Parmi ceux qui admettent que la cosmogonie biblique est dérivée d’une révélation divine, deux tendances peuvent se former et se sont formées en effet : selon les uns, nous possédons dans le chapitre premier de la Genèse une révélation religieuse et cosmique tout ensemble ; et il s’ensuivrait que le caractère d’autorité absolue couvrirait indistinctement toutes les parties et jusqu’aux moindres détails de ce document. Les données même de la paléontologie et de l’astronomie devraient être jugées a priori d’après le degré d’accord qu’elles présentent avec le document biblique.
Selon d’autres, au contraire, les seuls éléments de révélation contenus dans la cosmogonie biblique seraient d’ordre exclusivement religieux ; comme, par exemple : la transcendance et la souveraineté de Dieu sur le monde ; et toutes les parties du récit génésiaque dépassant ces limites, comme le nombre et l’ordre de succession des productions créatrices, devraient être imputées à l’imagination ou à la réflexion de l’auteur.
Ce dernier point de vue, tout dégagé qu’il soit de tout préjugé, ne nous laisse pas, à vrai dire, de tout point rassuré, et il est permis de se demander quel degré d’autorité resterait, même en matière religieuse et morale, à un auteur énonçant comme révélations divines les produits de sa propre subjectivité. J’accorde qu’en soi la date de la formation des lézards est indifférente à ma foi religieuse et morale ; mais s’il m’était prouvé que l’auteur réputé inspiré ait mis la formation des lézards sous le couvert de la même révélation qui lui a fait connaître la création du monde, je ne sais si la confiance que m’inspire cette dernière ne souffrirait pas de ce contact. Et supposé encore qu’il me soit démontré que l’auteur élohiste a de son chef renfermé l’œuvre divine créatrice dans un cadre de six journées pour procurer un point d’appui à la pratique israélite du sabbat, je dis que ce procédé de l’auteur inspiré choquerait mes notions morales.
Est-il indifférent à ma pratique du cinquième commandement de savoir que j’ai ou n’ai pas une guenon parmi mes ancêtres ? Je m’avoue moins détaché sur ce point que M. Secrétan n’a témoigné l’être dans ses Discours laïques.
C’est d’ailleurs un fait remarquable que les partisans de l’accord entre la Genèse biblique et les sciences naturelles se recrutent de préférence, semble-t-il, dans les rangs des naturalistes (MM. Guyotf, Thuryg, Fuchsh) ; tandis que les théologiens se montrent plus prompts au sacrifice (MM. Gautieri, Chaponnièrej, Armand Vautierk).
f – La Création, ou la Cosmogonie biblique à la lumière de la science moderne.
g – Polémique avec la rédaction de la Semaine religieuse de Genève, 1885, no 46.
h – Conférence faite à Paris sur la Cosmogonie mosaïque et la géologie, d’après un compte-rendu du Christianisme au XIXe siècle. 1887, no 4.
i – Revue de théologie et de philosophie, 1882, pages 371-381.
j – Semaine religieuse, 1885. Supplément aux no 45 et 46.
k – Chrétien évangélique, 1886. no d’avril.
A la première tendance, que j’appellerai harmonistique, se rattachent en outre MM. Godetl, Pozzym, Pfaff ; à la seconde, MM. Riehm, Armand Sabatiern.
l – Etudes bibliques, 1re série, Les six jours de la Création.
m – La Terre et le Récit biblique de la Création.
n – Revue théologique de Montauban. 1885. n° 3.
Entre ces deux points de vue opposés, nous croyons pouvoir formuler les principes suivants :
1° Le but de la révélation biblique n’étant pas de satisfaire la curiosité scientifique de l’homme, ni de le dispenser du travail d’investigation dans les domaines ouverts à l’effort de sa pensée, la révélation a dû se renfermer dans les limites de l’ordre du salut et n’a pu faire porter son rayon sur les faits ressortissant exclusivement aux sciences de la nature.
2° Il existe cependant des domaines où l’intérêt religieux et l’intérêt scientifique sont tellement connexes l’un à l’autre qu’il serait impossible de les considérer chacun isolément ; et dans la mesure où cette connexité nous est démontrée ou est affirmée par l’auteur lui-même, les chances d’accord ou de conflit qui s’annoncent entre la Bible et la nature, intéressent la foi à la révélation biblique.
3° Plusieurs des conflits supposés jusqu’ici entre les données bibliques et les données dites scientifiques, résultent soit du fait que les sciences naturelles ont étendu la portée de leurs assertions au delà de leurs données acquises ou des limites de leur compétence, soit d’interprétations erronées ou littéralistes du texte biblique. A quel point la réserve sied à la science naturelle, comme à toute science, dans l’énoncé de ses affirmations, c’est ce que le cas de Laplace rapporté par M. Faye dans son livre de l’Origine du monde, pourrait nous apprendre. Laplace avait déclaré qu’il y avait quatre milliards de chances contre une que tous les astres de notre système solaire tournent dans le même sens. Or il est constaté aujourd’hui que c’est cette chance unique qui est la réalité.
Nous croyons pouvoir résumer comme suit les points sur lesquels l’accord entre les données de la cosmogonie biblique et celles des sciences naturelles peut être réputé acquiso :
o – Sur la question spéciale des rapports entre la Genèse biblique et les sciences naturelles, voir : G. Godet, Les origines de l’Histoire sainte d’après la Genèse, par Thiersh, trad. de G. Godet. Notes du traducteur, page 402.
- Fluidité de la matière terrestre avant l’apparition de toute vie organique.
- Différentiations et condensations successives de cette nébuleuse primitive (désignée en hébreu, faute d’autre mot, par maïm).
- Emersion des continents du sein de la masse liquide de la terre (soit par des soulèvements ou des plissements de l’écorce terrestre).
- Indépendance de la lumière à l’égard des astres.
- Indépendance mutuelle des grands règnes de la nature, du règne organique à l’égard du règne inorganique, du règne animal à l’égard du règne végétal, et consistance actuelle des espèces.
Quelque opinion que l’on ait sur la mutabilité ou l’immutabilité primitive des espèces, c’est un fait d’expérience actuelle qu’elles ont acquis un caractère de consistance qui leur fait rejeter de leur sein tout élément qui leur est hétérogène. Or la formule du récit génésiaque : leminehou, selon leur espèce, implique cela et rien de plus (v. 12 et sq).
« Il y a eu, dit M. Naudin, pour l’ensemble du monde organique, une période de formation, où tout était changeant et mobile, une phase analogue à la vie embryonnaire et à la jeunesse de chaque être particulier, et à cet âge de mobilité et de croissance a succédé une sorte d’âge adulte où la force évolutive ayant achevé son œuvre, n’est plus occupée qu’à la maintenir, sans pouvoir produire d’organismes nouveaux. Limitée en quantité, comme toutes les forces en jeu dans une planète ou dans un système sidéral tout entier, cette force n’a pu accomplir qu’un travail limité ; et de même qu’un organisme animal ou végétal ne croit pas indéfiniment, et qu’il s’arrête à des proportions que rien ne peut lui faire dépasser, de même aussi l’organisme total de la nature s’est arrêté à un état d’équilibre, dont la durée, selon toute vraisemblance, doit être beaucoup plus longue que celle de développement et de croissancep. »
p – Revue scientifique de la France et de l’étranger, 6 Mars 1875.
- Ordre de succession des époques culminantes des règnes végétal et animal, et dans ce dernier, des trois grandes classes des animaux aquatiques, volatiles et terrestres.
- Cessation de toute production à partir de l’apparition de l’homme.
- Caractère rythmique et gradué des créations successives.
« Un autre point du récit de Moïse, dit encore M. Naudin, touche à l’une des questions les plus considérables de la philosophie naturelle,… c’est le partage du travail créateur en périodes séparées par des temps de repos, en journées de travail… La durée de ces périodes, aussi bien que celle des intervalles qui les séparent, est inassignable et d’ailleurs indifférente. Ce qui est essentiel, c’est le fait même de l’intermittence de l’activité créatrice qui, au lieu de procéder d’une manière continue et en un seul temps, procède par efforts successifs, c’est-à-dire par rythmes. Or le rythme est la forme nécessaire du mouvement et de toutes les sortes de mouvement… Partout où une activité est en jeu, elle prend la forme rythmée. »
M. Hæckel, un des représentants extrêmes de l’école transformiste, expose un point de vue pareil dans les termes suivants :
« Dans l’hypothèse mosaïque, deux des plus importantes propositions fondamentales de la théorie évolutive se montrent à nous avec une clarté et une simplicité surprenantes : ce sont l’idée de la division du travail ou de la différentiation, et l’idée du développement progressif ou du perfectionnement. Bien que ces grandes lois de l’évolution organique soient regardées par Moïse comme l’expression de l’activité d’un créateur façonnant le monde, pourtant on y découvre la belle idée d’une éducation progressive, d’une différentiation graduelle de la matière primitivement simple. Nous pouvons donc payer à la grandiose idée renfermée dans la cosmogonie hypothétique du législateur juif un juste et sincère tribut d’admiration, sans pour cela y reconnaître ce qu’on appelle une manifestation divine. »
Tout en reconnaissant pleinement que des conflits puissent surgir entre les résultats de la science et la révélation biblique dans tous les domaines où la vérité religieuse et morale n’est point intéressée, nous ne saurions accepter avec indifférence ceux que l’on fait naître prématurément ou gratuitement de telle ou telle interprétation du texte biblique. Nous mentionnons brièvement ici les principaux de ces conflits que nous qualifierons de fictifs.
1°) L’intuition géocentrique de l’univers, à raison de laquelle la terre serait à la fois le centre matériel et la cause finale de l’univers.
Nous ne songeons point à mettre en doute que la croyance personnelle de l’auteur du récit n’ait été en effet géocentrique, mais nous constatons que nulle part dans notre document cette intuition du monde n’est donnée comme objet de révélation divine ; que même elle ne s’y trouve pas explicitement exprimée. C’est l’ordre de la narration qui est géocentrique, et pour arriver plus tôt à ce glorieux événement : le salut de l’humanité, la genèse biblique franchit à pas de géant ces étapes qui se nomment les cieux, la terre, l’homme, le paradis, la chute. Et qui osera dire qu’une planète où le Fils de Dieu est descendu, n’est pas devenue, à un moment donné de l’histoire, le centre de l’Univers des esprits ? L’Attique était plus petite que la Chine, Jérusalem que l’Empire romain, et l’homme qui contemple les cieux et la terre, roseau, mais roseau pensant, victime souvent, mais du moins victime consciente de l’univers, l’homme, créature, hôte et enfant du Maître souverain des cieux et de la terre, est à la fois plus petit et plus grand que l’espace.
2°) La contradiction entre la donnée : Genèse 1.2, et la théorie aujourd’hui incontestée du plutonisme, selon laquelle la première phase de notre globe aurait été ignée ou incandescente.
Rien n’empêche de supposer une phase plutonienne précédant la phase neptunienne décrite v. 2.
3°) La durée des périodes géologiques qui se nombre par des milliers et des millions d’années.
Le conflit n’existe sur ce point que pour les interprètes, nombreux, il est vrai, aujourd’hui (Rothe, Reuss, Dillmann, etc.), qui maintiennent que les jours génésiaques ne pouvaient être dans la pensée de l’auteur que des durées de vingt-quatre heures. Or cette interprétation, malgré l’autorité de plusieurs de ses partisans, ne nous paraît pas soutenir l’examen, et nous y opposons les trois raisons suivantes :
- La mention des trois premiers jours avant l’apparition de l’astre régulateur du temps (v. 16).
- L’élasticité du terme hébreu iom, qui dans le document élohiste lui-même, reçoit ces quatre acceptions distinctes :
- α jour signifiant la lumière cosmique par opposition aux ténèbres et sans rapport à la succession des temps (v. 5).
- β jour signifiant une durée de vingt-quatre heures dans l’énumération des saisons, des jours et des années (v. 14).
- γ jour signifiant la partie éclairée de ce même jour de vingt-quatre heures par opposition à la nuit qui y est également renfermée (v. 14 : pour séparer la nuit d’avec le jour et v. 18).
- δ jour signifiant la période entière de la création : beiom assoth (Genèse 2.4).
- La durée du jour du sabbat qui, selon l’analogie du récit, ne saurait être, n’ayant pas de soir, un jour de vingt-quatre heures, et qui, étant une période (et une période qui durera jusqu’à la création future des cieux et de la terre), confirme la signification de période que nous attribuons aux six jours précédents.
4°) La signification du mot hébreu raqia, traduit dans nos anciennes versions par étendue, et auquel on donne le sens de voûte solide, firmament, séparant les eaux d’en haut et les eaux d’en bas.
Sans mettre en doute encore que l’auteur n’ait partagé personnellement les idées de son temps sur la constitution du ciel, il nous suffit de contester qu’il les ait transportées dans son écrit. Et de quelque façon que l’on interprète l’œuvre du deuxième jour, nous nous croyons autorisé à dire que pas plus le mot hébreu raqia que les mots français : atmosphère, étendue, espace, ne désigne nécessairement un firmament. Telle est entre autres l’opinion de M. Félix Bovet, exposée et développée dans les notes supplémentaires de l’ouvrage de M. Guyot sur la Création, auxquelles nous renvoyons. Le sens de firmament n’est pas davantage constatable dans la Genèse chaldéenne.
5°) La simultanéité de certaines périodes géologiques, qui dans le premier chapitre de la Genèse apparaissent comme successives. C’est ainsi que les animaux inférieurs apparaissent en même temps que les plantes, et que la production des plantes elles-mêmes ne devrait pas être limitée au troisième jour, ni celle des animaux aquatiques et volatiles au cinquième.
Cette contradiction disparaît si nous admettons que la disposition de la matière est ici, comme il convient dans un tableau, esthétique ou phénoménale, plutôt que strictement chronologique. Le sujet de chaque tableau particulier sera donc le fait saillant qui en révélait le caractère principal et qui eût frappé le premier regard du témoin. Le fait saillant du troisième jour fut la première production du monde végétal, et le fait saillant du cinquième, l’apparition du monde animal ; mais on n’a pas le droit de nier, au nom du document biblique, qu’il ait pu y avoir production de végétaux après le troisième jour, et production d’animaux avant le cinquième.
6°) La création du soleil après la terre.
On a tenté d’écarter cette difficulté en entendant les mots : Dieu fit les luminaires (v. 16), dans le sens de : fit apparaître, comme s’ils n’existaient pas encore pour la terre jusqu’alors couverte de vapeurs.
S’il est vrai que le langage de l’auteur est, comme nous venons de le dire, esthétique et phénoménal, cette interprétation paraîtra déjà très-admissible ; mais nous ne la trouvons pas nécessaire, car rien ne nous interdit jusqu’ici d’admettre que la constitution définitive du système solaire et du soleil lui-même ait coïncidé avec une phase relativement récente du développement de notre planète.
Bien plus, l’hypothèse de Faye, exposée dans son livre sur l’Origine du monde, et selon laquelle la formation du soleil serait postérieure à celle de la terre, changerait, si elle était vérifiée, l’objection en confirmation. Mais nous nous garderons ici d’un triomphe peut-être prématuré.
7°) La continuité des créations admise généralement depuis Lyell, en contradiction avec l’ancienne théorie de Cuvier, des catastrophes géologiques subites, pourrait paraître également inconciliable avec l’alternance des soirs et des matins annoncée dans le récit génésiaque. Mais les soirs génésiaques peuvent ne désigner ou ne représenter que les intermittences ou les ralentissements de la productivité créatrice, sans indiquer nécessairement un bouleversement de la création précédente, fait qui d’ailleurs s’est renouvelé fréquemment. Disons même que l’expression de soir est plus favorable à l’intuition actuelle qu’à l’ancienne, puisqu’elle éveille l’image d’un obscurcissement graduel.
8°) Il reste après tout cela une objection des plus sérieuse à faire, et qui a été faite maintes fois, à la philosophie du document génésiaque des origines du monde ; elle se tire de la présence dans le règne animal de la mort et de la lutte pour l’existence sous ses formes les plus monstrueuses, déjà aux époques préadamitiques. Or l’intention évidente des auteurs des trois premiers chapitres de la Genèse est d’établir que la mort dans la nature et dans l’humanité est la conséquence du péché (Genèse 1.29-31 ; 3.17-19) ; et ce point de vue est confirmé partout dans l’Ecriture, et en particulier par saint Paul (Romains 5.12 ; 6.23).
La seule solution possible, mais selon nous très légitime de ce redoutable conflit, se trouve dans l’interprétation que l’on a appelée restitutionniste, admise déjà par Jacob Böhme, de nos jours par Kurzq, Fritz de Rougemontr, et qui va être exposées.
q – Bibel und Astronomie.
r – La terre et l’homme.
s – Il est vrai que Schultz la déclare digne du Livre d’Enoch. Sans être le disciple de l’auteur du Livre d’Enoch, nous admettons qu’on ne se trompe pas nécessairement en sa compagnie.
Nous comptons trois phases de l’œuvre créatrice qui feront le sujet de trois chapitres : la Création primitive, l’œuvre des six jours, le terme de l’œuvre créatrice.