péché ; que nous recouvrons par Jésus-Christ la « iustitia fidei » dont nous avions été frustrés en Adam. Il y avait donc dans notre premier père, en dehors des dons que l’on appelle préternaturels, un don spécial de grâce, la justice, qui en faisait un homme intérieurement spirituel.
Mais précisément tous ces dons d’immortalité, de science, de rectitude morale et de justice, dont le résultat nécessaire était une félicité parfaite, saint Augustin les regarde-t-il vraiment comme des dons gratuits, nullement dus à notre premier père, strictement préternaturels ou surnaturels par conséquent, ou bien en fait-il l’apanage naturel de l’homme innocent, l’expression de l’état normal et régulier dans lequel Dieu devait le créer ? Quelques auteurs ont opté pour ce dernier sentiment. Selon eux, l’évêque d’Hippone regardait l’état primitif d’Adam simplement comme l’état naturel de l’homme. Il considère en effet notre nature actuelle comme blessée, altérée par le péché : elle a donc perdu son état normal. D’autre part la nature « quae proprie natura dicitur » est pour lui la nature intègre « in qua sine vitio creati sumus », tandis que notre nature actuelle est dite telle seulement « propter originem », origine qui est précisément affectée d’un vice « contra naturam ». Mais ces raisons ont leur contre-partie. D’abord la lecture des textes de saint Augustin laisse l’impression qu’il ne s’occupe guère de ce qui était possible, mais de ce qui a été et de ce qui est ; qu’il ne raisonne guère sur le naturel constitutif ou consécutif ou exigible tel que l’ont défini les théologiens, mais qu’il prend l’homme tel que Dieu d’abord, puis la chute l’a fait : le naturel est l’œuvre de Dieu, le contre-naturel est l’œuvre du péché. Ensuite, notre auteur est formel pour attribuer à une providence spéciale de Dieu plusieurs au moins des dons d’Adam innocent. La justice était une gratia iustitiae ; l’absence de concupiscence était « gratia Dei magna », et l’homme n’en jouissait que parce qu’il était « vestitus gratia ». Le « posse non mori » venait à l’homme « de ligno vitae non de constitutione naturae », car Adam était mortel « conditione corporis animalis », et immortel beneficio conditoris. Et l’on en peut dire autant de l’absence de douleur et de décrépitude ; on en peut dire autant de la science extraordinaire du premier homme, bien que l’évêque d’Hippone insinue et suppose ce dernier point plutôt qu’il ne l’enseigne explicitement.
Saint Augustin a donc bien considéré les privilèges d’Adam innocent, au moins dans la mesure ou celui-ci les possédait, comme l’effet d’une libéralité spéciale de Dieu, comme des dons qui n’étaient pas dus à sa nature, encore qu’ils fussent avec elle en pleine harmonie.