Le comte de Zinzendorf

7
(1744-1755)

7.1 – Travaux d’organisation. Les tropes de l’Unité.

Zinzendorf arrivait à Marienborn avec l’intention de s’y fixer ; aussi y groupa-t-il autour de lui toute sa famille, jusqu’alors souvent dispersée ; la communauté des pèlerins s’y réunit aussi peu à peu, et le comte prit les arrangements nécessaires pour un établissement durable. Ce fut alors aussi qu’il accepta expressément les pleins pouvoirs qui lui avaient été conférés peu de mois auparavant, et qu’il exerça dans toute leur étendue les fonctions de serviteur plénipotentiaire (Vollmæchtiger Diener) de l’église des Frères : tel était le nom de sa nouvelle charge.

« A dater de cette époque, » dit Spangenberg, « ce fut dans sa maison que se concentrèrent toutes les affaires de l’Unité. Il avait la présidence des synodes, et, dans l’intervalle de l’un à l’autre, c’était chez lui qu’avaient lieu les conférences où se traitaient toutes les affaires de l’église. C’était dans sa maison que l’on instruisait et préparait les Frères et les sœurs qui devaient aller, soit chez les païens, soit ailleurs, pour le service de l’Évangile, ou qui devaient remplir quelque fonction dans une communauté ou dans un établissement. A leur retour ou à leur sortie de fonctions, ils séjournaient encore dans sa maison jusqu’à ce qu’ils fussent chargés de quelque nouvelle occupation. On le considérait aussi comme chargé de composer ou de faire composer tous les écrits qui devaient être publiés au nom de l’Unité ; enfin, au nombre des devoirs de sa charge se trouvait la correspondance avec tous les pèlerins, toutes les communautés et tous les chœurs. »

A côté de cette direction générale dont il avait maintenant toute la responsabilité, il continuait à exercer au milieu de la communauté dans laquelle il se trouvait ces fonctions de pasteur et de prédicateur qui lui tenaient à cœur plus que toutes les autres.

Pour se rendre possible l’accomplissement d’une tâche aussi étendue et aussi multiple, Zinzendorf s’entoura d’aides, choisis soit dans sa famille qu’il regardait comme consacrée tout entière, aussi bien que lui-même, au service de l’église, soit parmi d’autres personnes d’un dévouement également éprouvé. La comtesse resta chargée de l’administration du ménage. L’affluence immense de pèlerins et d’hôtes de toute sorte, qui faisait de la maison un véritable caravansérail, donnait à ce département une importance considérable. Sa fille Bénigna fut nommée directrice des sœurs dans la communauté de Herrnhaag. Peu auparavant, son fils Chrétien-René avait été consacré à la charge de co-ancien des Frères-garçons de toutes les communautés. Jean Langguth (qui s’appellera dorénavant Jean de Watteville) fut bientôt choisi par le synode pour l’importante fonction de coadjuteur du comte. Enfin, la direction générale des chœurs de femmes était confiée à trois Anciennes.

Un des premiers soins du comte à son retour à Marienborn fut d’y réunir un synode, afin de lui soumettre un projet d’organisation dont l’opportunité lui avait été démontrée par les dernières complications survenues dans l’église des Frères. Voici quelle était la pensée qui le préoccupait :

« Il avait remarqué, » dit Spangenberg, « une différence assez notable entre les membres de la communauté des Frères, différence résultant de la diversité d’éducation religieuse. Les moraves, en effet, aiment à s’en tenir à la Bible ; on n’a qu’à consulter leur ancien recueil de cantiques pour voir qu’ils s’attachent autant que possible aux textes mêmes de l’Écriture ; en outre, la doctrine de l’église, de sa constitution et de sa discipline leur est si chère, qu’ils y tiennent plus qu’à leur vie. Quant aux réformés, ils s’attachent à être fort exacts en toutes choses et sont d’ordinaire très scrupuleux et très prudents ; sous leur direction, on risque plutôt de devenir trop timide et trop anxieux que trop libre et trop hardi. Les luthériens, enfin, lorsqu’ils parlent de la grâce de Dieu en Christ et de la foi en Lui, s’énoncent d’ordinaire avec tant de liberté, qu’on pourrait leur reprocher d’en dire trop : à l’inverse des réformés, ils risqueront plutôt d’être trop hardis que trop timides.

Or, ce que désirait le comte, c’était que chacun conservât son caractère particulier sans se mouler sur autrui. Et cela pouvait fort bien se concilier avec la qualité de membre de la communauté des Frères. Voulant donc que chaque frère restât dans sa religion et que chacun pût sortir librement de la communauté, si jamais il le désirait, le comte lut au synode, d’un bout à l’autre, le catalogue de tous les anciens, prédicateurs et serviteurs qui se trouvaient dans toutes les communautés, missions et autres établissements des Frères, et voulut savoir à quelle religion chacun d’eux appartenait. On décida ensuite que chacun — qu’il fût luthérien, réformé ou morave — resterait fidèle à son tropos pædias (mode d’éducation) et que chacune de ces trois grandes divisions aurait son évêque ou antistes particulier.

Les Frères de l’église morave avaient déjà leurs évêques. Pour le trope réformé, on choisit Frédéric de Watteville. Voulant pourvoir aussi les luthériens d’un évêque, on offrit cette charge à M. G. J. Conradi, surintendant général des duchés de Schleswig et de Holstein.

Tels sont les divers tropes de l’Unité. Le comte y tenait beaucoup et n’aurait pas voulu les voir abolis, car il trouvait à cette diversité une beauté particulière. Il ne faut pas se représenter qu’il y ait eu quelque différence entre les Frères dans les sujets qui intéressent le cœur ou la foi agissante par la charité ; car, dans ces choses-là, toutes les âmes qui s’attachent au Sauveur ne peuvent guère avoir qu’un même sentiment. Non, les différences, comme nous l’avons dit, n’avaient trait qu’à l’expression et à la méthode. »

C’est à Zinzendorf seul que revient l’honneur de cette mesure, qui témoigne de son génie pratique, aussi bien que de sa largeur d’esprit et de l’élévation de son point de vue religieux. Les Frères ne goûtèrent pas d’abord cette idée : ils auraient préféré identifier leur communauté avec l’église morave, et ce ne fut pas sans peine que le comte parvint à les en dissuader.

C’est ainsi que les Frères, groupés en trois divisions autour des trois confessions de foi morave, luthérienne et réformée, et unis cependant en un seul corps et en un seul esprit, justifièrent leur ancien nom d’Unité des Frères, sous lequel ils se désignèrent dès lors le plus communément. Zinzendorf, tout en se rangeant dans le trope luthérien pour lequel il ne dissimulait pas sa préférence, se considéra comme serviteur, non d’un trope en particulier, mais de l’Unité tout entière. Il prit dès lors le titre d’Ordinarius Unitatis Fratrum, et le conserva jusqu’à sa mort. Le sens de cette qualification, qui a quelquefois embarrassé ses biographes, s’explique par le Droit canon : on appelle Ordinarius l’évêque diocésain par opposition aux évêques titulaires et suffragants en tant qu’il est le centre de l’autorité ecclésiastique dans le diocèse et qu’il l’exerce jure proprio, et non en vertu d’une délégation. Dans le cas particulier ce titre exprimait la différence qu’il y avait entre l’évêque général de l’Unité et les évêques de chaque trope.

Quant à son titre de comte, auquel il avait publiquement renoncé pendant son séjour à Philadelphie, on se rappelle qu’il avait manifesté alors l’intention de le déposer d’une manière encore plus officielle à son retour en Allemagne. Il se rendit à cet effet à Wetzlar, peu après la clôture du synode, et exposa son dessein au comte de Virmond, membre de la chambre impériale. Celui-ci chercha à l’en détourner en lui représentant toutes les difficultés et tous les inconvénients que cette démarche entraînerait nécessairement et en particulier l’inextricable confusion qui surviendrait dans le cas où son exemple trouverait des imitateurs. Zinzendorf se rendit à ces raisons, et l’affaire en resta là.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant