- Les anges connaissent-ils les natures des choses matérielles ?
- Connaissent-ils les singuliers ?
- Connaissent-ils l'avenir ?
- Connaissent-ils les pensées des cœurs ?
- Connaissent-ils les mystères de la grâce ?
Objections
1. L'objet connu parfait le sujet intelligent. Or, les choses matérielles ne peuvent parfaire les anges, puisqu'elles leur sont inférieures. Les anges ne connaissent donc pas les choses matérielles.
2. La Glose (sur 2 Corinthiens 12.2) dit que la vision intellectuelle porte sur les choses qui sont dans l'âme par leur essence. Or, les choses matérielles, ne pouvant être par leur essence ni dans l'âme humaine ni dans l'esprit de l'ange, ne peuvent être connues par vision intellectuelle ; seuls peuvent les connaître l'imagination qui saisit les similitudes des corps, et les sens qui atteignent les corps eux-mêmes. Donc les anges, qui n'ont ni imagination ni sens, ne peuvent connaître les choses matérielles.
3. Les choses matérielles ne sont pas intelligibles en acte, elles ne sont rendues connaissables que par l'appréhension des sens et de l'imagination. Les anges, ne possédant pas ces facultés, ne connaissent donc pas les choses matérielles.
En sens contraire, tout ce que la puissance inférieure peut faire, la puissance supérieure le peut également. Or l'intelligence humaine, inférieure par nature à celle de l'ange, peut connaître les choses matérielles. A plus forte raison l'intelligence angélique.
Réponse
L'ordre des choses est tel que les êtres supérieurs sont plus parfaits que les êtres inférieurs, et ce qui est contenu dans les êtres inférieurs d'une manière déficiente, partielle et multiple, est contenu dans les supérieurs de façon éminente, avec une certaine totalité et simplicité. « En Dieu donc, qui est au sommet de toutes choses, tout préexiste d'une manière substantielle, en l'absolue simplicité de son être », dit Denys. Les anges, eux, sont plus proches de Dieu et plus semblables à lui que les autres créatures. Ils participent donc davantage de lui et selon un mode plus parfait, ainsi que le remarque Denys. Dès lors, tout ce qui est matériel préexiste dans les anges d'une façon plus simple et plus immatérielle que dans les choses elles-mêmes, mais avec plus de multiplicité et d'imperfection qu'en Dieu.
D'autre part, tout ce qui se trouve dans un sujet se conforme au mode d'être du sujet où il se trouve. Or, les anges sont de nature intellectuelle. Par conséquent, de même que Dieu connaît les choses matérielles par son essence, les anges les connaissent parce qu'ils les ont en eux par leurs espèces intelligibles.
Solutions
1. L'objet connu parfait le sujet connaissant en raison de l'espèce intelligible qui est dans l'intelligence. Ainsi les espèces intelligibles qui sont dans l'intelligence de l'ange sont les perfections de l'intelligence angélique et l'actualisent.
2. Le sens ne saisit pas les essences des choses, mais seulement les accidents extérieurs. De même, l'imagination ne saisit que les images des corps. Seule l'intelligence saisit leurs essences. Aussi, Aristote dit-il que l'objet de l'intelligence est ce qu'est la chose, et que, dans ce domaine, jamais elle ne se trompe, pas davantage que le sens relativement à son sensible propre. Les essences des choses matérielles ne sont donc pas dans l'intelligence de l'homme et dans celle de l'ange selon leur être réel, mais à la manière dont le connu est dans le connaissant. Cependant, certaines choses sont dans l'intelligence ou dans l'âme selon ces deux manières d'être. Dans l'un comme dans l'autre cas, il y a vision intellectuelle.
3. Si l'ange recevait des choses matérielles elles-mêmes la connaissance qu'il en a, il lui faudrait les rendre intelligibles en acte par l'abstraction. Mais ce n'est pas de cette manière qu'il les connaît, c'est par des espèces intelligibles en acte qui lui sont connaturelles, de même que notre intelligence les connaît par des espèces qu'elle rend intelligibles en les abstrayant.
Objections
1. Selon Aristote, « le sens a pour objet les singuliers, et la raison ou l'intelligence, les universaux ». Or, dans les anges, il n'y a d'autre faculté de connaissance que l'intelligence, on l'a vue. Ils ne connaissent donc pas les singuliers.
2. La connaissance est une certaine assimilation du connaissant au connu. Or, il semble impossible que l'ange s'assimile au singulier en tant que singulier, puisqu'il est immatériel et que la singularité a pour principe la matière. L'ange ne peut donc pas connaître les singuliers.
3. Si l'ange connaissait les singuliers, ce serait soit par des espèces singulières, soit par des espèces universelles. Ce ne peut être par des espèces singulières, car il lui en faudrait un nombre infini ; ni par des espèces universelles, car l'universel ne peut suffire à faire connaître un singulier en tant que singulier, les singuliers n'étant connus qu'en puissance dans l'universel. L'ange ne connaît donc pas les singuliers.
En sens contraire, nul ne peut être le gardien de ce qu'il ne connaît pas. Or les anges gardent chaque homme en particulier, selon ces mots du Psaume (Psaumes 91.11) : « Il a commandé à ses anges de te garder dans toutes tes voies. » Les anges connaissent donc les singuliers.
Réponse
Certains ont affirmé que l'ange n'a aucune connaissance des singuliers. Cette affirmation est contraire à la foi catholique, qui enseigne que les êtres inférieurs sont l'objet du ministère des anges, ainsi que le dit S. Paul (Hébreux 1.14) : « Ils sont tous des esprits en service. » Si les anges ne connaissaient pas les singuliers, ils ne pourraient exercer aucune providence vis-à-vis des activités du monde, puisque toute action a pour principe un être singulier. Cela irait contre cette parole de l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 5.5) : « Ne dis pas devant l'ange que tu as péché par inadvertance. » Cette négation contredit aussi les enseignements des philosophes, d'après lesquels les anges meuvent les sphères célestes par leur intelligence et leur volonté.
Aussi d'autres ont-ils dit que l'ange connaît les singuliers, mais dans les causes universelles dont dépendent tous les effets particuliers, de même que l'astronome prévoit une éclipse future d'après les dispositions des mouvements célestes. Cette thèse présente les mêmes inconvénients que la précédente : connaître le singulier dans ses causes universelles n'est pas le connaître en tant que singulier, tel qu'il est dans l'espace et le temps. L'astronome qui connaît l'éclipse future par le comput des mouvements célestes ne la connaît que dans ses conditions générales d'éclipse, non dans ses circonstances particulières de lieu et de temps que seule la connaissance sensible peut lui faire atteindre.
Or service, providence et motion portent sur les singuliers tels qu'ils existent dans l'espace et le temps. Il faut donc dire que si l'homme connaît par différentes facultés les différents genres des choses : les choses universelles et immatérielles par l'intelligence, les choses singulières et corporelles par les sens, l'ange connaît les uns et les autres par sa seule faculté intellectuelle. Car l'ordre des choses est tel que plus un être est élevé, plus sa puissance a d'unité et d'extension ; ainsi, chez l'homme, le sens commun, qui est supérieur au sens propre, perçoit par une seule puissance tout ce que connaissent les cinq sens externes, et de plus certaines autres choses qu'aucun des sens externes ne connaît, comme la différence entre le blanc et le doux. On peut constater la même chose chez les autres êtres. L'ange étant, par ordre de nature, supérieur à l'homme, on ne peut dire que l'homme connaisse par une de ses facultés quelque chose que l'ange ne connaîtrait pas par son unique faculté de connaissance, qui est l'intelligence. Aussi Aristote tient-il pour inacceptable que nous connaissions la discorde et que Dieu l'ignore.
Si l'on veut comprendre comment l'intelligence angélique connaît les singuliers, on peut procéder ainsi. Comme les choses émanent de Dieu pour subsister dans leur nature propre, elles en émanent aussi pour exister dans la connaissance angélique. Or il est évident que les choses émanent de Dieu non seulement en ce qui relève de la nature universelle, mais aussi de ce qui est principe d'individuation. Car Dieu est cause de toute la substance de la chose, de sa matière aussi bien que de sa forme, et il connaît les choses selon qu'il les cause, puisque c'est sa science qui est cause des choses, nous l'avons montré. Donc, de même que Dieu, par son essence, grâce à laquelle il cause tout, est la similitude de tout, et de même que par elle il connaît tout, les natures universelles aussi bien que la singularité ; ainsi les anges, par les espèces que Dieu leur infuse, connaissent les choses dans leur nature universelle et aussi dans leur singularité, en tant que ces espèces sont des représentations multipliées de la simple et unique essence de Dieu.
Solutions
1. Aristote parle là de notre intelligence, qui ne saisit les choses qu'en les abstrayant ; et c'est par cette exclusion des conditions matérielles que ce qui est rendu abstrait devient universel. Mais ce mode d'intellection ne convient pas à l'ange, on vient de le voir. C'est pourquoi l'argument ne convient pas ici.
2. Par leur nature, les anges ressemblent aux choses matérielles, non pas comme deux choses se ressemblent génériquement, spécifiquement ou accidentellement, mais comme le supérieur ressemble à l'inférieur, par exemple le soleil au feu. C'est de cette manière que se trouve en Dieu la similitude de tous les êtres, et quant à leur forme et quant à leur matière, selon que tout ce qui existe dans les choses préexiste en lui comme dans sa cause. Pour la même raison, les espèces de l'intelligence angélique, qui sont des similitudes dérivées de l'essence divine, sont les similitudes des choses, de leur forme aussi bien que de leur matière.
3. Les anges connaissent les singuliers par des formes universelles, mais qui sont similitudes des choses et quant à leurs principes universels, et quant à leurs principes d'individuation. On a expliqué plus haut comment ils pouvaient connaître plusieurs choses par une seule espèce.
Objections
1. Il semble que oui, car les anges sont, en fait de connaissance, plus puissants que les hommes. Or certains hommes connaissent beaucoup de choses futures. À plus forte raison les anges.
2. Le présent et le futur sont des différences du temps. Or l'intelligence angélique est au-dessus du temps ; car l'intelligence va de pair avec l'éternité, c'est-à-dire avec l'aevum, d'après le Livre des Causes. Il n'y a donc pas, pour l'intelligence angélique, de différence entre le passé et le futur ; il connaît indifféremment l'un et l'autre.
3. L'ange ne connaît pas au moyen d'espèces tirées des choses, mais par des espèces innées universelles. Or, des espèces universelles ont un rapport égal avec le passé, le présent et l'avenir. Il semble donc que les anges connaissent indifféremment les choses passées, présentes et futures.
4. On dit que quelque chose est éloigné dans le temps, comme on le dit éloigné dans l'espace. Or, les anges connaissent ce qui est éloigné dans l'espace. Ils connaissent donc aussi ce qui est éloigné dans l'avenir.
En sens contraire, ce qui est le signe propre de la Divinité ne peut convenir aux anges. Or, connaître les choses futures est le signe propre de la Divinité, selon cette parole d'Isaïe (Esaïe 41.23) : « Annoncez ce qui doit arriver dans l'avenir, et nous saurons que vous êtes des dieux. » Les anges ne connaissent donc pas les choses futures.
Réponse
Le futur peut être connu de deux manières, dans sa cause et en lui-même :
1. Dans sa cause. De cette façon, on connaît de science certaine les choses futures qui procèdent nécessairement de leurs causes, par exemple que le soleil se lèvera demain. Au contraire, les choses qui procèdent de leurs causes le plus souvent, mais non toujours, sont connues par conjecture et non d'une manière certaine ; c'est ainsi que le médecin prévoit la santé du malade. Cette seconde manière de connaître les futurs convient aux anges, et d'une façon d'autant plus parfaite qu'ils connaissent les causes des choses plus universellement et plus parfaitement que nous, de même que les médecins, qui ont une vue plus aiguë des causes de la maladie, prévoient mieux ce que celle-ci deviendra. Quant aux choses qui ne procèdent de leurs causes que dans la minorité des cas, elles sont complètement inconnues, comme les choses fortuites ou de pur hasard.
2. Les choses futures peuvent aussi être connues en elles-mêmes. En ce sens, Dieu seul connaît celles qui surviennent nécessairement ou le plus souvent, et même les choses fortuites et de pur hasard. Dans son éternité Dieu voit tout, car, grâce à sa simplicité, cette éternité est présente au temps tout entier et elle le contient. Si bien que l'unique regard de Dieu porte sur tout ce qui se produit à travers la durée du temps comme si c'était présent. Il voit toutes les choses en elles-mêmes, nous l'avons dit en traitant de la science divine. Donc aucune intelligence créée ne peut connaître le futur tel qu'il est dans son être réalisé.
Solutions
1. Les hommes ne connaissent les futurs que dans leurs causes ou par révélation divine. Et, de cette façon, les anges les connaissent avec beaucoup plus de pénétration que les hommes.
2. Quoique l'intelligence de l'ange soit au-dessus du temps qui mesure les mouvements corporels, il y a cependant en elle un temps déterminé par la succession des conceptions intelligibles. Comme dit S. Augustin : « Dieu meut la créature spirituelle dans le temps. » Et du fait même qu'il y a succession en elle, l'intelligence angélique ne voit pas comme présent tout ce qui se fait à travers la durée totale du temps.
3. Sans doute, en elles-mêmes, les espèces qui sont dans l'intelligence angélique ont un rapport égal avec les choses présentes, passées ou futures ; mais du côté des choses, les relations avec les espèces sont différentes selon que ces choses sont passées, présentes ou futures. Les choses présentes ont une nature par laquelle elles sont semblables aux espèces qui sont dans l'esprit de l'ange, et peuvent ainsi être connues de lui. Les choses futures, au contraire, n'ont pas encore la nature par laquelle elles seraient semblables à ces espèces ; elles ne peuvent donc pas être connues.
4. Ce qui est distant selon le lieu existe réellement dans la nature, et participe d'une nature dont la similitude est dans l'ange. Il n'en va pas de même pour les choses futures, nous venons de le dire. L'assimilation n'est donc pas valable.
Objections
1. Il le semble bien car, sur cette parole de Job (Job 28.17) : « L'or et le cristal ne peuvent être comparés à la sagesse », S. Grégoire commente : « Alors (dans la béatitude des ressuscités) chacun connaîtra l'autre comme il se connaît lui-même, et chacun pénétrera la conscience des autres en même temps que son intelligence. » Or, il est dit en S. Matthieu (Matthieu 22.30) que les ressuscités seront semblables aux anges. Un ange peut donc voir ce qui est dans la conscience de l'autre.
2. Ce que les figures sont aux corps, les espèces intelligibles le sont à la chose connue. Or, quand on voit un corps, on voit la figure. Donc, quand on voit une substance intellectuelle, on voit l'espèce intelligible qui est en elle. Il semble donc, puisque chaque ange voit les autres anges et les âmes, qu'il puisse voir leurs pensées.
3. Les choses qui sont dans notre imagination ressemblent moins à l'ange que celles qui sont dans notre intelligence, celles-ci étant saisies par elle en acte, celles-là ne l'étant qu'en puissance. Or, les choses qui sont dans l'imagination peuvent être connues par les anges, tout comme les choses corporelles, puisque l'imagination est une faculté du corps. L'ange peut donc connaître les pensées de l'intelligence.
En sens contraire, ce qui est propre à Dieu ne convient pas aux anges. Or, connaître les pensées des cœurs est le propre de Dieu, selon cette parole de Jérémie (Jérémie 17.9) : « Le cœur de l'homme est perverti et impénétrable. Qui le connaîtra ? Moi, le Seigneur, qui scrute les cœurs. »
Réponse
Les pensées des cœurs peuvent être connues de deux manières :
1. D'abord dans leurs effets. De cette façon elles peuvent être connues de l'ange aussi bien que de l'homme ; mais il y faut d'autant plus de pénétration que l'effet est plus caché. Car la pensée peut se révéler non seulement par un acte extérieur, mais encore par un changement d'expression du visage ; les médecins peuvent même connaître certaines affections de l'âme par nos pulsations. À plus forte raison les anges, et même les démons, le pourront-ils, puisqu'ils aperçoivent d'une manière beaucoup plus pénétrante ces modifications corporelles cachées. Aussi S. Augustin dit-il que « les démons discernent avec une extrême facilité les dispositions des hommes, non seulement quand elles sont exprimées par la parole, mais même quand elles sont conçues par l'esprit, et que certains signes venus de l'âme les manifestent dans le corps », bien qu'il dise aussi dans ses Révisions qu’on ne peut expliquer comment cela se fait.
2. On peut connaître encore les pensées selon qu'elles sont dans l'esprit, et les affections selon qu'elles sont dans la volonté. Dieu seul peut connaître de cette manière les pensées des cœurs et les sentiments de la volonté. En effet, la volonté de la créature rationnelle n'est soumise qu'à Dieu, et il est seul, lui qui en est l'objet principal à titre de fin ultime, à pouvoir agir sur elle. Ce qui dépend de la volonté seule, comme ce qui est dans la volonté seule, n'est donc connu que de Dieu. Or, que la pensée d'un homme se porte actuellement sur un objet, cela ne dépend évidemment que de sa volonté ; car celui qui possède l'habitus de la science ou des espèces intelligibles que cet habitus implique, peut en user quand il veut. Aussi S. Paul dit-il (1 Corinthiens 2.11) : « Ce qu'il y a dans l'homme, nul ne le connaît, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui. »
Solutions
1. En cette vie, la pensée d'un homme est cachée aux autres à la fois en raison de l'opacité du corps, et de la volonté qui réserve ses secrets. Le premier obstacle sera supprimé lors de la résurrection, et il n'existe pas pour les anges. Mais le second demeurera après la résurrection, et il existe présentement pour les anges. La qualité spirituelle du ressuscité, cependant, son éclat corporel la manifestera, et c'est ainsi qu'un bienheureux pourra pénétrer jusqu'à l'esprit d'un autre.
2. Même si un ange voit les espèces intelligibles de l'autre, du fait que la plus ou moins grande universalité des espèces est proportionnée à la noblesse des substances, il ne s'ensuit pas que l'on sache comment l'autre use de ces espèces ou quand il les considère effectivement.
3. L'instinct des animaux ne maîtrise pas ses actes, il suit l'impulsion d'une autre cause, corporelle ou spirituelle. Connaissant les choses corporelles et leurs dispositions, les anges peuvent donc, par elles, savoir ce qui est dans l'instinct et dans l'imagination des animaux, et aussi des hommes pour autant qu'en eux l'appétit sensible agit parfois sous une impulsion corporelle, comme cela se produit toujours chez les animaux. Mais il ne s'ensuit pas que les anges connaissent les mouvements de l'appétit sensible et les perceptions de l'imagination de l'homme quand ils ont pour cause la volonté et la raison, puisque la partie inférieure de l'âme participe en quelque manière de la raison. Comme dit Aristote elle est à la raison ce que celui qui obéit est à celui qui commande. De plus, si l'ange connaît ce qui est dans l'appétit sensible et l'imagination des hommes, il ne s'ensuit pas qu'il connaisse ce qui est dans la pensée et la volonté, car l'intelligence et la volonté, bien loin d'être soumises à l'appétit sensible et à l'imagination, peuvent s'en servir de différentes manières.
Objections
1. Il semble que les anges connaissent les mystères de la grâce. Car, entre les mystères, le plus éminent est celui de l'Incarnation. Or les anges l'ont connu dès le commencement. S. Augustin dit en effet : « Ce mystère a été caché en Dieu pendant tous les siècles, mais non sans être connu des principautés et des puissances célestes. » S. Paul dit aussi (1 Timothée 3.16) : « Ce grand mystère de la piété est apparu aux anges. » Les anges connaissent donc les mystères de la grâce.
2. Les raisons de tous les mystères de la grâce sont contenues dans la sagesse divine. Or, les anges voient la sagesse même de Dieu, qui est son essence. Ils connaissent donc les mystères de la grâce.
3. Denys dit que les prophètes sont instruits par les anges. Or, les prophètes ont connu les mystères de la grâce, car il est dit dans Amos (Amos 3.7) : « Le Seigneur ne fait rien sans en révéler le secret à ses serviteurs les prophètes. » Les anges connaissent donc les mystères de la grâce.
En sens contraire, nul n'apprend ce qu'il connaît déjà. Or les anges, même les plus élevés, cherchent à connaître les mystères de la grâce et les apprennent. Denys dit en effet que l'Écriture nous montre « quelques-unes de ces essences célestes interrogeant Jésus lui-même et apprenant de lui ce qu'il a fait pour nous, et Jésus les enseignant sans intermédiaire », comme on le voit dans Isaïe (Esaïe 63.1), où les anges demandent : « Qui est donc celui-ci, qui vient d'Edom ? » et où Jésus leur répond : « Moi, qui annonce la justice. » Les anges ne connaissent donc pas les mystères de la grâce.
Réponse
Il y a chez les anges deux sortes de connaissances : D'abord, une connaissance naturelle, selon laquelle ils connaissent les choses soit par leur essence, soit par des espèces innées. Les anges ne peuvent connaître de cette manière les mystères de la grâce. Ces mystères dépendent de la pure volonté de Dieu, et si un ange ne peut connaître les pensées d'un autre ange quand elles dépendent de sa volonté, il peut encore moins connaître ce qui dépend de la seule volonté divine. C'est le raisonnement que tient S. Paul (1 Corinthiens 2.11) : « Ce qu'il y a dans l'homme, nul ne le connaît, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui ; de même ce qui est en Dieu, nul ne le connaît, sinon l'Esprit de Dieu. »
L'autre connaissance des anges est celle qui les rend bienheureux, et par laquelle ils voient le Verbe et les choses dans le Verbe. Cette vision leur fait connaître les mystères de la grâce, non dans leur totalité ni à tous également, mais selon qu'il a plu à Dieu de les leur révéler, comme le dit l'Apôtre (1 Corinthiens 2.10) : « Dieu nous a révélé ces choses par son Esprit. » Ainsi cependant, les anges supérieurs, qui contemplent d'un regard plus pénétrant la sagesse divine, connaissent dans la vision même de Dieu des mystères plus nombreux et plus profonds, qu'ils manifestent aux anges inférieurs en les illuminant. Et même parmi les mystères, il en est qu'ils ont connus dès leur création, et d'autres dont ils ne sont instruits que dans la suite, selon les exigences de leur mission.
Solutions
1. On peut parler du mystère de l'Incarnation de deux façons. En un sens général, il a été révélé à tous les anges dès le principe de leur béatitude ; car ce mystère est le principe général auquel tous leurs offices sont ordonnés, comme le dit S. Paul (Hébreux 1.14) : « Tous sont des esprits en service, envoyés comme serviteurs pour le bien de ceux qui doivent recevoir l'héritage du salut. » Or, ce salut s'opère par le mystère de l'Incarnation : il fallait donc que tous les anges en fussent instruits d'une manière générale dès le début.
Nous pouvons aussi considérer les conditions spéciales de la réalisation des mystères. En ce sens, il n'est pas vrai que tous les anges aient été instruits de tout dès le début ; et même les anges supérieurs ont par la suite appris certaines choses à ce sujet, comme en fait foi le passage de Denys que nous avons cité.
2. Bien que les anges bienheureux contemplent la sagesse divine, ils ne la comprennent pas totalement. Il n'est donc pas nécessaire qu'ils connaissent tout ce qui s'y cache.
3. Tout ce que les prophètes ont connu par révélation divine du mystère de la grâce a été révélé de façon bien plus excellente encore aux anges. Mais, quoique Dieu ait révélé d'une manière générale aux prophètes ce qu'il devait accomplir pour le salut du genre humain, les Apôtres ont connu à ce sujet des précisions que les prophètes n'avaient pas connues. C'est ce que dit S. Paul aux Éphésiens (Ephésiens 3.4) : « En me lisant, vous pouvez voir l'intelligence que j'ai du mystère du Christ, qui n'a pas été dévoilé aux autres générations aussi clairement qu'il a été révélé maintenant à ses saints Apôtres. » D'ailleurs, même parmi les prophètes, les derniers ont connu des choses qui n'avaient pas été connues des premiers selon cette parole du Psaume (Psaumes 119.100) : « J'ai plus d'intelligence que les vieillards. » Et S. Grégoire dit que la connaissance des choses divines a progressé à travers les siècles.