33. La conception générale du dimanche qui vient d’être exposée, nous semble en profonde harmonie avec les données des premiers siècles de l’Église, mais elle est fort différente des idées qui prévalurent dans le catholicisme du Moyen Age et chez nos grands réformateurs.
34. Dans la doctrine catholique romaine, le dimanche apparaît principalement : 1° comme une institution essentiellement légale, non sans rapport avec le sabbat mosaïque et le sabbat pharisaïque, et de l’observation de laquelle dépend plus ou moins le salut individuel ; — 2° comme une institution d’origine essentiellement ecclésiastique, rattachée sans doute au 4e Commandement, mais dans la mesure fixée par l’Église stipulant avec autorité ce qui, pour les chrétiens, doit demeurer obligatoire dans ce Commandement, ou être modifié, atténué, même aboli ; — 3° comme une fête de même ordre que les autres fêtes ecclésiastiques et ne leur étant pas supérieure ; — 4° comme détachée en quelque sorte du grand anniversaire qu’elle doit surtout commémorer, presque dépouillée de son vrai caractère, le caractère christologique.
35. Pour comprendre et apprécier équitablement l’opinion que Luther s’était formée sur le dimanche et qui a exercé beaucoup d’influence sur toute la Réformation du 16e siècle, il faut tenir compte soit de l’enseignement de l’Église catholique romaine, soit de la pratique qui y était plus ou moins liée. Evidemment le réformateur a réagi avec une extrême énergie, même avec violence. Cependant, si, d’une part, il a été trop loin dans la réaction, de l’autre, il n’a que trop conservé, il n’a pas assez innové ou plutôt restauré, et cela doit s’expliquer en bonne partie par une interprétation erronée de quelques versets du Nouveau Testament.
36. Pour en revenir aux quatre points signalés plus haut, d’abord, on ne saurait s’étonner que sur le premier, Luther ait surtout réagi, lui, un des grands hérauts de la justification par la foi et de la distinction profonde entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliance. Mais, quant aux deux derniers, il n’a que trop conservé, et sur le second, il a tout à la fois trop réagi et trop conservé. Il a trop conservé en ce que pour lui l’institution demeure d’origine ecclésiastique ; trop réagi, en ce qu’il se libère par trop lestement de toute obligation provenant des anciennes alliances concernant la religieuse observation d’un jour hebdomadaire. Cet excès de réaction était d’autant plus regrettable qu’une institution purement ecclésiastique était pour Luther tout autrement moins solide et moins haute qu’elle ne l’était au point de vue catholique, l’Église visible étant à ce point de vue une autorité bien supérieure à ce quelle est pour les protestants. Aussi ne doit-on pas s’étonner de la désinvolture avec laquelle Luther a parlé du choix d’un jour hebdomadaire de culte et de repos.
37. En fait, il n’a pas vu dans le Nouveau Testament que le Seigneur est ressuscité un premier jour de semaine et que le même jour hebdomadaire est signalé dans Actes 20.7 et 1 Corinthiens 16.2, comme ayant eu une importance particulière pour les premières communautés chrétiennes sorties du paganisme. Cela doit provenir de ce qu’il n’a pas toujours compris deux hébraïsmes de la langue hellénistique du Nouveau Testament : l’emploi de l’adjectif cardinal εἷς, μία, ἕν, comme adjectif ordinal, avec le sens de πρῶτος, et la double signification du mot σάββατον ou σάββατα comme sabbat et comme semaine.
38. Dans la doctrine de Calvin, comme dans celle de Luther, on ne peut méconnaître, soit une réaction légitime inspirée par une haute spiritualité morale et la vraie mysticité chrétienne, soit de graves lacunes et même de singulières erreurs. La première raison de la prescription du sabbat mosaïque a été, selon Calvin, non d’instituer un jour hebdomadaire de religieux repos et de commémorer la création de l’univers, mais « de figurer le repos spirituel, » ce repos consistant pour nous à « cesser nos propres œuvres, afin que le Seigneur œuvre en nous, » ou encore à « mortifier notre chair, » à « renoncer à nostre nature afin que Dieu nous gouverne par son Esprit. » Chez Calvin, comme chez Luther, le dimanche est essentiellement une institution d’origine ecclésiastique, et le lien de cette institution avec la résurrection du Seigneur est par trop insuffisant (I.R.C. 2.8.29). En général, du reste, l’idée de cette résurrection n’occupe ni dans la doctrine de Calvin, ni dans celle de son siècle et dans celles du Moyen Age, la place vraiment royale qu’elle devrait y occuper et qu’elle occupait, tout au moins, dans l’enseignement apostolique, c’est-à-dire à côté de l’idée même de la mort expiatoire du Rédempteur et sur le même trône.
39. Calvin a bien compris cependant les expressions grecques employées dans les Évangiles pour désigner le jour de la résurrection du Seigneur. Mais il préférerait encore voir dans Actes 20.7 « quelque certain jour de sabbath » plutôt que « le 1er jour de la sepmaine, » et il interprète résolument 1 Corinthiens 16.2, comme désignant le sabbat.
40. Il est regrettable que ni Luther ni Calvin n’aient été conduits à approfondir l’étude de Apocalypse 1.10, car ce verset étudié en lui-même et en regard soit des Évangiles, des Actes et des Epîtres, soit des documents ecclésiastiques du 2e siècle, aurait pu devenir pour les deux réformateurs un centre lumineux éclairant tous les autres passages du Nouveau Testament qui, directement ou indirectement, se rapportent à l’institution du dimanche.
41. Au xvie siècle, Théodore de Bèze semble avoir été le premier, qui, dans sa version latine du Nouveau Testament, publiée avec des notes, en particulier en 1598, ait bien compris tous ces passages. A cet égard et pour son interprétation de Apocalypse 1.10, il occupe la place la plus élevée dans l’histoire de la doctrine du dimanche au 16e siècle.
42. De Bèze doit avoir, par cela même, exercé une influence marquée dans le grand mouvement qui aux 17e et 18e siècles a ramené le protestantisme en général à une conception du dimanche, sous certains rapports, plus juste, mieux équilibrée, que celles de Luther et de Calvin, — en particulier dans l’avènement de cette remarquable institution religieuse, morale, sociale et politique, qui s’appelle le dimanche anglais et écossais ou le dimanche puritain. Elle ne provient directement ni de Calvin, ni de Knox, et son côté le plus faible, son côté judaïque, ne saurait pourtant pas être rattaché à de Bèze. Si excessive que soit cette institution, si tardive qu’ait été son éclosion dans la Grande-Bretagne même, si mêlée qu’elle ait été aux guerres civiles et à la terrible révolution de 1649, elle n’en est pas moins « entrée dans la législation politique et, ce qui plus est, dans la chair et le sang du peuple anglais et écossais » (Gesch. des Sonnt., p. 51). La Confession de Westminster n’a été qu’un moment celle de la Grande-Bretagne, elle n’a plus été, depuis la restauration de la royauté, que le Symbole de l’Ecosse et des presbytériens anglais, mais son enseignement sur le dimanche n’en a pas moins subsisté dans l’Église anglicane et en général dans toutes les Églises protestantes de race anglo-saxonne. La race la plus ardente pour le travail industriel et commercial est aussi celle où le repos dominical est le plus strict. En 1889, Harrison, président des Etats-Unis, était acclamé président d’honneur par le Congrès du repos hebdomadaire, qui se tenait à Paris pendant l’Exposition, et Gladstone écrivait à ce même Congrès les lignes suivantes : « Il est pour moi incontestable que l’observation du repos du dimanche a des racines profondes aussi bien dans les convictions que dans les habitudes de l’immense majorité de mes compatriotes. S’il apparaît à beaucoup d’entre eux comme une nécessité de la vie spirituelle et chrétienne, d’autres, en non moins grand nombre, le défendent avec une égale énergie, comme une nécessité sociale. La classe ouvrière en est extrêmement jalouse et s’oppose, non seulement à son abolition avouée, mais à tout ce qui pourrait contribuer indirectement à ce résultat. Personnellement, je me suis toujours efforcé, autant que les circonstances me l’ont permis, d’user pour mon compte de ce privilège. Et maintenant, parvenu près du terme d’une laborieuse carrière politique de près de 57 années, j’attribue en très grande partie à cette cause la prolongation de ma vie et la conservation des facultés que je puis conserver encore. En ce qui concerne les masses, la question est encore bien plus importante, c’est la question populaire par excellence » (Bulletin dominical, février et avril 1890). — A côté des déplorables scandales que le monde politique et social a eu récemment à enregistrer, on est heureux de constater que, malgré une violente opposition, le congrès des États-Unis s’est senti si bien soutenu par la meilleure partie de l’opinion publique qu’à une très forte majorité, il a décidé que l’Exposition de Chicago serait complètement fermée chaque dimanche. A ce sujet, les Américains ont dit souvent avec autant d’esprit que de raison : « Notre Exposition serait incomplète si l’un des principaux éléments de notre prospérité nationale, le Dimanche américain, n’y était pas exposé » (Bulletin domin., novembre 1892). Puisse la décision être fermement maintenue, malgré toutes les oppositions, et un grand exemple aura été donné au monde !