Parvenu à l’âge de cent-quarante-sept ans et sentant approcher sa fin, Jacob bénit d’abord les deux fils de Joseph, Manassé et Ephraïm, et leur attribue dans son héritage la même part qu’à ses propres fils. Puis il fait venir ses douze fils et leur annonce ce que l’avenir apportera à leurs descendants. Tout son discours est une prophétie. Platon l’a dit : les paroles des mourants sont souvent prophétiques. Quand surtout ce sont des parents pieux qui vont mourir, l’Esprit de Dieu parle à leurs enfants par leur bouche. Il accepte leur prière pour les leurs et confirme leurs paroles de bénédiction. Leurs dernières paroles doivent donc être sacrées pour nous.
Les patriarches savaient ce que c’était que la dignité paternelle et croyaient à la position que Dieu leur avait conférée. Jacob mourant se remet à l’Esprit divin et prononce les paroles qu’il lui donne et pas d’autres. Sa foi s’élève à une hauteur plus qu’ordinaire : il parle de choses à venir comme si elles étaient déjà présentes. Il s’attache au Dieu invisible, comme s’il le voyait, et il tient ce que Dieu a promis de faire pour aussi certain que ce qu’il a déjà fait. Les croyants des anciens âges s’élèvent ainsi en témoignage contre les chrétiens dégénérés d’aujourd’hui, pour qui le visible seul est réel, et l’invisible n’a qu’une existence imaginaire.
Le patriarche aveugle, contrairement à ce qu’attendait Joseph, met sa main droite sur la tête d’Ephraïm, le cadet, et la gauche sur la tête de Manassé, l’aîné de ses fils. Il ne le fait ni par inadvertance, ni par caprice, mais par une direction de l’Esprit de Dieu ; car Ephraïm était destiné à devenir un plus grand peuple que Manassé (comp. Deutéronome 33.17, où Moïse parle des dix mille d’Ephraïm et seulement des mille de Manassé). « C’est par la foi que Jacob bénit les deux fils de Joseph » (Hébreux 11.21). En s’exprimant ainsi, l’apôtre rapproche cette bénédiction de celle donnée par Isaac à Esaü et à Jacob et nous donne à entendre que, dans cette transmission de la part du fils aîné de Manassé à Ephraïm, se reproduit le même mystère exprimé déjà dans celle du droit d’aînesse d’Esaü à Jacob et d’Ismaël à Isaac.
Jacob, entouré de tous ses fils, contemple et annonce les destinées futures des douze tribus. Son regard prophétique plonge jusque dans la fin des temps. Il s’adresse d’abord aux six fils de Léa, en suivant l’ordre de l’âge (sauf pour Zabulon, qu’il met avant Issacar). Suivent les quatre fils des servantes ; enfin, les fils de Rachel, Joseph et Benjamin.
Ruben et ses puînés, Siméon et Lévi, entendent des paroles sévères. Ruben s’était, par son crime, rendu indigne de son rang. « Tu es mon premier-né, ma force et les prémices de ma vigueur. Impétueux comme les eaux, tu n’auras pas la prééminence. » Siméon et Lévi ont, par leur cruelle vengeance à Sichem, perdu le droit de prendre sa place et d’hériter la bénédiction suprême. « Maudite soit leur colère, car elle est violente ; et leur fureur, car elle a été roide ! » Juda dut trembler, quand vint son tour ; car lui aussi avait pris part à la vente de Joseph, et il venait de commettre une action honteuse (chap. 37). La prophétie qui le concerne est tout autre qu’on ne l’eût attendu : « Tes frères te loueront.… Le sceptre ne sortira point de Juda, ni le bâton du commandement d’entre ses pieds. » La domination lui est donc promise ; la bénédiction, refusée aux trois aînés, passe au quatrième. C’est là un acte de la libre grâce de Dieu, qui a compassion de qui il veut. Juda n’a rien mérité. Ce qui lui échoit, ce ne sont pas seulement des biens terrestres, c’est la bénédiction du royaume des cieux. Sem l’avait reçue le premier ; puis, après la séparation des peuples, Abraham avait été choisi. Enfin cette bénédiction passe d’Abraham à Isaac, d’Isaac à Jacob et de Jacob à Juda. L’Esprit prophétique désigne celui-ci comme le lion qui triomphe de ses ennemis, et il le voit, après le combat, en paisible possession d’un sceptre qui ne lui sera pas ôté. C’est en la personne de David que cette prophétie se réalise tout d’abord. Sorti de la pauvreté, il finit par exercer une royauté incontestée, et Dieu lui dit : « Ta maison et ton règne subsisteront à toujours » (2 Samuel 7.1-16). Mais David n’est que le type d’un plus grand, qui est à la fois son Seigneur et son fils. Ce qui n’est qu’imparfaitement accompli en lui, l’est parfaitement en Jésus. La dignité royale promise à la tribu de Juda ne se déploie pleinement qu’en lui.
« Le sceptre ne sortira pas de Juda, jusqu’à ce que le Silo vienne. » Cela ne signifie pas qu’avec l’apparition du Messie Juda doive perdre sa dignité royale ; car ce personnage appartiendra à cette tribu même, et, comme sa royauté ne finira pas, c’est lui précisément qui rendra éternelle la domination de Juda. Si le règne de Juda a cessé sur la terre, c’est la preuve qu’il subsiste ailleurs, dans le ciel, que par conséquent le Christ est déjà venu, et que Jésus, qui est de la race de David et de la tribu de Juda, est bien le Roi-Messie. C’est lui qui est ce héros vers lequel sont tournés les désirs des peuples. Le nom que Jacob lui donne est en hébreu Silo, « le Prince de paix ; » ce nom a le même sens que celui de Salomon. Il est le Roi pacificateur que chante le Psaume 72 et qu’annonce Esaïe (Ésaïe 9.5-6) ; c’est à sa naissance que les anges ont annoncé la paix à la terre ; c’est lui qui donne dès maintenant aux siens la paix comme leur trésor le plus précieux ; c’est lui qui, à son retour, l’établira sur la terre (Ésaïe 2.4). Voilà pourquoi il est le Désiré des peuples et c’est après sa venue que soupire l’Eglise. Son peuple d’Israël, dispersé, le désire sans le connaître. C’est vers lui que tendent, sans le savoir, les aspirations des païens, encore assis dans l’ombre de la mort. C’est lui qu’appelle le soupir de la création ; car, quand il viendra, elle aussi sera délivrée de la servitude de la corruption. Plus les temps avancent, plus les souffrances de tous genres abondent, plus grandit cette aspiration de l’humanité au règne de la paix qu’établira seule la venue du Prince de la paix ; les efforts des hommes ne peuvent amener ce règne ; mais lui nous l’apportera certainement.
Ce n’est pas seulement la prophétie du Silo qui est messianique : tout ce qui est dit de Juda s’applique à Christ dans un sens plus élevé. Lorsque Jean voit le trône de Dieu et dans la main de Celui qui y est assis un livre scellé, il pleure de ce que personne, ni au ciel, ni sur la terre, ni sous la terre, n’a été trouvé digne de l’ouvrir. Mais l’un des vingt-quatre vieillards, qui entourent le trône, lui dit : « Ne pleure pas ; voici le Lion de la tribu de Juda, la racine de David, a vaincu pour ouvrir le livre et pour en briser les sept sceaux » (Apocalypse 5.1-6). Israël parle donc du Christ, lorsqu’il dit : « Tu reviens du carnage, mon fils ! Juda est un jeune lion ; qui le fera lever ? » Et comment Christ a-t-il vaincu ? « Il ploie les genoux, il se couche comme un lion. » Là est le secret de sa victoire : il a ployé les genoux ; c’est par la patience, l’obéissance jusqu’à la mort, c’est en se prosternant dans la poussière à Gethsémané, qu’il a triomphé. Il est demeuré vainqueur en s’immolant lui-même comme un agneau. Il a été couronné à cause de ses souffrances, dont celles de David n’étaient qu’une faible image (Philippiens 2.9-11).
« Il attache à la vigne son ânon et au cep excellent le petit de son ânesse. » L’Esprit prophétique nous dépeint sous cette image la paix du règne messianique. Quand le temps sera là, où le Fils aura obtenu du Père le triomphe paisible sur tous ses ennemis, alors il régnera et, nouveau Salomon, rendra heureux tous ses sujets. Chacun d’eux habitera sous sa vigne et sous son figuier. Le fruit du cep exquis est l’image de la joie céleste dont le Saint-Esprit remplira leurs cœurs et dont l’allégresse du jour des Rameaux est un prélude (Zacharie 9.9).
« Il a lavé son vêtement dans le vin et son manteau dans le sang des raisins. » Une antique interprétation voit dans ces mots aussi une prophétie des souffrances du Seigneur. Le vêtement qu’il a pris, c’est son humanité ; il a échangé la pourpre de sa gloire céleste contre les haillons de la nature humaine. Il n’y a point de péché en lui ; il n’avait donc pas besoin personnellement d’être lavé. Mais il a revêtu la nature humaine dans laquelle et par laquelle ont été commis tous les péchés de tous les pécheurs, « L’Eternel a fait venir sur lui l’iniquité de nous tous » (Ésaïe 53.6). Toutes nos souillures se sont attachées à lui, notre représentant et notre Chef. Le péché du monde a été jugé en lui. C’est pourquoi son vêlement a eu besoin d’être lavé, et il n’a pu l’être que dans son propre sang. Et maintenant, par son obéissance, par sa sainteté réalisée dans notre chair, par son sacrifice parfait, notre nature humaine est délivrée de la malédiction et entièrement purifiée de toute tache. En ressuscitant, il l’a présentée innocente et pure à son Père ; et nous, qui sommes en lui par la foi, nous sommes purs à cause de lui. Il nous a lavés de nos péchés par son sang (Apocalypse 1.6).
Les derniers mots concernant Juda sont exactement traduits : « Ses yeux sont rougis par le vin, et ses dénis sont blanches de lait. » Pris à la lettre, ils lui promettent la prospérité matérielle dans la terre promise. Mais les biens terrestres sont eux-mêmes le symbole de biens supérieurs. La joie dont il est question ici et ailleurs (Psaumes 36.9), c’est celle dont le Saint-Esprit remplissait les disciples à la Pentecôte, alors que les moqueurs disaient : « Ils sont pleins de vin doux, » — celle qui exaltait les martyrs et leur donnait la force de mépriser les tortures de la mort, « Ses yeux sont rouges de vin : » une sainte joie doit briller sur le visage de ceux qui appartiennent à Christ. « Ses dents sont blanches de lait : » l’innocence, la pureté de Christ doit paraître dans les enfants de Dieu.
Les paroles de Jacob touchant Zabulon et Issacar. Dan et Nephtali, Gad et Asser, se sont aussi réalisées dans l’histoire de ces tribus et dans la position qu’elles ont occupée dans la terre promise. Zabulon eut son territoire au bord de la mer ; Issacar fut asservi à ses riches voisins, les marchands de Tyr et de Sidon. Comme David résume en lui le caractère de la tribu de Juda, de même celui de la tribu de Dan est incarné dans Samson, qui lutte contre la puissance supérieure des Philistins avec l’audace et la ruse du serpent. Le nom même de Dan — le « juge » — fait déjà allusion à ces destinées futures.
C’est aux paroles sur Dan que se rattache la prière du patriarche mourant : « O Eternel ! j’ai attendu ton salut. » Ni les exploits du juge qui doit naître de la tribu de Dan, ni la délivrance momentanée dont il sera l’instrument, ne peuvent satisfaire les désirs du vieillard : il attend le salut que le Seigneur lui-même doit réaliser dans sa fidélité, la vie qui triomphe de la mort, le royaume éternel.
Notre connaissance de l’histoire d’Israël est trop incomplète pour que nous puissions prouver dans le détail l’accomplissement littéral de la prophétie en ce qui concerne Gad, Asser et Nephtali ; mais nous n’en doutons pas.
En se tournant ensuite vers Joseph, Jacob se répand en paroles de tendresse pour ce fils, qui ne lui avait jamais fait de peine, et qui était devenu le bienfaiteur de tous les siens. Il ne lui promet pas la dignité royale ; mais il le désigne comme le nazaréen — comme tout spécialement consacré à Dieu — entre ses frères (voir la loi du naziréat, donnée plus tard, Nomb. ch. 6). Joseph avait été dès l’enfance consacré à Dieu. L’Esprit de Dieu s’était de bonne heure révélé en lui ; il avait été fidèle, et la souffrance l’avait purifié. Le patriarche rend en bénédictions aux descendants de Joseph le bien qu’il avait fait à son père. Quiconque honore ses parents, sera en retour béni dans ses enfants. Ces promesses s’accomplirent quand Ephraïm devint un Etat puissant, dans lequel parut le plus grand des prophètes après Moïse, Elie. Les dix-tribus, Ephraïm à leur tête, bien que leur nom ait pour le moment disparu, ont encore une promesse ; et l’avenir qui leur est réservé, elles le doivent surtout à Joseph, l’ancêtre de deux d’entre elles, auquel il a été dit : « Le Dieu de ton père t’aidera, et le Tout-Puissant te comblera de bénédictions ; les bénédictions de ton père surpassent celles de mes pères ; elles seront sur la tête de Joseph, sur le sommet de la tête de celui qui est nazaréen entre ses frères. »
« Benjamin est on loup qui déchire ; au matin il dévore la proie, et sur le soir il partage le butin. » Le descendant de Benjamin en qui ces paroles se sont accomplies, c’est Saül, le premier roi, qui, par la force de Dieu, brisa le joug des Ammonites et des Philistins (1 Samuel 14.47-48). Mais ce caractère de la tribu de Benjamin se révèle encore, d’une manière spirituelle cette fois, dans un autre Saul, celui qui, au matin de sa vie, poursuivait les brebis de Jésus-Christ comme un loup dévorant, mais qui, vers le soir, combattait pour lui, lui gagnait plus de butin et distribuait plus de biens célestes que tous les autres apôtres.
La prophétie embrasse les destinées des descendants de Jacob selon la chair. Mais il y a aussi un Israël selon l’Esprit, un peuple de la nouvelle alliance, dont toute l’histoire est l’antitype de celle de l’Israël de l’ancienne alliance. L’Eglise s’applique avec raison à elle-même, dans ses luttes et ses épreuves, les consolations que les prophètes ont données au peuple de Dieu ; car Christ est le véritable Israël, qui a lutté avec Dieu et avec les hommes et qui est resté le plus fort, et l’Eglise, qui est son corps et « la plénitude de Celui qui accomplit tout en tous » (Éphésiens 1.23), est appelée par l’apôtre « l’Israël de Dieu » (Galates 6.16). La nouvelle Jérusalem que Jean contemple dans l’Apocalypse, est l’Eglise glorifiée ; et lorsqu’il parle des descendants des douze fils de Jacob (Apocalypse 7.4), c’est de l’Eglise militante qu’il s’agit. La chrétienté compte donc aussi douze tribus, et les serviteurs de Dieu, d’entre ces douze tribus, qui sont scellés, sont des disciples de Christ qui « ont été rachetés d’entre les hommes comme des prémices pour Dieu et pour l’Agneau » (Apocalypse 14.4).
C’est ainsi que les fils de Jacob et les tribus d’Israël se retrouvent, sous la forme de diverses tendances religieuses, dans le sein de l’Eglise de Christ. Mais ce n’est que dans le royaume à venir que nous comprendrons toute la profondeur des desseins de Dieu et que nous pénétrerons tous les mystères de l’Ecriture : c’est l’une des joies qui nous y sont réservées. Jusqu’ici nous ne connaissons qu’en partie ; nous voyons les choses célestes comme à travers un verre obscur ; mais alors nous verrons face à face, et nous connaîtrons comme nous avons été connus (1 Corinthiens 13.9-12).