Nous pouvons partager les opinions qui se sont produites sur ce point en interprétations naturalistes et supranaturalistes. Selon les premières, il n’y aurait aucune révélation divine à l’origine du document génésiaque, qui serait le produit pur et simple de l’imagination (explication mythologique), ou du raisonnement de l’homme (explication rationaliste).
La plus célèbre des interprétations mythologiques du récit de la création est celle de, Herder († 1803), qui n’a voulu y voir qu’une projection à l’origine du monde des drames successifs du lever du jour. — Voici la traduction aussi littérale que possible de ce passage :
« Le monde a pris naissance de la même manière que chaque matin se renouvelle sous nos yeux jusqu’à aujourd’hui. Quiconque s’est trouvé sur les sommets avant le lever du jour, alors que fumaient encore les vallées, a vu d’abord les brouillards flotter sur les eaux ; puis, avant que la première lueur perçât l’Orient, il a aperçu la scission des masses vaporeuses ; la terre et le ciel se sont séparés l’un de l’autre, les eaux bleues se sont abaissées, la verdure de la terre s’est élevée ; puis le soleil a atteint l’horizon ; dans les ondes qui scintillent se jouent les poissons ; haut dans les nues, les oiseaux volètent ; puis s’éveillent les animaux sur la terre ; et l’homme enfin sort de sa cabane pour saluer la lumière nouvelle. »
Séduisante évocation jusqu’à l’avènement sur la scène des poissons qui troublent la symétrie ; et puis, je remarque que l’homme de Herder se lève bien tard.
L’interprétation que nous appelons rationaliste, et qui fait dériver le récit génésiaque de la réflexion sur les faits observés dans la nature, est représentée aujourd’hui par Dillmann, Reuss, Wellhausen, etc. « Toutes les cosmogonies sont nées, selon Dillmann, du penchant irrésistible de l’esprit humain, une fois son premier degré de maturité atteint, à s’élancer au-delà du monde des apparences, pour en rechercher les premiers principes et les causes, et à former une conception complète de l’univers ; et les ressemblances que ces cosmogonies présentent, malgré la distance des temps et des lieux, s’expliquent plutôt par l’analogie des suppositions dont elles sont parties, que par des emprunts directs qu’elles se seraient faites les unes aux autres… Mais les éléments sur lesquels se sont construites les théories populaires de la formation du monde sont de deux sortes, savoir une certaine somme de connaissances expérimentales des phénomènes naturels, et les idées des peuples sur la divinité.
Quant au premier facteur, il est reconnu que la plus haute antiquité tout entière n’avait qu’une connaissance très imparfaite et très incomplète de l’univers, et que ces notions furent à peu près les mêmes chez tous les peuples civilisés. Ni les dimensions, ni la vraie forme ne leur en étaient connues. Ils ne jugeaient des faits qui se passent sur la terre et en dehors d’elle que par les effets produits sur leurs sens, et ces effets étaient toujours les mêmes. La terre leur apparaissait comme un disque, le ciel comme une voûte au-dessus d’elle, les étoiles comme des flambeaux attachés à cette voûte et les phénomènes atmosphériques comme des forces et des matières accumulées derrière cette voûte pour être mus, à partir de là, par intervalles…
Que dans cet univers, si imparfaite qu’en fût la notion, une chose sert à l’autre et figure à son rang dans la série : c’est ce que l’expérience et la réflexion avaient dès longtemps révélé aux hommes. L’eau et la terre sont la condition d’existence des plantes ; celles-ci à leur tour des animaux, et les animaux, de l’homme. L’homme était jugé supérieur à l’animal, comme l’animal à la plante. La parenté même de l’homme avec Dieu était une donnée qui résultait facilement de la réflexion sur les faits…
Mais l’autre facteur, la conscience religieuse des peuples, eut aussi une influence décisive sur la formation des cosmogonies. Selon que les idées sur la divinité étaient plus ou moins élevées ou plus ou moins spiritualisées, la forme de la cosmogonie variait ; et lorsque la divinité fut morcelée en une multitude de divinités distinctes, les dieux devant entrer en part dans la genèse du monde, ces cosmogonies devinrent des théogoniesa. »
a – Genesis, Préliminaires.
Nous avons à objecter tout de suite à cette interprétation que quelques-uns des traits les plus frappants du récit, la division en six jours, l’apparition de la lumière, la germination et la croissance des plantes avant le soleil, étant étrangers à l’observation immédiate des phénomènes, supposent un travail de réflexion déterminé par un plan préconçu. C’est ce qu’ont admis MM. Reuss et Wellhausen.
Selon M. Reuss, le cadre des six jours de la création serait un anthropomorphisme, pas plus grossier que tant d’autres, que l’auteur aurait emprunté aux mœurs de son peuple chez qui existaient la semaine et le sabbat, et choisi « pour faire passer sous les yeux du lecteur toutes les parties de cette œuvre immense, et faire ressortir surtout la grande et féconde idée de la gradation qui s’y manifesteb ». L’ordre même de succession de ces huit œuvres réparties dans six journées serait déterminé par l’opposition des produits mobiles de la création (astres, animaux terrestres et aquatiques, homme), aux produits stationnaires des trois premières journées.
b – Bible, tome I, pages 273 et sq.
Cette interprétation, dont nous reconnaissons qu’elle est fort spécieuse, soulève deux difficultés qui lui sont propres. Car, tout d’abord, elle ne rend compte de la division du récit génésiaque en six journées que pour laisser inexpliquée l’institution du sabbat hebdomadaire dans le peuple d’Israëlc. Il nous a toujours paru d’ailleurs que si l’auteur élohiste de Genèse 1.1 à 2.4, avait eu la visée qu’on lui prête, de donner une consécration nouvelle à l’institution du sabbat, il aurait marqué cette intention en des termes bien plus explicites que ceux que nous lisons : Genèse 2.3.
c – Il ne sera pas inutile de noter ici que, d’après Schrader, la division de l’œuvre créatrice en six journées n’a été, jusqu’ici du moins, retrouvée nulle part ailleurs que dans la Genèse hébraïque. Die Keilinschriften und das Alte Test., page 18. Et à supposer même, ce qui est très probable, que la Genèse chaldéenne ait présenté ce caractère, l’exception agrandie n’en resterait pas moins un fait spécial aux races sémitiques.
De plus, la raison de la symétrie découverte par M. Reuss entre les deux ternaires de l’œuvre des six jours, supposerait que les astres sont des êtres mobiles. Or M. Reuss vient de déclarer dans la même page que d’après l’Ancien Testament. « les étoiles sont fixées à la voûte du firmament d’une manière solide et invariable (page 279) ». Il est vrai que les astres se meuvent « pour l’œil de l’homme » (page 280) ; mais du moment qu’on prétend rendre compte des raisonnements de l’auteur, on n’a pas le droit de lui prêter à la fois deux intuitions contraires, celles que les astres sont des êtres mobiles et que ce sont des clous plantés dans le firmament.
L’explication tentée par Wellhausen du récit génésiaque nous a paru, en revanche, au point de vue même qui nous occupe, beaucoup moins plausible que celle de M. Reuss. Etant donné le chaos, tel qu’il est décrit au v. 2, tout le reste du tableau devait, selon Wellhausen, s’en déduire par un procédé de réflexion, par une construction systématique facile à reproduire après coup. L’auteur fut donc naturellement amené à faire apparaître « le grand avant le petit, les éléments fondamentaux avant les accessoires, l’eau avant les poissons, le ciel avant les oiseaux du ciel, les continents et les plantes avant les animaux. »
Ce qui aurait dû faire soupçonner au critique qu’il n’était peut-être pas si facile de déduire la série des six journées de la création de la donnée du chaos primitif, c’est que l’auteur de la Genèse hébraïque est, à notre connaissance, le seul dans l’antiquité qui l’ait fait.
Quant à la symétrie qui préside à l’agencement général du tableau génésiaque et qui domine les divers nombres, 3, 7, 10, tous sacrés, qui y figurent, on n’en pourrait tirer un argument contre l’historicité du récit que s’il était prouvé que cette symétrie n’a pas pu présider à l’œuvre elle-même. Suspectera-t-on l’authenticité des paroles de Christ sur la croix parce qu’elles sont marquées du nombre sept ? Nous avons la faiblesse de croire que Dieu est un Dieu d’ordre dans ses actes comme dans ses paroles.
Les explications naturalistes, soit qu’elles dérivent la cosmogonie biblique de l’imagination ou du raisonnement de l’homme, qu’elles en fassent une mythologie ou une philosophie, sont insuffisantes à rendre compte des deux caractères qui distinguent ce monument de toutes les autres cosmogonies de l’antiquité, et que nous appellerons l’optimisme et le monisme.
Ce n’est ni l’observation de la nature actuelle travaillée par deux forces contraires, l’une bienfaisante, l’autre malfaisante, ni la réflexion sur les phénomènes qui s’y passent et s’y combattent, qui eût pu faire naître chez aucun peuple ni chez aucun sage la croyance à l’excellence de l’œuvre primitive de Dieu. Or l’intention évidente, selon nous, du refrain qui coupe à diverses reprises le récit génésiaque : Dieu vit que cela était bon, était d’opposer à la chute subséquente l’excellence primitive de l’œuvre divined.
d – La critique prétend que l’auteur élohiste ne connaissait pas la chute racontée par le jéhoviste, chap. 3. Comme le passage Genèse 2.4, est manifestement le point de suture du document élohiste qui finit et du document jéhoviste qui commence, il est en tout cas bien téméraire de décider ce que la partie du premier document, retranchée par le dernier rédacteur, contenait ou ne contenait pas.
En second lieu, le monothéisme rigoureux qui domine l’ensemble et les plus infimes détails de cette composition, et qui en a écarté, avec une sorte de sollicitude anxieuse, toute mention imprudente de créatures supérieures à l’homme, la brièveté même d’un langage qui se possède comme le créateur possède son œuvre, condamne absolument toute explication mythologique du document génésiaque, comme ayant besoin elle-même d’être expliquée. La Genèse chaldéenne elle-même, qui présente tant d’analogies frappantes avec la Genèse hébraïque, est déjà une théogonie polythéiste. Ici, toute existence finie, depuis l’astre jusqu’à l’insecte, apparaît comme le docile effet du verbe divin.
Cette intention rigoureusement monothéiste de l’auteur élohiste se marque en particulier dans la façon dont il introduit les astres sur la scène du monde (v. 14 et sq.) : « pour séparer le jour et la nuit, et qu’ils servent de signes et qu’ils fassent les époques et les jours et années » (Version de la Bible annotée) ; c’est-à-dire : pour servir l’homme et non pas pour être servis par lui.
Les explications supranaturalistes qui reconnaissent une révélation à l’origine de la cosmogonie biblique, peuvent se subdiviser à leur tour en supranaturaliste exclusive et supranaturaliste mixte.
L’explication supranaturaliste exclusive est celle selon laquelle le récit du chap. 1 de la Genèse serait le résultat d’une communication immédiate faite par Dieu à l’esprit de l’auteur, soit par voie d’inspiration, soit sous la forme d’une vision qui aurait fait passer devant les regards du prophète dans six tableaux successifs les scènes absolument ignorées jusqu’alors des origines du monde.
Cette théorie est généralement abandonnée aujourd’hui ; elle se heurte à l’objection naissant des similitudes et des coïncidences parfois étonnantes, malgré les contrastes qui s’y mêlent, que la cosmogonie hébraïque présente avec celles d’un grand nombre d’autres peuples depuis l’Etrurie jusqu’à la Chaldéee.
e – Voir un résumé de ces cosmogonies et théogonies dans Dillmann, Genesis, Préliminaires. — Bible annotée, La Bible et les découvertes modernes en Palestine, en Egypte et en Assyrie, par Vigouroux, 4e édition, tome I, pages 117-189. — Sur la Genèse chaldéenne spécialement, Schrader, Die Keilinschriften und das Alte Testament.
La conclusion à laquelle nous sommes poussé par l’insuffisance des explications précédentes, est qu’une tradition a précédé la rédaction du document génésiaque, tradition dont l’origine première n’a pu être qu’une révélation primitive se perpétuant dans les croyances religieuses des peuples, recevant durant son long cours des infiltrations panthéistes ou polythéistes plus ou moins denses, mais rectifiée et purifiée de tous ces éléments étrangers en traversant le sol réservé des révélations particulières faites à Abraham et à sa race jusqu’à Moïse. Nous n’excluons point ici la supposition d’une vision qui aurait reproduit aux regards de l’auteur sacré les scènes diverses qu’il raconte, tout en rectifiant, précisant et complétant sous cette forme la donnée traditionnelle dont il était l’interprète.