(Mars et Avril 1538)
La chaire interdite à Courault – Le Conseil adopte les usages de Berne – Résistance de Calvin – Désordres dans la rue – Indignation de Courault – Il prêche à Saint-Pierre – Il est conduit en prison. – Les réformateurs demandent son élargissement – Refus du Conseil – Vives plaintes – La chaire interdite à Calvin et Farel – Que faire ? – Il n’y avait que confusion – Perplexité des réformateurs – Ils ne s’arrêtent pas aux formes – La cène est un repas de paix – Divisions et violences des partis – La cène ne sera pas distribuée – Les réformateurs prêcheront – Héroïsme
Ce qui faisait la confiance de Berne était précisément ce qui causait la résistance de Calvin. Les puissants et magnifiques seigneurs ne pouvaient croire que l’on ne cédât pas à une si haute intervention, et Calvin ne pouvait consentir à voir les intérêts de l’Église de Christ réglés par la magistrature, comme ceux des routes et des lansquenets. Et encore, dans le cas actuel, s’agissait-il de magistrats étrangers. Le citoyen et le chrétien devaient également dire non. Calvin voulait maintenir le principe de la liberté religieuse ; il demandait qu’on lui laissât le temps de s’entendre avec les autres Églises. Toutefois, si la lettre aux ministres n’eut pas de succès, celle au Conseil en eut un si exubérant, que non seulement il dépassa l’espérance des Bernois, mais contraria leurs désirs et mit obstacle à leurs projets. Les syndics nommés dans un esprit hostile aux réformateurs et tous les citoyens qui les avaient mis au pouvoir, étaient ravis de voir Berne en difficulté avec Calvin et Farel. C’était pour eux une véritable bonne fortune, et pour les ministres un événement fâcheux. Les deux États de Berne et de Genève réunissant leurs efforts, auraient bien raison de deux pauvres ministres. De plus, le Conseil dans ce moment était de mauvaise humeur. Le troisième prédicateur, le vieux et énergique Courault, qui était resté à Genève, avait blâmé Messieurs de la justice dans un de ses sermons, et on avait résolu de le réprimander. Il est juste de s’en tenir à son égard à ce que disent les registres ; il ne l’est pas d’admettre les burlesques et mensongères imputations du fameux calomniateur Bolsec qui, « à l’exemple d’Érostrate, a voulu passer à la postérité avec une note d’infamieu. » Et c’est pourtant ce qu’on a fait. Le Conseil défendit à Courault de prêcher. Tel était l’état des choses quand les lettres de Berne arrivèrent. Le Conseil ordonna aussitôt à Calvin et à Farel d’avoir à comparaître devant lui le vendredi 19 avril. On était dans la semaine de Pâques et ce jour était celui de la Passion ; cette considération n’arrêta pas les ennemis des réformateurs ; la sainte Cène devant se célébrer le surlendemain, jour de Pâques, ils voulaient précipiter l’affaire ; les ministres se trouvaient ainsi pris entre l’enclume et le marteau ; ils devaient se soumettre ou succomber, et quoi qu’ils fissent, ils seraient affaiblis. Le secrétaire ayant lu la lettre de Berne, le premier syndic déclara aux réformateurs que le Conseil était décidé à accorder la demande de cette ville et à se conformer aux usages qui y étaient reçus quant aux cérémonies ; puis il leur demanda s’ils voulaient eux-mêmes les observer, et les invita à répondre oui ou non. Calvin et Farel demandèrent le temps nécessaire, non pas simplement, comme on l’a avancé, pour réfléchir à la question, mais aussi et principalement pour qu’elle pût être décidée par les autorités compétentes, par le synode suisse qui, dans dix jours (29 avril), devait se tenir à Zurich ; en attendant, ils priaient qu’on n’innovât rien jusqu’à la première cène. En faisant une telle demande, Calvin s’engagea à recevoir ce que cette autorité légitime aurait arrêté. C’était de sa part une grande concession. Son esprit scripturaire et droit ne regardait pas comme conséquent, quand on se séparait du catholicisme romain, d’en garder pourtant quelque chose, ne fût-ce même que peu de chose, les azymes, les baptistères, des fêtes contre l’une desquelles surtout il avait de fortes objections. Il savait que de petites concessions en amènent de grandes, et craignait que Rome, selon le proverbe, si on lui en donnait long comme le doigt, en prit long comme le bras. Il n’est pas besoin de rappeler combien Calvin était décidé et ferme, et toutefois, par amour de la paix, de l’unité, il accordait à ses adversaires ce qu’il pouvait justement leur refuser. Il demandait seulement qu’on attendît dix fois vingt-quatre heures la décision de l’autorité synodale. Ce n’était certes pas là dire non d’une manière absoluev, c’était tout le contraire, et les adversaires de Calvin devaient s’étonner de sa condescendance plutôt que lui reprocher son inflexible opiniâtreté. La demande était équitable, et elle eût dû être agréée ; mais on ne voulut pas en entendre parler. Il fut ordonné que la Cène serait célébrée le surlendemain, conformément aux usages de Berne, et le Conseil élut les magistrats qui devaient veiller à ce qu’il en fût ainsi dans les églises de Saint-Pierre, de Saint-Gervais et de Rivew. On se demande pourquoi des hommes qui étaient loin de se distinguer par leur attachement aux usages traditionnels, se montraient si obstinés à sacrifier le rite établi à Genève au rite de Berne. Des juges impartiaux ont dit : « Le Conseil avait pris cette résolution pour gagner les Bernois, et les engager dans l’opposition aux réformateursx. » Nous avouons que cette explication nous paraît assez probable.
u – France protestante, par M. Haag, article Bolsec.
v – « Entschieden verneinend. » (Kampschulte, Johann Calvin, I, p. 311.)
w – Registres du Conseil, du 19 avril 1538.
x – « Um die Berner zu gewinnen und ernstlich in die Opposition gegen jene (Calvin et Farel) zu verflechten. » (Hunderhagen Conflikte p. 133.)
Cette décision était despotique, et en cela même conforme à l’ordre que les conseils entendaient maintenir à Genève, celui de la césaropapie, où le prince et le magistrat prenant la place du pape, décident de tout dans l’Église. La rigidité du Conseil d’un côté, et la fermeté des réformateurs de l’autre, se rencontrant, il en résultait un choc qui ébranlait le peuple, troublait sa vie ordinaire, et devait amener la lutte. Ceux qui formaient la partie infime de l’opposition, émus et agités, se mirent à crier contre la résistance des ministres et crurent que s’ils ne voulaient obéir de bonne grâce, il fallait les y contraindre par la crainte et par la force. Si le peuple manifeste hautement sa volonté, S’il prend les armes, s’il se précipite dans les rues, s’il s’amasse comme des ondes mugissantes devant les demeures de Farel, de Calvin, de Courault, ceux-ci, quelle que soit leur force, seront bien obligés de céder à cet impétueux torrent. « Sur cela, dit le vieux choniqueur Rozet, se commettaient de grands excès et blasphèmes. Les débauchés allaient de nuit par la ville, à douzaines, avec arquebuses, qu’ils déchargeaient devant les demeures des ministres. Ils criaient : La Parole de Dieu ! et puis ensuite : La parole d’André ! On menaçait les ministres de les jeter au Rhône, s’ils ne se mettaient pas d’accord avec les magistrats pour les dites cérémonies, et ces choses toutes manifestes et notoires demeuraient impuniesy. » Ce que signifie la parole d’André est difficile à comprendre, à moins que quelque misérable ne voulût mettre ainsi sur le même rang la Parole de Dieu et la parole d’André, de Louis et de Jacques, c’est-à-dire du premier venuz. Le cri : Au Rhône ! ne manquait jamais de se faire entendre à Genève dans les émeutes. Froment l’avait ouï lorsqu’il commença à y prêcher l’Évangile, et des femmes allaient le jeter du pont en bas » si quelques hommes ne l’avaient sauvé. On ne plongeait sans doute pas dans le Rhône tous ceux que l’on en menaçait, mais ces cris devaient paraître à Farel et Calvin une triste récompense de leurs grands et pénibles labeurs.
y – Chronique msc. de Rozet, l. IV, ch. 17.
z – C’était peut-être un souvenir d’André Benoit, l’un des fondateurs de la secte des spirituels à Genève. (Voir p. 376 de ce volume.) (Éditeur.)
Ces désordres eurent de déplorables conséquences. Ni Farel, ni Calvin ne s’en plaignirent ; il y avait maintenant pour eux des intérêts plus importants que les leurs, même que leur vie. Ils ne rendaient point injures pour injures. Mais l’ancien prédicateur de la reine de Navarre, le vieux et aveugle Courault, n’eut pas autant de patience. Il avait aussi entendu ces outrages. Homme droit, dévoué à son devoir, il avait pourtant un esprit facile à blesser, et sa parole pouvait être rude. La nuit du vendredi au samedi pendant laquelle avaient retenti ces clameurs ne fut pas douce et paisible pour lui. Il était irrité plus peut-être pour les indignités dont on accablait Calvin et Farel que pour ce qui le concernait lui-même. Le chagrin, l’inquiétude, la colère privent de sommeil. Son sang s’échauffa, son esprit s’aigrit, son imagination s’enflamma.
Je me tourne et m’agite et ne peux nulle part.
Trouver que l’insomnie, amère, impatiente,
Qu’un malaise inquiet et qu’une fièvre ardentea.
a – Chénier, Elég., XXIII.
Cet état semble avoir été celui du pauvre vieux Courault. Il se dit qu’on ne peut endurer de tels désordres, que si les hommes se taisent les pierres crieront. Il veut crier, et crier dans la chaire ; elle lui est, il est vrai, interdite ; mais n’importe, malgré la défense des hommes il prêchera. Il se lève de grand matin et se rend à Saint-Pierre pour faire le service de six heures avant midi sans autre préparation, hélas ! que les angoisses et les amertumes qui l’ont rongé pendant la nuit. Le caractère de sa prédication n’était pas celui qu’il fallait à un peuple aussi susceptible que celui de Genève. Il avait un peu l’éloquence des moines auxquels il avait appartenu et qui consistait surtout à faire du bruit et à crierb. Son esprit n’était pas cultivé ; mais il y avait en lui une chaleur d’imagination qui animait sa parole et lui faisait porter de rudes coups. Quoique plus sérieux, il avait en partie les défauts des plus illustres orateurs du temps qui avait précédé, Barletta, Maillard, Menot, et attaquait quelquefois comme eux les vices de ses auditeurs par des satires tantôt fines, tantôt grossières, mais provenant toujours d’une bonne et sérieuse intention. Il veut décharger son cœur. Qu’on le mette en prison, qu’on l’exile, qu’on l’assomme ; son âme, pleine de sanglots, se dégonflera à son aise. Il dit sans doute de bonnes choses, des paroles vraies et pieuses, mais agité comme il l’était, il se laissa aller à cette intempérance de paroles alors si fréquente. L’esprit encore offusqué de ces cohues bruyantes et tumultueuses, réunies sous les fenêtres des réformateurs, et du milieu desquelles sortent des cris redoublés, des chants moqueurs, des insultes, des accusations, des menaces, il les compare au « royaume des grenouilles, » qui, du sein des marais, coassent et font grand bruit. Puis, se rappelant une locution vulgaire, le vieux Français échappé à peine à la rude vie de la persécution, demande aux Genevois de quoi ils se plaignent, eux qui sont « comme rats en paille, » c’est-à-dire des gens fort à leur aise, qui possèdent tout à souhait et n’ont faute de rienc. Dans un autre passage, s’élevant plus haut et se souvenant de la statue de Nébucadnetzar, qui avait une tête d’or, mais des pieds fragiles qu’une pierre brisa, il prédit aux syndics et conseils que la cabale a amenés au pouvoir, qu’ils n’y resteront pas toujours : « Messieurs les gouverneurs, vous avez des pieds de cire, » dit-il. Ces pieds se fondraient bientôt, selon lui, au soleil de leur victoire et de leur prospérité. Cette parole imitée de la Bible n’était pas indigne d’un prédicateur, et la prophétie qu’elle contenait ne manqua pas de s’accomplir. A la nouvelle que ce ministre avait prêché malgré l’interdiction, au récit de ses paroles probablement dénaturées, le gouvernement se crut insulté et résolut de sévir. Les officiers de l’État se rendirent chez le vieillard, le saisirent et le conduisirent en prison ; c’était la veille de Pâques. On se faisait des présents dans ce temps-là ; tel fut le présent que l’on décerna au vieux, noble, mais franc ministre et confesseur de Christ, qui n’avait déjà été traité que trop rudement par les adhérents du pape dans le royaume, de Franced.
b – Valla, Antidot. in Poggium, lib. III, p. 357.
c – C’est le sens de cette expression, méconnu par quelques-uns qui l’ont prise pour une grosse injure. Voir Dictionnaire de l’Académie. Kampschulte, I, p. 310.
d – Rozet, Chronique msc. de Genève, l. IV, ch 17. Gautier, Hist. msc., l. VI.
La nouvelle de l’emprisonnement de Courault se répandit promptement dans Genève et émut fort les amis de la Réformation. Un pasteur en prison ! Oui, s’il était coupable de quelque délit commun. Mais il a fait ce qu’il croyait son devoir ; du haut de la chaire chrétienne, il a repris de scandaleux excès, et pour cela on le met en prison ; tandis que ceux qui s’en sont rendus coupables, demeurent libres et impunise ! Il paraît, d’après le protocole du 19, que deux hommes faisant partie d’une troupe qui avait de nuit chanté et fait du désordre à Rive avaient été mis eux-mêmes sous le verrou ; mais le lieu et la date de cette affaire montrent qu’il s’agissait d’autre chose. Cette incarcération remplissait Calvin et Farel de tristesse, car ils respectaient leur vieux et vénérable collègue, et savaient combien il avait déjà souffert pour la vérité. Quelques-uns des conseillers et des citoyens amis de la Réformation résolurent de protester contre l’emprisonnement de leur pasteur. Claude Savoye, Michel Sept, J. Lambert, J. Chautemps, Domaine d’Arlod, Cl. et L. Bernard, J. Desarts, Claude Pertemps et plusieurs autres se réunirent à Calvin et à Farel, et tous ensemble se rendirent à l’hôtel de ville, formant une longue procession. Ils entrèrent dans la salle du Conseil où se trouvaient deux des quatre syndics et de ceux qui leur étaient le plus opposés, Richardet et de Chapeaurouge.
e – Rozet. (Ibid.)
Farel prit la parole ; il se plaignit de ce qu’on avait « mal, méchamment et iniquement fait mettre Courault en prison, » et demanda que le Conseil des Deux-Cents fût assemblé. Les laïques trouvaient étrange que leurs adversaires ne se contentassent pas de déclarer, comme Richardet, qu’ils n’iraient pas au prêche, mais encore semblassent vouloir en priver leurs concitoyens en mettant en prison les prédicateurs. L’idée qu’un syndic pouvait entreprendre de l’empêcher d’entendre la parole de Dieu irritait surtout Michel Sept : « Ils prêcheront ! » dit-il avec force. Farel, se rappelant tout ce qu’il avait fait et souffert pendant des années pour cette ville de Genève, à l’émancipation de laquelle il avait peut-être contribué plus qu’aucun autre par ses enseignements, sa fermeté, ses prières et ses actes, dit aux magistrats : « Sans moi, vous ne seriez pas ce que vous êtes. »
Les syndics répondirent que la chaire ayant été interdite à Courault, et ledit ministre ayant prêché le matin même, et déclaré qu’il continuerait à le faire, ils ne le relâcheraient pas. Les magistrats voulurent voir si cette aventure ne leur ferait pas atteindre le but qu’ils se proposaient. « Voulez-vous, dirent-ils à Farel et Calvin, vous soumettre aux lettres et ordonnances de Messieurs de Berne ? Dans ce cas, on pourrait vous rendre votre collègue. » Cet échange, qui consistait à leur remettre un prisonnier innocent si eux ils voulaient faire ce qu’ils croyaient coupable, parut aux ministres un trafic honteux. « Nous ferons, en de telles choses, ce que Dieu nous commande, » répondirent-ils. Toutefois ils ne voulaient pas abandonner leur collègue ; ils offrirent de fournir une caution, pour qu’il fût mis en liberté sous cette garantie. Cette proposition était dans l’ordre des choses ; mais les magistrats refusèrent de l’accepter, et la raison qu’ils en donnèrent augmentait encore ce qu’il y avait de dur dans ce refus. « Courault, dirent-ils, n’est pas bourgeois de Genève, et il est en prison par méprisance de justice. » Les membres du Conseil tenaient fort à se débarrasser de Courault, moins prudent que ses collègues. Il paraît même, d’après des documents authentiques, qu’ils offrirent à Calvin d’attendre, pour la question des rites, la décision du synode de Zurich, s’il voulait consentir à ce que Courault fût destitué de son office de prédicateur ; ce que Calvin refusaf. Les suppliants se retirèrent fort affligés de la sévérité du Conseil envers leur ami, et quelques laïques, J. Lambert surtout, se plaignirent hautement en sortant de l’hôtel de ville. Ils parlaient de « faux témoins qu’on faisait examiner ; de traîtres qui se trouvaient au Conseil général, et, disaient-ils, l’on savait bien lesquelsg ! »
f – Archives de Genève. Pièces historiques, no 2101. Calvin, Opp., X, p. 189.
g – Registres du Conseil ad diem. Gautier, Hist. msc. de Genève, l. VI.
Le Conseil s’assembla après le départ des réformateurs et de leurs amis, et décida de nouveau que la Cène serait célébrée le lendemain, jour de Pâques, selon les rites établis à Berne, et non selon ceux de Genève ; et il arrêta que si les ministres s’y refusaient, il leur serait défendu de prêcher. On s’étonne de cette décision et du peu de caractère que montre ici le Conseil. Des usages simples et évangéliques ont été établis dans Genève ; les citoyens ont été appelés à prêter serment dans Saint-Pierre à une confession de foi, qui en son esprit est entièrement d’accord avec ces usages ; et puis, dans une question qui ne l’intéresse guère, pour plaire aux seigneurs de Berne, auxquels il sait bien résister quand il lui plaît, le Conseil veut obliger les ministres par contrainte à suivre une cérémonie au fond judaïqueh, au risque même de voir le culte suspendu et l’Église bouleversée. Ceci ressemble fort à un prétexte, bon ou mauvais, que l’on saisit pour se débarrasser des réformateurs. Le Sautier se rendit dans l’après-midi chez les pasteurs pour leur communiquer cet arrêté. Il ne trouva pas Farel ; mais Calvin, apprenant de cet officier que le magistrat, sans attendre la résolution du synode de Zurich, tranchait lui-même cette question ecclésiastique, comme s’il s’agissait d’une consigne militaire à donner à un chef de poste, refusa d’accepter cet ordre. Sur cela, le chef des huissiers lui interdit la prédication au nom du Conseili.
h – Vous mangerez pendant sept jours (Pâques) des pains sans levain. (Exode.12.15)
i – Registres du Conseil, du 20 avril 1538.
Que faire ? Telle fut la question que se posa Calvin. Il désirait l’union et la paix dans Genève. Il en appela plus tard aux Genevois eux-mêmes. « Nous prenons Dieu à témoin, dit-il, et vos propres consciences, sous le regard de sa face, que pendant que nous avons été parmi vous, tous nos efforts ont tendu à vous maintenir dans une heureuse union et une agréable concorde. Mais ceux qui ont voulu faire parti à part se sont séparés de nous, et ont introduit la division dans votre Église et dans votre villej. » L’exclamation de Lambert, qui parlait hautement de traîtres et de faux témoins, fait comprendre dans quel état se trouvait Genève. La concorde n’était plus qu’un beau rêve. Les passions les plus violentes étaient en mouvement. On eût dit que Dieu livrait les habitants de cette ville aux mouvements désordonnés de leur propre coeur, ce qui est le châtiment le plus terrible dont Il se serve pour punir les hommes. Ce n’est pas sans doute que ces mouvements se manifestassent chez tous avec violence. On voyait bien la populace agitée, comme son lac quand le vent du nord, soufflant avec impétuosité, en soulève les flots et les précipite avec furie contre les rochers, les murailles et les digues. Mais ailleurs les apparences étaient mieux gardées. Toutefois s’il restait encore quelque raison, ce n’était trop souvent que la passion qui s’en servait pour arriver à ses fins.
j – Calvin à l’Église de Genève, 8 oct. 1538. (Archives de Genève.) Calvin, Opp., X, p. 251.
La confusion qui existait dans Genève à cette époque nous est attestée par les contemporains. « On avait bien repoussé le papisme, dit Théodore de Bèze, mais plusieurs n’avaient point mis de hors avec lui ces nombreux et honteux débordements, qui avaient été longtemps en vogue dans cette ville, livrée pendant tant d’années à des chanoines et à des prêtres impursk. Quelques-unes des familles qui tenaient le premier rang, entretenaient encore de vieilles inimitiés, contractées au temps des guerres avec la Savoiel. — Le mal en était venu jusqu’au point que la cité, grâce à l’esprit factieux de quelques citoyens, était scindée en divers partism. — On n’entendait, dit Michel Rozet, que dénonces et querelles entre les anciens et les nouveaux seigneurs (l’ancien et le nouveau Conseil), les uns étant les meneurs, les autres suivant le pas ; le tout mêlé de reproches sur du butin fait à la guerre, ou sur dépouilles enlevées aux églisesn. »
k – « Papatus ejuratus ; sed extrusa simul a plerisque non fuerant indigna multa flagitia, quæ in ea urbe, canonicis et impuro illiclero tot annos addicta diu viguerant. (Beza, J. Calvini vita.)
l – « Veteres inter quasdam primarias familias inimicitiæ, bello sabaudieo susceptæ, adhuc exercebantur. » (Ibid.)
m – « Cum eo usquo maluni processisset ut civitas, privatorum quorumdam factione, in diversas parles scinderetur. » (Ibid.)
n – Rozet, Chronique msc. de Genève, I. IV, ch. 15.
« Il n’y avait que confusiono. »
o – Ibid.
« Ni les douces admonitions qui furent d’abord employées, ni les plus fortes réprimandes auxquelles on eut recours contre les rétifs pour faire disparaître ces discordes, rien ne réussissaitp. »
p – « Quibus, leni primum admonitione, deinde graviori adversus refractarios increpatione, tollendis, quum nihil proficeretur. » (Beza, J. Calvini vita.)
« J’ai vécu ici en combats merveilleux, dit Calvin lui-même en parlant de cette époque. J’ai été salué pour moquerie le soir, devant ma porte, de cinquante ou soixante coups d’arquebute. Que pensez-vous que cela pouvait estonner un pauvre escholier, timide comme je suis, et comme je l’ay toujours esté, je le confesseq. »
q – Adieux de Calvin aux ministres de Genève. (Bonnet, Lettres françaises, II, p. 575.)
Tel était le triste état de Genève d’après des hommes qui lorsqu’il s’agit de faits, et de faits publics, sont les autorités les plus respectables que l’histoire puisse produire. Elle n’en a pas beaucoup qui aient la valeur morale de Michel Rozet, de Théodore de Bèze et de Calvin.
[Michel Rozet, fils de Claude Rozet qui était alors secrétaire du Conseil et rédacteur du registre, fut membre du Conseil de Genève pendant près de 60 ans, élu syndic quatorze fois, et envoyé en mission trente-quatre fois, en Suisse, en France, en Allemagne, à Turin ; il conclut plusieurs traités importants pour Genève. Il était très jeune dans les années dont nous parlons, mais son père y jouant un rôle qui le mettait à même de tout savoir, nul ne pouvait être mieux instruit que Michel des faits de cette époque. S’il y a des traits dans les Chroniques, qui ne sont pas dans les registres du Conseil, cela n’infirme son autorité en aucune manière ; il y a des détails qu’un conseil n’aime pas et ne doit pas mettre dans les registres. Il est inutile de parler de Théodore de Bèze, élu à l’unanimité pour représenter les protestants au fameux colloque de Poissy, et à l’honneur duquel après sa mort, des poètes de toutes nations composèrent cinquante-quatre poèmes en latin, en grec et en hébreu.]
La perplexité des réformateurs était grande. Le synode de Lausanne dans lequel les Bernois s’étaient opposés à ce qu’on entendît les représentants de l’Église de Genève ne pouvait lier ceux-ci. Leur opposition à l’introduction de nouveaux usages, ordonnée par le Conseil sans attendre le synode de Zurich, était légitime. C’est à l’Église qu’il appartient de déterminer l’ordre qui doit être suivi dans le culte. Si de telles matières sont laissées à la disposition du pouvoir civil, l’ordre naturel est renversé, l’autonomie de l’Église est méconnue, et qui sait si, dans une démocratie turbulente, la religion ne tombera pas dans les mains d’un peuple échauffé qui voudra, selon le mot d’un écrivain célèbre, mais moqueur, la prendre en mains pour « jouer à la grosse balle et la faire bondir en l’air, autant du pied que du poingr. » Toutefois Calvin devait se demander si la question actuelle, l’acceptation du pain azyme que les Juifs mangeaient dans le temps de Pâques, était assez grave pour mettre fin à son ministère dans Genève. Il ne le crut pas. « Si nous avons à cœur l’union et la paix, disait-il, recherchons l’unité des esprits dans la doctrine, plutôt que d’insister d’une manière trop scrupuleuse, pour qu’on se conforme avec la plus grande exactitude à telle ou telle cérémonie. Il est des choses où le Seigneur nous laisse la liberté, pour que notre édification soit d’autant plus grande. Ne pas se soucier de cette édification et ne chercher à la place qu’une servile conformité est indigne d’un chrétiens. » Tels étaient les principes de Calvin ; il ne fut plus question du pain levé ou non levé.
r – Rabelais.
s – « Doctrinæ potius animorumque urgeamus unitatem, quam cæremoniis ad unguem conformandis morosius insistamus. Indignissimum estenim ut in quibus libertatem Dominus reliquit… servilem præterita ædificatione, conformitatem quæramus. » (Catechismus, sive Christ, relig. institutio, J. Calvino auctore, Basile » anno MDXXXVIII. Calvini opera, V, p. 322.) — C’est dans l’année où il quitta Genève que Calvin imprima cet écrit, et ce ne fut pas après, mais avant : mense martis, au mois de mars. Voir aussi Vie de Calvin (Bèze-Colladon), p. 30. Paris, 1864.
Mais il fut question de tout autre chose. Le réformateur avait devant lui cette ville agitée, divisée, des partis, des querelles, des haines, des moqueries, des cris, des débordements, des scandales… Est-ce là le temple où le repas de la paix doit être célébré ? « Non, disait-il, l’aspect de l’Église n’est pas encore tel que le réclame la légitime administration de notre charget. Quoi que l’on dise, nous ne croyons pas que notre ministère doive être renfermé dans des limites si étroites que, quand nous avons prononcé notre sermon, nous n’ayons plus qu’à nous reposer comme ayant rempli notre tâche. C’est de plus près, c’est avec plus de vigilance qu’il nous faut prendre soin de ceux dont le sang nous sera redemandé, s’ils périssent par notre négligence. Cette sollicitude nous tient dans une angoisse continuelle, mais quand il faut distribuer la cène du Seigneur, alors elle nous brûle très vivement, et nous tourmente cruellementu. Tandis que la foi de plusieurs de ceux qui veulent y prendre part est pour nous douteuse et même suspecte, nous les voyons se jeter tous précipitamment et pêle-mêle vers la table sacrée. Et l’on dirait qu’ils mangent avec avidité la colère de Dieu, plutôt que de participer au sacrement de la viev. » Calvin (ces paroles le montrent) avait encore devant les yeux cette communion tumultueuse de janvier, avant laquelle le Conseil avait arrêté que la cène ne serait refusée à personne. » Il se rappelait avec quelles dispositions, quel air, quel maintien plusieurs y avaient pris part ; il sentait encore le serrement de cœur qu’il avait éprouvé en donnant à de tels hommes le pain de vie. Maintenant tout avait empiré. Le mal qui s’était alors montré, rompant les quelques chaînes qui le retenaient encore s’exhalait avec violence. La population était excitée, irritée, soulevée. Il n’y avait plus seulement chez plusieurs dissolution, il y avait trouble, tumulte, confusion. Ce n’étaient pas seulement les esprits les plus grossiers qui s’agitaient ; quelques-uns des plus cultivés étaient hors de mesure, et l’on pouvait appliquer à Genève cette parole d’un écrivain célèbre à l’égard d’une autre cité : « Le diable est déchaîné sur cette ville ; de mémoire d’homme on n’a point vu de temps si affreux. »
t – « Nondum ea exstare nobis videbatur ecclesiæ facies, quam legitima muneris nostri administrat » requireret. » (Ibid., p. 319.)
u – « Tune vero acerrime urebat, et discruciabat, quoties distribuenda erat Domini Cœna. » (Ibid., p. 319.)
v – « Omnes tamen promiscue irrumpebant ; et illi quidem iram Dei vorabant, potius quam vitæ sacramentum participabant. » (Ibid.)
Était-ce le moment de célébrer le repas de la paix ? Aux yeux de tout homme de sens, c’eût été une absurdité. S’il doit y avoir une fête sur un navire, est-ce quand le tourbillon de la tempête l’atteint, que les vagues de la mer s’élèvent, que ceux qui s’y trouvent branlent et chancellent comme un homme ivre, qu’ils montent aux cieux et descendent aux abîmes, est-ce alors que la danse commencera et que les passagers exécuteront gracieusement des mouvements faits en cadence et à pas mesurés, au son des instruments de musique ? Ou bien choisira-t-on pour assister à un doux et harmonieux concert le moment où la salle est en feu ? Et c’est au milieu de passions ardentes et déréglées que l’on prétendra avoir par la force, par décret du magistrat, un étalage des choses saintes qui n’en serait que la profanation.
On ne peut pas même dire, comme on le fait d’ordinaire, qu’il s’agit ici d’excommunication. Ne pas donner la cène à présent n’était pas dire qu’on ne la donnerait pas plus tard ; Calvin l’a donnée. Mais ce n’était pas le moment. Non erat hic locus. Le réformateur agissait avec la sagesse d’un médecin qui refuse à des malades impatients la permission d’aller courir les montagnes ; plus tard, quand les forces leur seront revenues, mais pas maintenant. Peut-être y en aura-t-il qui n’escaladeront jamais les rochers parce qu’ils n’en auront jamais le pouvoir, mais cela ne dit rien pour l’ensemble. Il n’y aura pas pour le médecin de jour plus beau que celui où, à la tête de sa troupe, il pourra humer avec ses amis l’air vif et salutaire des hauteurs qui plus tôt les aurait tués. Cette joie, nous le répétons, Calvin l’a une fois goûtée.
Calvin et Farel ayant tout examiné, prirent donc la résolution que la circonstance demandait : ils ne donneront pas la cène le lendemain, jour de Pâques. Ayant pris cette résolution, ils la communiquèrent à l’autorité. « Farel et Calvin, dit Rozet, avertirent le Conseil qu’ils ne pourraient administrer la cène « au milieu de ces décisions, bandes et blasphèmes, et parmi les dissolutions qui se multipliaientw. » Tel fut leur motif nettement exprimé. Mais ils feront plus encore. Il leur a été interdit de prêcher. Quoi ! dans ce jour de Pâques les portes des temples seraient fermées et la chaire serait muette ! D’ailleurs puisqu’ils se sont refusés à la célébration de la cène, ils doivent à ceux que Dieu a confiés à leur ministère de leur en dire les raisons. Ce n’est pas pour leur mal, mais pour leur bien, et il faut qu’ils le sachent. Toutefois monter en chaire ce jour-là, malgré la défense du gouvernement appuyé de la majorité du peuple, c’était une grande affaire pour ces deux hommes, faibles l’un et l’autre en leur corps, l’un par suite de tous ses travaux et l’autre par sa constitution même. « Mais, disait un jour Calvin, en rappelant une parole de David, quand un camp, une armée, c’est-à-dire tout ce qui est terrible et épouvantable au monde, se lèverait contre nous, quand tous les hommes conspireraient pour nous détruire, nous n’avons pas grand’peur de toutes leurs forces, car la puissance de Dieu est bien au-dessus. Nous ne serons pas entièrement exempts de crainte, il y aurait à cela plus de stupidité que de courage ; mais nous mettrons devant nous le bouclier de la foi, de peur que notre cœur ne succombe ou ne défaille par les épouvantements qui se présententx. » La victoire que la cour de Turin, aidée de l’Espagne et du pape, n’a pu remporter sur le sénat et le peuple de Genève, ces deux pauvres hommes la tentent et la gagnent. C’est ici un des plus beaux triomphes dont la cause de la liberté religieuse aux prises avec le despotisme de l’État, puisse se glorifier. Il y a davantage. Il y a ici l’héroïsme chrétien qui préfère l’accomplissement de la volonté de Dieu, avec l’exil, à une demeure commode dans l’un des plus beaux pays de la terre, avec une conscience immolée et une soumission servile à César, dans les choses qui appartiennent à Dieu.
w – Rozet, Chronique msc. de Genève, I. IV, ch. 18.
x – Calvin sur Psaume.27.3.
C’est ainsi que l’ont compris les deux, principaux témoins de la vie de Calvin. « Lors Calvin, dit l’un, comme il avait un esprit vraiment héroïque, s’opposa fort et ferme aux séditieux, avec ledit Farely. — Farel et Calvin, dit l’autre, doués d’un esprit grand et héroïque, déclarèrent ouvertement qu’ils ne pouvaient célébrer religieusement la cène du Seigneur, au milieu des citoyens tellement en guerre les uns avec les autres et opposés à toute discipline dans l’Églisez. » La décadence des principes chrétiens peut seule faire comprendre que l’on ait hasardé plus tard un jugement contraire à celui de ces contemporains.
y – Bèze-Colladon, Vie de Calvin, p. 34.
z – « Ut magno heroicoque spiritu præditi, Farellus et Calvinus… aperte testarentur… » (Beza, Calvini vita.)