Pendant que l’hérésie iconoclaste troublait ainsi l’Orient, la question des images soulevait aussi en Occident, et surtout en France, des difficultés dont il faut maintenant parler.
Dès le commencement de la querelle, les papes, on l’a vu, avaient pris position, et deux conciles romains, ceux de 731 et de 769, avaient condamné les prétentions de Léon l’Isaurien et de Copronyme. En France, l’affaire des images fut, au dire d’Eginhard, traitée dans un concile qui se tint à Gentilly en 769, mais nous ignorons dans quel sens. Ce n’est qu’après le concile de Nicée que se précise l’attitude de Charlemagne et de ses évêques. Le pape Hadrien avait fait faire des actes du concile de 787 une traduction latine qu’il envoya au roi vers 788. Elle était si maladroitement littérale, remarque Anastase le Bibliothécaire, qu’à peine pouvait-on la lire et voulait-on la transcrire. On a dit que ce défaut avait été la cause de l’opposition des Francs à la doctrine de Nicée. Ceci n’est pas complètement exact. Les Francs ont pu se tromper, en effet, sur la portée de la προσκύνησις τιμητική que les grecs accordaient aux images, mot que le traducteur avait rendu par adoratio ; mais il faut remarquer qu’en France, on ne refusa pas seulement aux images l’adoration proprement dite, on leur refusa toute espèce de culte même relatif, erreur que n’ont, pu en aucune façon favoriser les fautes de la traduction latine envoyée par le pape.
Quoi qu’il en soit, cette traduction fut lue à Charlemagne. Il nota au fur et à mesure nombre de choses qui le choquèrent, et en fit rédiger en 790 — par Alcuin peut-être — une réfutation en règle. Ce sont les Livres carolins. A ce moment, Charles était mécontent et d’Irène, qui l’avait trompéb, et du pape qui paraissait favoriser la politique byzantine : la composition des Carolins s’en ressent. Ils sont une critique éveillée sans doute, mais souvent étroite, ergoteuse et malveillante de ce qui a été dit et décidé à Nicée. L’ouvrage fut communiqué probablement au concile de Francfort de 794, qui, outre l’adoptianisme, condamna aussi — dans son deuxième canon — le concile de Nicée et l’adoration des images. On ne s’en tint pas là. Quatre-vingt-cinq capitula furent extraits des Livres carolins, et envoyés au pape, dans la seconde moitié de l’an 794, par le ministère de l’abbé Angilbert. C’est le Capitulare dont parle Hadrien dans sa réponse au roi, capitulaire que nous ne possédons plus dans sa rédaction première, mais qu’il est possible de reconstituer au moyen des reprehensiones reproduites dans la réponse du pape, et des titres qui précèdent chaque chapitre des Livres carolins.
b – En rompant le mariage projeté entre le jeune Constantin et la fille de Charlemagne, Rothrude.
Quelle était la doctrine émise dans ces Livres ? Elle est toute condensée dans la préface du livre i, à laquelle il faut ajouter le chapitre 21 du livre ii et le chapitre 19 du livre iii. Cette doctrine revient à ceci : 1° Dieu seul peut être adoré et l’on ne doit point adorer les images. 2° On ne doit point rendre aux images le culte et la vénération que l’on rend aux saints, à leurs reliques, à la croix, ni même leur donner les témoignages de respect que l’on donne aux personnes vivantes, lesquelles leur sont bien supérieures. 3° On ne saurait non plus admettre à leur égard de culte relatif : le principe que le culte rendu aux images se rapporte à l’original est faux ; Jésus-Christ et les saints n’acceptant point, ne s’appliquant point un culte qui est en soi absurde. Et à supposer d’ailleurs que les gens instruits soient capables de reporter sur l’original les honneurs qu’ils paraissent rendre à l’image, « indoctis tamen quibusque scandalum generant, qui nihil aliud in his praeter id quod vident venerantur et adorant ». 4° Il ne faut donc pas allumer des cierges ni brûler de l’encens devant des images qui ne peuvent ni voir ni sentir. 5° Tout culte ainsi écarté, il est permis de peindre et d’employer les images à la décoration des églises et au rappel des faits passés ; mais cela même est indifférent, et à cet usage ou non-usage la religion n’a rien à gagner ni à perdre, « cum ad peragenda nostrae salutis mysteria nullum penitus officium (imagines) habere noscantur ». 6° Cependant là où il existe des images religieuses, on ne doit point les briser ni les détruire.
Cette doctrine, on le voit, était très nette, et allait plus loin que le refus d’adorer les images. Tout culte même relatif leur était dénié : on pouvait seulement s’en servir. Le concile de Francfort lui-même se montra plus réservé, et se contenta de condamner l’adoration proprement dite des images et le concile grec qui lui semblait l’avoir approuvée.
L’opposition vraisemblablement inattendue de Charles et de ses évêques aux décisions de Nicée ne dut pas laisser que de surprendre le pape. Hadrien ne se découragea cependant pas, et répondit point par point aux capitula qui lui avaient été remis. Réponses souvent aussi subtiles que les reprehensiones étaient futiles. Ce n’est qu’à la fin qu’Hadrien, abordant le fond de la question, explique clairement le malentendu partiel dont Charles a été victime, et maintient la doctrine de Nicée et celle de ses prédécesseurs : « Et sicut de imaginibus sancti Gregorii sensum et nostrum continebatur : ita ipsi in eadem synodo definitionem confessi sunt, his osculum et honorabilem salutationem reddidere ; nequaquam secundum fidem nostram veram culturam quae decet soli divinae naturae… Et ideo ipsam suscepimus synodum. »
Il n’est pas probable que la réponse du pape ait modifié les sentiments du prince et de son entourage. Il existait chez eux un préjugé atavique qui a été noté plus haut, et que des raisons même excellentes ne pouvaient détruire tout d’un coup. En tout cas, on n’entend plus parler, en France, de la question des images jusqu’en l’an 824, époque de l’ambassade et de la lettre de Michel le Bègue à Louis le Débonnaire dont il a été déjà question. Cette lettre qui admettait l’usage, mais non le culte des images, correspondait admirablement aux idées régnantes à la cour de Louis : aussi valut-elle à ceux qui l’apportaient le meilleur accueil. L’empereur les fit accompagner à Rome, adressa en même temps au pape, alors Eugène II (824-827), des mémoires sur la question des images, et sollicita de lui l’autorisation de tenir une réunion d’évêques, qui ferait sur cette question une enquête patristique.
Eugène y consentit.
La réunion, qui comprenait des évêques et des familiers de Louis, eut lieu à Paris, en 825. Ce ne fut pas un concile : ses membres le déclarèrent expressément : ce fut une simple assemblée, mais qui s’attribua, comme on va le voir, une singulière importance.
Il sortit de ses délibérations quatre pièces que nous avons encore. La première est un long mémoire adressé à l’empereur et à son fils Lothaire. On avait fait lire, y dit-on, la lettre du pape Hadrien à Irène : on avait approuvé le blâme qu’il y porte contre ceux qui détruisent les images, mais on n’avait pas approuvé qu’il ordonnât d’adorer ces mêmes images. Le concile de Nicée s’était grossièrement trompé, et les preuves qu’il avait alléguées en faveur du culte des images ne valaient rien. Quant aux réponses d’Hadrien aux reprehensiones de Charlemagne, le pape avait répondu : « quae voluit, non tamen quae decuit » ; on trouvait dans son écrit « talia… quae remota pontificali auctoritate, et veritati et auctoritati refragantur » ; et, si le pape n’avait été, à la fin, retenu par les enseignements de saint Grégoire, « in superstitionis paecipitium omnino labi potuisset ». Ce début indique assez quel avait été l’esprit de l’assemblée. Le mémoire continuait en engageant les princes à s’entremettre auprès des grecs et du pape, pour les ramener dans la bonne voie ; et il s’achevait sur une série de textes patristiques, dirigés soit contre les iconoclastes soit contre les iconolâtres, textes entre lesquels on choisirait ceux qu’il conviendrait le mieux d’alléguer dans les négociations.
La seconde pièce émanée de la réunion de Paris était le projet d’une lettre que l’empereur Louis devait écrire au pape. On n’y trouve que des considérations générales sur le bien de la paix et la primauté romaine.
La troisième pièce était le projet d’une lettre que le pape lui-même écrirait à Michel le Bègue, projet dans lequel on avait intercalé — c’était la quatrième pièce — des fragments d’un mémoire des évêques francs à Eugène II. Ces fragments reproduisaient sur les images l’enseignement des Libres carolins. Ces images, disait-on, sont chose indifférente, qui n’intéresse ni la foi, ni l’espérance, ni la charité de l’Eglise, et l’on ne doit donc ni les imposer ni les prohiber, ni les honorer ni les détruire ; elles n’ont qu’une valeur d’ornementation et d’instruction ; leur culte est illicite. Ainsi l’assemblée de Paris ne se contentait pas de rejeter la doctrine romaine : elle prétendait dicter au pape la lettre qu’il écrirait en Orient, et les arguments qu’il y alléguerait pour désavouer les décisions de ses prédécesseurs et condamner un concile reçu par eux. On ne pouvait trahir plus de naïveté et de confiance en soi.
Ces divers documents furent remis, le 6 décembre 825, à l’empereur qui en fit faire un extrait destiné à être porté au pape, conjointement avec une lettre qu’il adressait lui-même à Eugène. Nous ignorons quelle fut la suite de ces démarches. Rien, sans doute, ne fut fait ; le pape et les Francs restèrent sur leurs positions respectives.
C’est à ce moment que se place l’éclat de l’évêque de Turin, Claude. Claude était un espagnol, ancien disciple, dit-on, de Félix d’Urgel, qui avait été quelque temps prêtre dans le palais de Louis le Débonnaire, et que celui-ci promut, vers 817, à l’évêché de Turin. Il se donne lui-même comme peu cultivé : en tout cas il se manifeste comme un de ces logiciens intrépides et étroits qui ne reculent devant aucune énormité, dès qu’ils la croient contenue dans leurs principes. Le nouvel évêque trouva donc pratiqué dans son église — peut-être avec quelques abus — le culte de la croix et des images. Il effaça les images, détruisit les croix, puis, allant plus loin, s’éleva contre le culte des reliques et l’intercession des saints, et fut même soupçonné d’arianisme. Ces excès révoltèrent le sentiment public, et l’abbé du monastère de Psalmodie dans le diocèse de Nîmes, Théodemir, son ancien ami, reprit l’évêque dans une lettre que nous n’avons plus, mais qui paraît avoir été assez forte. Claude y répondit par un écrit volumineux, dont il n’est resté que des extraits révélant l’homme entêté et malappris. Son grand principe est que Dieu seul mérite un culte, et qu’on n’en saurait rendre aucun à ce qui est créé. En conséquence, il s’élève avec violence contre le culte et l’usage même des images et de la croix — c’est à ses yeux de l’idolâtrie sous un autre nom (non idola reliquerunt sed nomina mutaverunt) — et s’efforce de jeter le ridicule sur ses adversaires. L’écrit ne resta pas sans réplique. Nous en avons une première du moine Dungal, de Saint-Denys, et une seconde — mais qui ne parut qu’après la mort de Claude (vers 827) et même celle de Louis le Débonnaire (840) — de l’évêque d’Orléans, Jonas. Ces deux auteurs adoptent en principe la doctrine de l’assemblée de Paris de 825 : on se rend compte cependant que l’audace de Claude de Turin les a effrayés, et les a rendus plus circonspects dans leur condamnation du culte des images. Jonas distingue avec soin plusieurs sens du mot culte, et montre, après saint Augustin, qu’il existe une acception dérivée, parfaitement applicable à la créature. Il ne veut pas qu’on traite crûment d’idolâtres les partisans du culte des images, et les représente plutôt comme des ignorants qu’il faut charitablement instruire. Dungal va plus loin, et ne refuse pas « aux saintes peintures » un certain honneur « in Deo et propter Deum ».
Cette opposition déclarée, bien qu’adoucie dans la forme, au culte des images persista duns l’Église de France jusqu’à, la fin ; du ixe siècle. Walafrid Strabon († 849) dans son De rebus ecclesiasticis, semble ne pas refuser aux images une sorte de culte : « Non sunt omnimodis honesti et moderati imaginum honores abiiciendi » ; mais, quand on y regarde de près, on voit que ces honneurs sont tout négatifs et consistent à ne point mépriser, souiller ou détruire les saintes images. Cette attitude devait être aussi probablement celle d’Hincmar de Reims († 882), dans son ouvrage Qualiter imagines Salvatoris nostri vel sanctorum ipsius venerandae sint. L’ouvrage est perdu, mais on sait par Hincmar lui-même, que l’évêque de Reims regardait le VIIe concile général comme un pseudosynode, dont les membres avaient été incapables de résoudre sainement la question proposée. Il restait donc dans la tradition gallicane.
Ce ne fut qu’après que le VIIIe concile général, quatrième de Constantinople (869), eut été reçu en France, c’est-à-dire à la fm du ixe ou au commencement du xe siècle, qu’on y reçut également la doctrine orthodoxe du culte des images. Le VIIIe concile en effet avait confirmé les décisions de Nicée, et on ne pouvait l’accepter sans accepter par là même les décisions qu’il avait approuvées.
Ainsi se termina cette longue controverse, dans laquelle le génie propre de chaque nation tint une si large place. Le culte des images cadrait admirablement avec le tempérament religieux des Grecs, et l’Église grecque en est restée la terre classique. En Occident, Rome et l’Italie, la patrie des arts, furent les premières à le défendre, bien qu’on n’y ait jamais accepté certaines conceptions des byzantins, qui faisaient des images de vrais sacramentaux, et les identifiaient par trop, au point de vue de l’action et de la vertu, avec les originaux qu’elles représentent. La France et l’Allemagne, longtemps rebelles, cédant à la logique et aussi, on peut le croire, à l’influence romaine, ont fini par y venir, mais en y gardant toujours plus de réserve et de sobriété.
[Ne traitant ici que de l’histoire des dogmes, je n’ai rien dit de l’influence de la controverse iconoclaste sur les arts et sur les conditions de la domination byzantine en Italie. On peut lire, sur ces deux objets, quelques pages intéressantes dans l’opuscule de L. Bréhier, La querelle des images, chap. V-VII.]