Institution de la Religion Chrétienne

LIVRE III
Qui est de la manière de participer à la grâce de Jésus-Christ, des fruits qui nous en revienent et des effects qui s’en ensuyvent.

Chapitre VIII
De souffrir patiemment la croix, qui est une partie de renoncer à nous-mesmes.

3.8.1

Encores faut-il que l’affection de l’homme fidèle monte plus haut : asçavoir où Christ appelle tous les siens, c’est qu’un chacun porte sa croix Matt. 16.24. Car ceux que le Seigneur a adoptez et receus en la compagnie de ses enfans, se doyvent préparer à une vie dure, laborieuse, plene de travail et d’infinis genres de maux. C’est le bon plaisir du Père céleste, d’exercer ainsi ses serviteurs afin de les expérimenter. Il a commencé cest ordre en Christ son Fils premier-nay, et le poursuyt envers tous les autres. Car comme ainsi soit que Christ fust son Fils bien-aimé, auquel il a tousjours prins son bon plaisir Matt. 3.17 ; 17.5 nous voyons toutesfois qu’il n’a point esté traitté mollement et délicatement en ce monde : tellement qu’on peut dire que non-seulement il a esté en assiduelle affliction, mais que toute sa vie n’a esté qu’une espèce de croix perpétuelle. L’Apostre assigne la cause, qu’il a falu qu’il fust instruit à obéissance par ce qu’il a souffert Héb. 5.8. Comment doncques nous exempterons-nous de la condition à laquelle il a falu que Christ nostre chef se soit submis : veu mesmes qu’il s’y est submis à cause de nous, afin de nous donner exemple de patience ? Pourtant l’Apostre dénonce que Dieu a destiné ceste fin à tous ses enfans : de les faire conformes à son Christ Rom. 8.29. De là nous revient une singulière consolation, c’est qu’en endurant toutes misères, qu’on appelle choses adverses et mauvaises, nous communiquons à la croix de Christ : afin que comme luy a passé par un abysme de tous maux pour entrer à la gloire céleste, aussi que par diverses tribulations nous y parvenions Actes 14.22. Car sainct Paul nous enseigne que quand nous sentons en nous une participation de ses afflictions, nous appréhendons pareillement la puissance de sa résurrection, et quand nous sommes faits participans de sa mort, c’est une préparation pour venir à son éternité glorieuse Phil. 3.10. Combien a d’efficace cela, pour adoucir toute amertume qui pourroit estre en la croix : c’est que d’autant plus que nous sommes affligez et endurons de misères, d’autant est plus certainement confermée nostre société avec Christ. Avec lequel quand nous avons telle communication, les adversitez non-seulement nous sont bénites, mais aussi nous sont comme aides, pour advancer grandement nostre salut.

3.8.2

D’avantage, le Seigneur Jésus n’a eu nul mestier de porter la croix et endurer tribulations, sinon que pour testifier et approuver son obéissance envers Dieu son Père : mais il nous est nécessaire pour plusieurs raisons, d’estre perpétuellement affligez en ceste vie. Premièrement, selon que nous sommes trop enclins de nature à nous exalter, et nous attribuer toutes choses : si nostre imbécillité ne nous est démonstrée à l’œil, nous estimons incontinent de nostre vertu outre mesure, et ne doutons point de la faire invincible contre toutes difficultez qui pourroyent advenir. De là vient que nous nous eslevons en une vaine et folle confiance de la chair, laquelle puis après nous incite à nous enorgueillir contre Dieu : comme si nostre propre faculté nous suffisoit sans sa grâce. Il ne peut mieux rabatre ceste outrecuidance, qu’en nous monstrant par expérience combien il y a en nous non-seulement d’imbécillité, mais aussi de fragilité. Pourtant il nous afflige, ou par ignominie, ou par povreté, ou maladie, ou perte de parens, ou autres calamitez : ausquelles tant qu’en nous est, nous succombons incontinent, pource que nous n’avons point la vertu de les soustenir. Lors estans humiliez nous apprenons d’implorer sa vertu, laquelle seule nous fait consister et tenir fermes sous la pesanteur de tels fardeaux. Mesmes les plus saincts, combien qu’ils cognoissent leur fermeté estre fondée en la grâce de Dieu, et non en leur propre vertu, toutesfois encores se tienent-ils trop asseurez de leur force et constance : sinon que le Seigneur les amenast en plus certaine cognoissance d’eux-mesmes, les esprouvant par croix. David mesmes a esté surprins d’une telle présomption, pour estre rendu comme insensé, comme il le confesse : J’ay dit en mon repos. Je ne seray jamais esbranlé Ps. 30.6. O Dieu, tu avois establi force en ma montagne par ton bon plaisir : tu as caché ta face, et j’ay esté estonné Ps. 30.7. Il confesse que la prospérité a hébété et abruti tous ses sens : tellement que ne se souciant de la grâce de Dieu, de laquelle il devoit dépendre, il s’est voulu appuyer sur soy-mesme, et a bien osé se promettre un estat permanent. Si cela est advenu à un si grand Prophète, qui sera celuy de nous qui ne craindra pour estre sur ses gardes ? Et pourtant ce qu’ils se flattoyent concevans quelque opinion de grande fermeté et constance, ce pendant que toutes choses estoyent paisibles : après avoir esté agitez de tribulation, ils cognoissoyent que c’estoit hypocrisie. Voylà doncques la manière comment il faut que les fidèles soyent advertis de leurs maladies : afin de proufiter en humilité, et se despouiller de toute perverse confiance de la chair, pour se ranger du tout à la grâce de Dieu. Or après s’y estre rangez, ils sentent que sa vertu leur est présente, en laquelle ils ont assez de forteresse.

3.8.3

C’est ce que sainct Paul signifie, disant que de tribulation s’engendre patience : et de patience, probation Rom. 5.3-4. Car ce que le Seigneur a promis à ses fidèles, de leur assister en tribulations, ils sentent cela estre vray, quand ils consistent en patience, estans soustenus de sa main. Ce qu’ils ne pouvoyent faire de leurs forces. Patience doncques est une espreuve aux saincts, que Dieu donne vrayement le secours qu’il a promis, quand il est mestier. Par cela aussi leur espérance est confermée : pource que ce seroit trop grande ingratitude, de n’attendre point pour l’advenir la vérité de Dieu, laquelle jà ils ont esprouvée estre ferme et immuable. Nous voyons desjà combien de proufits prouvienent de la croix, comme d’un fil perpétuel. Car icelle renversant la fausse opinion que nous concevons naturellement de nostre propre vertu, et descouvrant nostre hypocrisie, laquelle nous séduit et abuse par ses flatteries, elle rabat la présomption de nostre chair, laquelle nous estoit pernicieuse. Après nous avoir ainsi humiliez : elle nous apprend de nous reposer en Dieu : lequel estant nostre fondement, ne nous laisse point succomber ne perdre courage. De ceste victoire s’ensuyt espérance, d’autant que le Seigneur en accomplissant ce qu’il a promis, establit sa vérité pour l’advenir. Certes quand il n’y auroit que ces causes seules, il appert combien nous est nécessaire l’exercitation de la croix. Car ce n’est point un petit proufit, que l’amour de nous-mesmes, laquelle nous aveugle, soit ostée, afin que nous cognoissions droictement nostre foiblesse : d’avoir un droict sentiment d’icelle, afin d’apprendre une desfiance de nous-mesmes : de nous desfier de nous-mesmes, afin de transférer nostre fiance en Dieu : de nous appuyer sur Dieu en certaine fiance de cœur, afin que par le moyen de son aide nous persévérions jusques à la fin victorieux : consister en sa grâce, à ce que nous le cognoissions estre vray et fidèle en ses promesses : avoir la certitude de ses promesses notoire, à ce que nostre espérance soit par cela confermée.

3.8.4

Le Seigneur a encores une autre raison d’affliger ses serviteurs : c’est afin d’esprouver leur patience, et les instruire à obéissance. Non pas qu’ils puissent avoir autre obéissance que celle qu’il leur a donnée : mais il luy plaist de monstrer ainsi et testifier les grâces qu’il a mises en ses fidèles, à ce qu’elles ne demeurent point oisives et cachées au dedans. Parquoy quand il met en avant la vertu et constance de souffrir qu’il a donnée à ses serviteurs, il est dit qu’il esprouve leur patience. Dont aussi ces façons de parler sont déduites : qu’il a tenté Abraham, et a cognu sa piété, d’autant qu’il n’a point refusé d’immoler son fils pour luy complaire Gen. 22.1. Pourtant sainct Pierre dit que nostre foy n’est pas moins esprouvée par tribulation, que l’or est examiné en la fournaise 1Pi. 1.7. Or qui est-ce qui niera cela estre expédient, qu’un don si excellent, lequel le Seigneur a fait à ses serviteurs, soit appliqué en usage, afin d’estre fait notoire et manifeste ? Car jamais on ne l’estimeroit autrement comme il appartient. Que si le Seigneur a juste raison de donner matière aux vertus qu’il a mises en ses fidèles, pour les exerciter, à ce qu’elles ne demeurent point en cachette, et mesmes à ce qu’elles ne soyent point inutiles : nous voyons que ce n’est pas sans cause qu’il envoyé afflictions, sans lesquelles leur patience seroit nulle. Je di aussi qu’il les instruit par ce moyen à obéir : veu qu’ils apprenent par cela de ne vivre pas ù leur souhait, mais à son plaisir. Certes si toutes choses leur advenoyent comme ils demandent, ils ne sçauroyent que c’est de suyvre Dieu. Or Sénèque philosophe payen, dit que c’a esté un ancien proverbe, quand on vouloit exhorter quelqu’un à endurer patiemment adversitez, d’user de ce mot, Il faut suyvre Dieu[c]. En quoy ils signifioyent que lors finalement l’homme se submet au joug du Seigneur, quand il se laisse chastier, et preste volontairement la main et le dos à ses verges. Or si c’est chose raisonnable que nous nous rendions en toutes manières obéissans au Père céleste : il n’est pas à refuser qu’il nous accoustume en toute manière qu’il est possible à luy rendre obéissance.

[c] De vita beata, cap.XV.

3.8.5

Toutesfois nous ne voyons pas encores combien icelle est requise, sinon que nous réputions quelle est l’intempérance de nostre chair, à rejetter le joug du Seigneur, incontinent qu’elle est un peu délicatement traittée. Car il en advient autant qu’aux chevaux rebelles : lesquels après avoir esté quelque temps en l’estable oisifs et bien repeus, ne se peuvent puis après donter, et ne recognoissent leur maistre, auquel ils se laissoyent au paravant ranger. Brief, ce que le Seigneur se plaind estre advenu au peuple d’Israël, se voit coustumièrement en tous hommes : c’est qu’estans engraissez en trop douce nourriture, ils regimbent contre celuy qui les a nourris Deut. 32.15. Bien est vray qu’il convenoit que la bénéficence de Dieu nous attirast à réputer et aimer sa bonté : mais puis que nostre ingratitude est telle, que nous sommes plustost corrompus pas sa douceur et son traittement amiable, qu’incitez à bien, il est plus que nécessaire qu’il nous tiene la bride serrée, et nous entretiene en quelque discipline, de peur que ne nous desbordions en telle pétulance. Pour ceste cause, afin que nous ne devenions fiers par trop grande abondance de biens, afin que les honneurs ne nous enorgueillissent, afin que les ornemens que nous avons selon le corps ou selon l’âme, n’engendrent quelque fierté ou desbordement en nous, le Seigneur vient au-devant, et y met ordre, refrénant et dontant par le remède de la croix l’insolence de nostre chair. Et ce en diverses sortes, comme il cognoist estre expédient et salutaire à chacun ; car nous ne sommes point si malades les uns que les autres, ne d’une mesme maladie : et pourtant il n’est jà mestier que la cure soit pareille en tous. C’est la raison pourquoy il exerce les uns en une espèce de croix, les autres en l’autre. Néantmoins combien qu’en voulant pourvoir à la santé de tous, il use de plus douce médecine envers les uns, de plus aspre et rigoureuse envers les autres, si est-ce qu’il n’en laisse pas un exempt, d’autant qu’il cognoist tout le monde estre malade.

3.8.6

D’avantage, il est mestier que nostre bon Père non-seulement préviene nostre infirmité pour l’advenir : mais il est aussi expédient souventesfois qu’il corrige nos fautes passées, pour nous retenir en obéissance vers soy. Pourtant, incontinent qu’il nous vient quelque affliction, nous devons avoir souvenance de nostre vie passée. En ce faisant nous trouverons sans doute que nous avons commis quelque faute digne d’un tel chastiment ; combien qu’à la vérité, il ne nous faloit prendre de la recognoissance de nostre péché la principale matière pour nous exhorter à patience : car l’Escriture nous baille en main une bien meilleure considération, en disant que le Seigneur nous corrige par adversitez, afin de ne nous point condamner avec ce monde 1Cor. 11.32. Nous avons doncques à recognoistre la clémence et bénignité de nostre Père au milieu de la plus grande amertume qui soit aux tribulations : veu qu’en cela mesmes il ne cesse d’advancer nostre salut ; car il nous afflige non pas pour nous perdre ou ruiner, mais pour nous délivrer de la condamnation de ce monde. Ceste pensée nous mènera à ce que l’Escriture nous enseigne ailleurs, disant, Mon enfant, ne rejette point la correction du Seigneur, et ne te fasche point quand il t’argue : car Dieu corrige ceux qu’il aime, et les entretient comme ses enfans Prov. 3.11-12. Quand nous oyons dire que ses corrections sont verges paternelles, n’est-ce pas nostre office de nous rendre enfans dociles, plustost qu’en résistant ensuyvre les gens désespérez, qui sont endurcis en leurs maléfices ? Le Seigneur nous perdroit s’il ne nous retiroit à soy par corrections, quand nous avons failli. Et comme dit l’Apostre, Nous sommes bastars, et non pas enfans légitimes, s’il ne nous tient en discipline Héb. 12.8. Nous sommes doncques par trop pervers si nous ne le pouvons endurer, quand il nous déclaire sa bénévolence et le soin qu’il a de nostre salut. L’Escriture note ceste différence entre les incrédules et les fidèles ; que les premiers à la manière des serfs anciens qui estoyent de nature perverse, ne font qu’empirer et s’endurcir au fouet : les seconds proufitent à repentance et amendement comme enfans bien nais : eslisons maintenant desquels nous aimons mieux estre. Mais pource qu’il a esté traitté autre part de cest argument, il nous suffira d’en avoir yci touché en brief.

3.8.7

Mais la souveraine consolation est, quand nous endurons persécution pour justice ; car il nous doit lors souvenir quel honneur nous fait le Seigneur en nous donnant les enseignes de sa gendarmerie. J’appelle Persécution pour justice, non-seulement quand nous souffrons pour défendre l’Evangile, mais aussi pour maintenir toute cause équitable. Soit doncques que pour défendre la vérité de Dieu contre les mensonges de Satan, ou bien pour soustenir les innocens contre les meschans, et empescher qu’on ne leur face tort et injure, il nous fale encourir haine et indignation du monde, dont nous venions en danger de nostre honneur, ou de nos biens, ou de nostre vie, qu’il ne nous face point de mal de nous employer jusques-là pour Dieu, et que nous ne nous réputions malheureux, quand de sa bouche il nous prononce estre bienheureux Matt. 5.10. Il est bien vray que povreté, si elle est estimée en soy-mesme, est misère : semblablement exil, mespris, ignominie, prison : finalement la mort est une extrême calamité : mais où Dieu aspire par sa faveur, il n’y a nulle de toutes ces choses, laquelle ne nous tourne à bonheur et félicité. Contentons-nous doncques plustost du tesmoignage de Christ que d’une fausse opinion de nostre chair : de là adviendra qu’à l’exemple des Apostres, nous nous resjouirons toutesfois et quantes qu’il nous réputera dignes que nous endurions contumélie pour son Nom Actes 5.41. Car si estans innocens et de bonne conscience, nous sommes despouillez de nos biens par la meschanceté des iniques, nous sommes biens apovris devant les hommes, mais par cela les vrayes richesses nous accroissent envers Dieu au ciel. Si nous sommes chassez et bannis de nostre pays, nous sommes d’autant plus avant receus en la famille du Seigneur. Si nous sommes vexez et molestez, nous sommes d’autant plus confermez en nostre Seigneur pour y avoir recours. Si nous recevons opprobre et ignominie, nous sommes d’autant plus exaltez au royaume de Dieu. Si nous mourons, l’ouverture nous est faite en la vie bienheureuse. Ne seroit-ce pas grand’honte à nous d’estimer moins les choses que le Seigneur a tant prisées, que les délices de ce monde, lesquelles passent incontinent comme fumée ?

3.8.8

Puis doncques que l’Escriture nous reconforte ainsi en toute ignominie et calamité que nous avons à endurer pour la défense de justice, nous sommes trop ingrats si nous ne les portons patiemment, et d’un cœur alaigre : singulièrement veu que ceste espèce de croix est propre aux fidèles par-dessus toutes les autres : et que par icelle Christ veut estre glorifié en eux, comme dit sainct Pierre 1Pi. 4.11. Or d’autant qu’il est plus fascheux et aigre à tous esprits hautains et courageux de souffrir opprobre, qu’une centaine de morts, sainct Paul nous admoneste, qu’espérans en Dieu non-seulement nous serons sujets à persécutions, mais aussi à vitupères 1Tim. 4.10 ; comme ailleurs il nous incite par son exemple à cheminer par infamie comme par bonne réputation 2Cor. 6.8. Combien que Dieu ne requiert point de nous une telle liesse laquelle oste toute amertume de douleur : autrement la patience des saincts seroit nulle en la croix, sinon qu’ils fussent tormentez de douleurs, et sentissent angoisse quand on leur fait quelque moleste. Semblablement si la povreté ne leur estoit dure et aspre, s’ils n’enduroyent quelque torment en la maladie, si l’ignominie ne les poignoit, si la mort ne leur estoit en horreur, quelle force ou modération seroit-ce de mespriser toutes ces choses ? Mais comme ainsi soit qu’une chacune d’icelles ait une amertume conjoincte, de laquelle elle poingt les cœurs de nous tous naturellement : en cela se démonstre la force d’un homme fidèle, si estant tenté du sentiment d’une telle aigreur, combien qu’il travaille griefvement, toutesfois en résistant il surmonte et viene au-dessus. En cela se déclaire la patience, si estant stimulé par ce mesme sentiment, il est toutesfois restreint par la crainte de Dieu, comme par une bride à ce qu’il ne se desborde point en quelque despitement ou autre excès. En cela apparoist sa joye et liesse : si estant navré de tristesse et douleur, il acquiesce néantmoins en la consolation spirituelle de Dieu.

3.8.9

Ce combat que soustienent les fidèles contre le sentiment naturel de douleur, en suyvant patience et modération, est très-bien descrit par sainct Paul en ces paroles, Nous endurons tribulation en toutes choses, mais nous ne sommes point en destresse : nous endurons povreté, mais nous ne sommes point destituez : nous endurons persécution, mais nous ne sommes point abandonnez : nous sommes comme abatus, mais nous ne périssons point 2Cor. 4.8-9. Nous voyons que porter patiemment la croix, n’est pas estre du tout stupide, et ne sentir douleur aucune : comme les Philosophes stoïques ont follement descrit le temps passé un homme magnanime, lequel ayant despouillé son humanité, ne fust autrement touché d’adversité que de prospérité, ny autrement de choses tristes que de joyeuses : ou plustost qu’il fust sans sentiment comme une pierre. Et qu’ont-ils proufité avec ceste si haute sagesse ? C’est qu’ils ont dépeint un simulachre de patience, lequel n’a jamais esté trouvé entre les hommes, et n’y peut estre du tout : et mesmes en voulant avoir une patience trop exquise, ils ont osté l’usage d’icelle entre les hommes. Il y en a aussi maintenant entre les Chrestiens de semblables : lesquels pensent que ce soit vice, non-seulement de gémir et pleurer, mais aussi de se contrister et estre en solicitude. Ces opinions sauvages procèdent quasi de gens oisifs : lesquels s’exerçans plustost à spéculer qu’à mettre la main à l’œuvre, ne peuvent engendrer autre chose que telles fantasies. De nostre part nous n’avons que faire de ceste si dure et rigoureuse philosophie, laquelle nostre Seigneur Jésus a condamnée non-seulement de paroles, mais aussi par son exemple. Car il a gémi et pleuré, tant pour sa propre douleur, qu’en ayant pitié des autres : et n’a pas autrement apprins à ses disciples de faire. Le monde, dit-il, s’esjouira, et vous serez en destresse : il rira, et vous pleurerez Jean 16.20. Et afin qu’on ne tournast cela à vice, il prononce ceux qui pleurent estre bien heureux Matt. 5.4. Ce qui n’est point de merveille. Car si on réprouve toutes larmes, que jugerons-nous du Seigneur Jésus, du corps duquel sont distillées gouttes de sang Luc 22.44 ? Si on taxe d’incrédulité tout espovantement : qu’estimerons-nous de l’horreur dont il fust si merveilleusement estonné ? Si toute tristesse nous desplaist : comment approuverons-nous ce qu’il confesse, son âme estre triste jusques à la mort ?

3.8.10

J’ay voulu dire ces choses pour retirer tous bons cœurs de désespoir, afin qu’ils ne renoncent point à l’estude de patience, combien qu’ils ne soyent du tout à délivre d’affection naturelle de douleur. Or il convient que ceux qui font de patience stupidité, et d’un homme fort et constant un tronc de bois, perdent courage et se désespèrent, quand ils se voudront adonner à patience. L’Escriture au contraire loue les saincts de tolérance, quand ils sont tellement affligez de la dureté de leurs maux, qu’ils n’en sont pas rompus pour défaillir : quand ils sont tellement poincts d’amertume, qu’ils ont une joye spirituelle avec, quand ils sont tellement pressez d’angoisses, qu’ils ne laissent point de respirer, se resjouissans en la consolation de Dieu. Cependant ceste répugnance se démeine en leurs cœurs : c’est que le sens de nature fuit et a en horreur tout ce qui luy est contraire : d’autre part, l’affection de piété les tire en obéissance de la volonté de Dieu, par le milieu de ses difficultez. Laquelle répugnance Jésus-Christ a exprimée parlant ainsi à sainct Pierre, Quand tu estois jeune, tu te ceignois à ton plaisir, et cheminois où bon te sembloit : quand tu seras vieil, un autre te ceindra, et te mènera où tu ne voudras point Jean 21.18. Il n’est pas certes vray-semblable que sainct Pierre ayant à glorifier Dieu par la mort, ait esté traîné à ce faire par contrainte et maugré qu’il eust : autrement son martyre n’auroit pas grand’louange. Néantmoins combien qu’il obtempérast à l’ordonnance de Dieu d’un courage franc et alaigre, pource qu’il n’avoit point despouillé son humanité, il estoit distrait en double volonté. Car quand il réputoit la mort cruelle qu’il devoit souffrir, estant estonné de l’horreur d’icelle, il en fust volontiers eschappé. D’autre part, quand il considéroit qu’il y estoit appelé par le commandement de Dieu, il s’y présentoit volontiers, et mesmes joyeusement, mettant toute crainte sous le pied. Pourtant si nous voulons estre disciples de Christ, il nous faut mettre peine que nos cœurs soyent remplis d’une telle révérence et obéissance de Dieu, laquelle puisse donter et subjuguer toutes affections contraires à son plaisir. De là il adviendra qu’en quelque tribulation que nous soyons, en la plus grande destresse de cœur qu’il sera possible d’avoir, nous ne laisserons point de retenir constamment patience : car les adversitez auront tousjours leur aigreur, laquelle nous mordra. Pour laquelle cause, estans affligez de maladie nous gémirons, et nous plaindrons, et désirerons santé : estans pressez d’indigence, nous sentirons quelques aiguillons de perplexité et solicitude. Pareillement l’ignominie, contemnement, et toutes autres injures nous navreront le cœur. Quand il y aura quelqu’un de nos parens mort, nous rendrons à nature les larmes qui luy sont deues : mais nous reviendrons tousjours à ceste conclusion : Néantmoins Dieu l’a voulu, suyvons doncques sa volonté. Mesmes il faut que ceste cogitation interviene parmi les ponctions de douleur, et larmes et gémissemens, afin de réduire nostre cœur à porter joyeusement les choses desquelles il est ainsi contristé.

3.8.11

Pource que nous avons prins la principale raison de bien tolérer la croix, de la considération de la volonté de Dieu : il faut briefvement définir quelle différence il y a entre la patience chrestienne et philosophique. Il y a eu bien peu de Philosophes qui soyent montez si haut, que d’entendre les hommes estre exercitez de la main de Dieu par afflictions, et pourtant, qu’en cest endroict il nous faut obtempérer à sa volonté. Mais encores ceux qui sont venus jusques-là, n’ameinent point d’autre raison, sinon pource qu’il est nécessaire. Or qu’est cela dire autre chose, sinon qu’il faut céder à Dieu, pource qu’en vain on s’efforceroit d’y résister ? Car si nous obéissons à Dieu seulement pource qu’il est nécessaire, quand nous pourrons fuir, nous cesserons de luy obéir. Mais l’Escriture veut bien que nous considérions autre chose en la volonté de Dieu : asçavoir premièrement sa justice et équité, puis après le soin qu’il a de nostre salut. Pourtant les exhortations chrestiennes sont telles : Soit que povreté, ou bannissement, ou prison, ou contumélie, ou maladie, ou perte de parens, ou autre adversité nous tormente, nous avons à penser que rien de ces choses n’advient sinon par le vouloir et providence du Seigneur : d’avantage qu’iceluy ne fait rien sinon d’une justice bien ordonnée. Car quoy ? les péchez que nous commettons journellement, ne méritent-ils pas d’estre chastiez plus asprement cent mille fois et de plus grande sévérité, que n’est celle dont il use ? N’est-ce pas bien raison que nostre chair soit dontée, et comme accoustumée au joug, à ce qu’elle ne s’esgare point en intempérance selon que sa nature porte ? La justice et vérité de Dieu ne sont-elles pas bien dignes que nous endurions pour elles ? Si l’équité de Dieu apparoist évidemment en toutes nos afflictions, nous ne pouvons sans iniquité murmurer ne rebeller. Nous n’oyons pas yci ceste froide chanson des Philosophes, qu’il se fale submettre d’autant qu’il est nécessaire : mais une remonstrance vive et plene d’efficace, qu’il faut obtempérer, pource qu’il n’est licite de résister, qu’il faut prendre patience, pource qu’impatience est contumace contre la justice de Dieu. Or pource qu’il n’y a rien qui nous soit droictement amiable, sinon ce que nous cognoissons nous estre bon et salutaire, le Père de miséricorde nous console aussi bien en cest endroict, affermant qu’en ce qu’il nous afflige par croix, il pourvoit à nostre salut. Que si les tribulations nous sont salutaires, pourquoy ne les recevrons-nous d’un cœur paisible et non ingrat ? parquoy en les endurant patiemment nous ne succombons point à la nécessité, mais acquiesçons à nostre bien. Ces considérations, di-je, feront qu’autant que nostre cœur est enserré en la croix par l’aigreur naturelle d’icelle, d’autant sera-il dilaté de joye spirituelle. De là aussi s’ensuyvra action de grâces, laquelle ne peut estre sans joye. Or si la louange du Seigneur et action de grâces, ne peut sortir que d’un cœur joyeux et alaigre, et néanmoins ne doit estre empeschée par rien du monde, de là il appert combien il est nécessaire que l’amertume qui est en la croix soit tempérée de joye spirituelle.

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