Il est difficile de ne pas en revenir aux trois facultés de l’âme énumérées par l’ancienne psychologie : le sentiment, l’intelligence et la volonté. Ces trois facultés peuvent s’actualiser dans tous les domaines ouverts à l’activité de l’âme ; il y a des sentiments, des pensées et des volontés qui se rapportent aux faits les plus ordinaires comme aux plus élevés ; la nature même de la faculté n’en est pas changée. Nous avons déjà remarqué qu’il est impossible de statuer une succession dans l’apparition de ces facultés, qu’elles éclosent toutes ensemble et concurremment, qu’elles sont tantôt antécédentes, tantôt conséquentes l’une par rapport à l’autre. Nous convenons que celle qui se manifeste la première avec le plus de vivacité, c’est le sentiment, sous la forme du plaisir ou de la douleur ; mais si ce plaisir et cette douleur n’ont qu’une cause purement physique, comme cela arrive dans les premiers jours de l’existence humaine, nous n’avons encore là que la sensation et non pas le sentiment, tel que nous l’avons défini. Et cependant, même alors, il n’est pas possible de méconnaître une participation de l’intelligence et de la volonté, si endormies que soient encore ces facultés. En tout cas, le moment arrive très promptement où cette sensation est rapportée par le sujet, plus ou moins vaguement, à une cause vraie ou imaginaire — voilà l’intelligence, — et où il s’efforce de réagir plus ou moins résolument contre cette cause — voilà la volonté ; et voilà en même temps le sentiment proprement dit qui n’est autre que la sensation devenue consciente, acceptée ou repoussée. Si le sentiment est ici le substrat de l’acte intellectuel et de l’acte volitif, il peut ailleurs les accompagner ou les suivre ; la faculté intellectuelle est également inséparable de la faculté volitive : je ne puis penser quelque chose, sans y apporter un minimum d’attention, c’est-à-dire une part de volition, et je ne puis vouloir quelque chose, sans penser, si vaguement que ce soit, à ce que je veux ; enfin je ne puis penser ni vouloir sans être affecté en manière quelconque par ma pensée ou ma volition. C’est bien là le mystère de la vie ; nous opérons des analyses et des classifications logiques, mais ces classifications, en isolant dans la pensée ce qui dans la vie est réuni, faussent plus ou moins la réalité. Il n’y a donc nulle part ni de sentiment, ni de pensée, ni de volition purs et simples ; mais s’il est inutile de prétendre attribuer à l’une ou l’autre de ces facultés une priorité réelle de temps sur les autres, il n’en est pas moins très important de rechercher à laquelle de ces trois facultés essentielles nous devons attribuer le rôle prépondérant dans l’existence humaine, quelle est celle qui constitue essentiellement la vie du moi, qui est la faculté maîtresse.
Le moi est-il essentiellement pensant, sentant ou voulant ? telle est la question que nous nous posons ici.
Je pense, donc je suis, a dit Descartes. Nous demandons d’abord si cette formule donne l’expression adéquate de la notion de l’être, et de l’être moral, si elle épuise celle de la vie du moi. Le fait de la pensée est-il l’équivalent de celui de mon existence ? Supposons, pour résoudre ce problème, l’acte de la pensée s’accomplissant dans le for intérieur du moi ; l’objet de cette pensée ne pourra être que le moi lui-même ; ce sera le moi se pensant lui-même, et se disant à lui-même : Je me pense. Mais j’opère par là même un dédoublement du moi en moi pensant et en moi pensé ; ce moi pensé n’est pas en même temps pensant, puisque le moi pensant est déjà sujet et que le moi pensé est objet. Après avoir dit : Je me pense pensant, il reste toujours à me demander : Quel est l’objet de cette pensée du moi qui ne soit pas le moi pensant lui-même. L’hégélianisme a résolu le problème en réduisant l’être à l’évolution même de la pensée. Mais le moi individuel et personnel proteste contre cette conclusion ; car lorsqu’il se pense lui-même, il a conscience d’un objet en lui différent de sa propre pensée et situé plus profondément qu’elle dans l’intérieur de son propre être. Bien plus, il a conscience de ce que ce moi pensé, objet du moi pensant, n’en est pas absolument déterminé ; et que les actes qui se passent dans ce moi pensé peuvent être en désaccord avec la pensée elle-même.
Ce moi, objet pensé, qui n’est pas pensant, serait-il peut-être sentant, en sorte que la formule sus-dite se traduirait en : Je me pense sentant ? Mais la même question se poserait pour le sentiment que pour la pensée. Car aussitôt que le sentiment, dégagé de la sensation pure et simple, s’élève à la hauteur d’un acte réfléchi et conscient, aussitôt que j’arrive à dire : Je me sens, comme je disais tout à l’heure : Je me pense, j’opère par là même de nouveau un dédoublement du moi en moi sentant et moi senti ; or le moi, objet du sentiment, ou le moi senti, ne saurait être en même temps sentant, puisque le moi sentant est déjà sujet. Après avoir dit : Je me sens sentant, il reste à me demander : Quel est le contenu de ce sentiment ? Un moi jouissant ou soutirant ? Mais cette jouissance et cette souffrance elle-même suppose un état d’un moi plus profond qui en est la cause.
Soit donc que je dise : Je me pense, ou que je dise : Je me sens, je pense ou je sens en moi autre chose qu’une pensée ou qu’un sentiment, et chacune des deux facultés de l’intelligence et du sentiment, ainsi que les opérations qui s’y rattachent, appellent d’elles-mêmes à l’analyse un troisième terme qui ne sera ni le moi pensant et pensé, ni le moi sentant et senti. L’analyse psychologique nous montre que ni la pensée à elle seule, ni le sentiment à lui seul, ni la pensée et le sentiment réunis, ne peuvent rendre compte de la vie et de l’activité propre du moi, réduite à ses éléments les plus simples : nous apercevons encore au fond de l’être pensant et sentant une inconnue et des effets qui ne coïncident pas avec les faits de pensée et ceux de sentiment. Quelle est dont la faculté essentielle du moi par laquelle se réalise sa vie la plus intime et la plus profonde ? Quel est le moi que je pense, quand je dis : Je me pense ? ou quel est le moi que je sens, quand je dis : Je me sens ? Quel est le vrai moi et réellement vivant que j’ai pensé et que j’ai senti ? N’est-ce pas le moi voulant penser et voulant sentir ? Car quand je pense ou que je sens, je pense et je sens en même temps que je veux penser et que je veux sentir ; tout au moins que je veux penser et sentir d’une certaine façon, que je puis vouloir modifier ma pensée et mon sentiment, ou les accepter et les maintenir tels qu’ils sont ; et j’expérimente en revanche que ma pensée et mon sentiment ne déterminent ma volonté que pour autant que celle-ci le veut bien, puisque des pensées égales ou des sentiments égaux auront pour conséquence des volitions diverses.
Il est vrai que l’action de ma volonté sur ma pensée, sur mon sentiment et sur elle-même, est relative, et que, dans bien des cas, ces phénomènes internes sont réfractaires à l’action de mon vouloir. Là n’est pas la question. Il nous suffit d’avoir montré par l’analyse psychologique que des trois facultés que nous distinguons dans l’âme humaine et dont l’apparition est, il est vrai, simultanée, c’est la volonté qui supporte les deux autres, et qui par conséquent constitue le moi ; la volonté et la volonté réfléchie sur elle-même achève le cycle de la vie ; elle se suffit à elle-même ; elle épuise la notion du moi ; elle ne requiert plus ni n’appelle un autre facteur ou un autre objet étranger à elle pour se constituer. Nous modifions donc la formule cartésienne sous cette forme : Je veux, donc je suis ; quand je me pense, je me pense voulant et voulu ; quand je me sens, je me sens voulant et voulu ; je veux et je me veux ; je me veux pensant, sentant et voulant. Or nous appelons la faculté par laquelle le moi veut, la volonté, et la faculté par laquelle le moi se veut, la liberté ; mais comme la volonté a souvent été conçue sans la liberté, et aussi la liberté sans la volonté, nous rattachons la volonté à la liberté comme sa substance, et la liberté à la volonté comme son attribut. C’est donc de la volonté en tant que libre, ou de la liberté en tant qu’attribut de la volonté que nous avons à nous occuper ici, et nous ne considérerons les autres facultés, l’intelligence et le sentiment, que dans leur rapport de subordination à la volonté, et pour autant qu’elles concourent aux produits de la volonté. En effet, l’étude détaillée de l’intelligence pour elle-même et de ses lois ressortit plutôt à la logique, et celle du sentiment à l’esthétique ; mais c’est à la morale que revient directement la tâche de définir la volonté et ses attributs. Ce résultat concorde avec les conclusions de notre premier chapitre, où nous avons désigné le cœur, c’est-à-dire le siège propre de la volonté, comme le centre de l’être moral tout entier. Il concorde également avec celles de notre Ire partie, d’après lesquelles ce n’est pas le savoir, ni le sentiment esthétique, mais la pratique du bien, qui est la destination finale de l’homme.
Dans notre étude sur la liberté morale ou le libre arbitre, nous donnerons d’abord la définition de la liberté morale considérée dans son rapport essentiel à la nature du moi, et nous établirons la liberté de choix contre le déterminisme. Puis nous traiterons des lois intérieures de la liberté de choix et nous combattrons le pélagianisme. Nous exposerons enfin l’état de la liberté accomplie ou la transformation de la liberté en nécessité morale.