Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 11
Calvin et Farel prêchent malgré l’interdiction du conseil – Ils sont bannis de Genève

(Avril 1538)

11.11

Grande angoisse – Le dimanche de Pâques – Farel prêche à Saint-Gervais – Désordres dans le temple – Calvin prêche à Saint-Pierre – Il allègue ses motifs – L’Église doit être sainte – Calvin est écouté avec calme – Il prêche le soir à Rive – Graves désordres – Les épées sont dégainées – Les conseils délibèrent – Ils proposent l’expulsion des ministres – Déni de justice – Le Conseil général vote l’expulsion – Réponse de Calvin – Réponse de Farel – Les ministres quittent Genève – Une prophétie de Bonivard – Farel et Calvin vont à Berne – Joie et tristesse

La crise avançait ; le danger ne cessait de croître. Genève était dans l’un de ces moments périlleux, décisifs, où il se produit un changement subit en bien ou en mal. La population était toujours plus agitée. La nouvelle que les ministres ne voulaient pas célébrer la cène dans Genève porta au plus haut degré l’irritation ; toutes les explications étaient inutiles ; plusieurs ne voulaient rien entendre ; la colère leur avait bouché les oreilles. On dit qu’il y eut le soir beaucoup de bruit dans les rues ; que des bandes de factieux vociféraient contre les ministres ; on a même dit qu’une mascarade avait été organisée pour parodier des scènes de l’Évangile. Nous ne sommes pas assuré que les libertins aient été jusque-là ; mais il y eut pendant la soirée une grande agitation dans la ville ; le jour qui suivit ne le montra que trop. Ces scènes tumultueuses affligeaient fort Calvin. S’il portait ses regards en arrière, les grandes tristesses qu’il avait déjà éprouvées dans Genève lui apparaissaient de nouveau, et il prévoyait que celles qui s’approchaient seraient plus amères encore. Inquiété dans la prédication de la Parole, dans l’administration des sacrements, dans la discipline apostolique, dans l’organisation de l’Église (le Conseil se refusait à la division de la ville en paroisses, mesure qui eût été très favorable à l’accomplissement des devoirs pastoraux, et au bien des familles), que fera-t-il ? « J’avoue, écrivait-il, que les premières lettres par lesquelles le sénat cherchait à détourner ma volonté du droit chemin me frappèrent d’un grand coupa. Je me voyais replongé dans les détresses, dont j’avais espéré être délivré par la bonté magnifique de Dieu. Quand j’ai accepté le gouvernement de cette Église, avec mon très bon et très fidèle collègue Farel, je me guis appliqué, en bonne conscience, à rechercher tous les moyens par lesquels elle pouvait être maintenue ; et quoi que ce fût pour moi une charge très pénible, je n’ai jamais pensé à abandonner la place. Je me regardais comme mis par la main de Dieu à un poste, où je ne pouvais lâcher pied. Et pourtant si je disais la moindre partie des ennuis ou plutôt des malheurs qu’il nous a fallu dévorer pendant toute une année je sais que cela vous paraîtrait incroyableb. Je puis déclarer qu’il ne s’est pas écoulé un jour où je n’aie dix fois désiré la mortc. » Cette veille de Pâques, où il allait s’exposer aux plus grandes douleurs, en rendant à Dieu l’honneur qui lui appartient, était sans doute un de ces jours-là. Il devait boire la coupe de la colère du peuple. Lui, cet escholier timide, qu’il déclare avoir toujours été, il lui fallait affronter des furieux. Mais une pensée le raffermissait : Dieu le veut, il faut que sa volonté soit faite.

a – « Me non leviter perculsum fuisse. » (Calvin aux pasteurs de Zurich. Pridie Cal. Junion. Henry, Calvin, I, App., p. 82.)

b – « Incredibile vobis futurum scio si minimam partem vobis referam molestiarum, vel potius miseriarum, quæ toto anno devorandæ nobis fuerunt. » (Ibid.)

c – « Nullum præteriisse iliem, quo non decies mortem optarem. » (Ibid.)

Le dimanche de Pâques commença. Une grande agitation régna de bonne heure dans la ville. Les adversaires et les amis des réformateurs étaient les uns et les autres ébranlés, mais en sens divers. Les premiers étaient impatients de voir si vraiment ils prêcheraient malgré la défense du Conseil, et d’entendre ce qu’ils diraient. Les autres étaient aussi empressés d’accourir au service divin, soit dans un sentiment de piété, soit pour défendre les ministres, si, comme on le croyait, il y avait du trouble dans les églises. Les mouvements de la multitude, les groupes qui se formaient çà et là, les paroles violentes qui échappaient de temps en temps, tout était propre à donner quelque crainte. Aussi y avait-il dans les âmes timides un trouble intérieur, une sollicitude, un serrement de cœur, inévitables dans des circonstances si graves. Des hommes, des femmes, des enfants, le bruit de la foule et la voix tumultueuse du peuple, remplissaient les rues. On supposait des choses étranges, on semait de méchants rapports. On eût presque dit, à voir l’animation générale, que l’on allait mener des hommes au supplice. La foule se portait aux lieux de l’exécution. Les habitants de la rive droite se rendaient au temple de Saint-Gervais, où devait prêcher Farel ; ceux de la rive gauche et du haut de la ville à la cathédrale de Saint-Pierre, où devait prêcher Calvin. Ils franchissaient les portes et remplissaient les temples. Les amis des réformateurs se plaçaient en général autour de la chaire ; leurs adversaires, répandus dans tout le temple, où ils échangeaient des propos hardis, se demandaient s’il ne fallait pas prêter main-forte au magistrat et empêcher les ministres de prendre la parole. La rive droite était le quartier où ceux-ci comptaient le plus d’opposants ; peut-être aussi quelques-uns de leurs adversaires les plus violents étaient-ils venus de la rive gauche entendre Farel, dont la présence leur imposait moins que celle de Calvin, et avec lequel ils étaient plus familiarisés, le vaillant évangéliste n’ayant cessé depuis quelques années de se prodiguer pour le bien de Genève, ce dont ils entendaient le payer ce jour-là. Farel parut, monta en chaire et, à sa vue, une vive agitation se manifesta dans tout l’auditoire. On n’essaya pourtant pas de lui fermer la bouche ; une prédication de cet orateur populaire dans le moment actuel, était un spectacle qui intéressait autant et plus qu’un autre. La prière et les chants ayant eu lieu, le discours commença. Farel doué d’un cœur intrépide, d’un esprit ardent, d’une conviction ferme et du talent d’émouvoir et d’entraîner ses auditeurs, ne cacha point la vérité. Sans s’arrêter à la question du pain qu’il déclara être une chose secondaire, il parla de la sainteté de la cène ; « il remonstra au peuple, comment ils ne devoyent à son estime polluer le saint sacrementd, » et déclara que pour prévenir une telle profanation, la sainte cène ne serait pas célébrée. Ces paroles émurent toute l’assemblée et en soulevèrent une grande partie. Les adversaires étaient en désordre, les amis étaient en alarmes. Les imaginations s’enflamment, la colère éclate, des cris se font entendre. Le matin fui suscité trouble contre Farel au temple de Saint-Gervaise. Mais celui-ci affrontait volontiers les périls et il n’avait surtout aucune crainte quand des hommes indignes

d – Rozet, Chronique msc. de Genève, I. IV, ch. 16. Mém. de Farel et Calvin aux seigneurs de Berne. Calvin, Opp., X, p. 188. Roget Peuple de Genève, p. 92.

e – Rozet.

« Voulaient du Dieu vivant braver la majesté. »

Il continua donc. Son éloquence populaire, ses mouvements animés, ses images si propres à rendre ses idées plus vives et plus sensibles, ses gestes énergiques, sa voix semblable à celle du tonnerre, au retentissement de laquelle, selon Théodore de Bèze, ses auditeurs tremblaient, faisaient de lui le plus entraînant des orateurs de la France et de la Suisse. Farel improvisant ses discours, ne pouvait manquer d’être saisi à la vue qui s’offrait à lui, car l’assemblée en pareil cas réagit toujours sur l’orateur. Il se trouvait devant une mer agitée, dont les flots tumultueux semblaient vouloir l’engloutir ; mais il se sentait sur un rocher et avait appris dès longtemps à braver la tempête. Il déploie donc avec courage l’acte d’accusation ; il stipule ce qui profane la cène ; il énumère « ces désunions, ces bandes, ces blasphèmes, ces dissolutions qui se multiplient, et qui font que les ministres ne peuvent l’administrerf. » Longtemps on n’avait pu l’entendre sans en être ravi ; mais il en est tout autrement à cette heure. Les esprits s’agitent de plus en plus, les cœurs se soulèvent, l’opposition se prononce, des voix altérées par la colère se font entendre, le trouble dont parle le chroniqueur remplit le temple de Saint-Gervais. Cependant Farel a le dessus ; son caractère, son action imposent aux rebelles ; ses amis protègent sa sortie et il peut rentrer chez lui sans aucun mal.

f – « Rozet, Chronique msc. de Genève, l. IV, ch. 18.

Pendant ce temps Calvin prêchait à Saint-Pierre. Que se passait-il ?

Le culte paraît y avoir été calme et digne ; les scènes de Saint-Gervais au moins ne s’y répétèrent pas. Le quartier dans lequel se trouvait la cathédrale, son imposant et solennel aspect, la composition de l’assemblée, les magistrats qui y assistaient sans doute en grand nombre, la figure grave du réformateur, peuvent expliquer, en partie, ce décorum. Mais le caractère de sa parole, qui était calme, simple, forte de pensée, claire et éclairant tous les sujets qu’il traitait, concise, imposante, convaincante, sans les éclairs vifs et populaires de Farel, y contribua sans doute aussi pour une bonne part. Toutefois, Calvin ne cacha rien : « Nous protestons devant vous tous, dit-il, que nous ne nous arrêtons pas à la question du pain levé ou non levé, c’est une chose indifférente, qui est en la liberté de l’Église. Si nous n’administrons pas la cène de Pâques, c’est que nous avons grande difficulté qui nous meut à ce faire. » Puis il allégua les désunions, bandes, blasphèmes, dissolutions, désordres, abominations, moqueries de Dieu et de ses Évangiles, troubles et sectes qui régnaient dans la ville : « Car publiquement, dit-il, sans qu’aucune punition en soit faite, il s’est fait mille irrisions contre la Parole de Dieu et mêmement contre la cèneg. » Il fit donc connaître franchement les motifs qui l’empêchaient de célébrer la communion. Mais il ne paraît pas avoir été au delà. Sans doute il est sorti plus d’une fois, dans ses discours, des bornes de la modération ; mais il semble que la solennité du moment, la majesté de la chaire, lui firent réprimer ces expressions violentes dont s’armait souvent sa parole. Il avait une grande tâche à remplir. Il fallait faire comprendre à ce peuple les obligations que la profession du christianisme impose. Tout membre d’une société a en effet certains devoirs à remplir, qui sont essentiels à l’existence même de la communauté ; de même, tout membre de l’Église lui doit une vie édifiante et irréprochable. Les chrétiens ne forment qu’un seul corps, chacun se trouve intéressé à ce que Dieu soit honoré dans tous ses membres. Une hypocrisie manifeste, une corruption impudente, dans un homme qui fait profession d’être chrétien, compromettent toute la société chrétienne. L’union avec Dieu est incompatible avec l’état de péché ; le vice et la vertu sont deux choses qui ne s’associent pas. Regarder comme chose légère, indifférente, l’opposition implacable qui se trouve entre la vérité et le mensonge, entre la sainteté et le désordre, en sorte que l’on puisse suivre l’une ou l’autre sans aucun motif de préférence, c’est l’avilissement da l’humanité, c’est le scandale des scandales. S’il existe, l’Église chrétienne est dans la souffrance ; il faut qu’on la défende, qu’on la sauve, et une Église qui ne voudrait pas être défendue serait fort malade. Il y a plus, et c’est ce que Calvin a souvent rappelé, maintenir la nécessité d’une vie conforme à la Parole de Dieu est dans l’intérêt même de celui dont la conduite est en opposition à ses commandements. On la maintient, cette nécessité, non pour le perdre, mais pour le sauver. « Cela se fait en telle sorte, dit Calvin, qu’on le retire en la voie du salut, et l’Église est toute prête à le recevoir en amitié. IL ne faut pas qu’elle exerce une sévérité trop rigoureuse, qu’elle procède étroitement jusqu’au bout et soit comme inexorable, mais plutôt qu’elle vienne au devant avec douceur. Si cette modération n’est diligemment gardée, il y a danger que de correcteurs nous ne devenions bourreauxh. »

g – Mém. de Farel et Calvin aux seigneurs de Berne. Calvin, Opp. X, p. 189.

h – Calvin, Institution chrétienne, 4.12.9-10

Tels étaient les principes de Calvin. Son discours ne nous a point été conservé, mais il est impossible qu’il n’ait pas parlé selon ses convictions les plus intimes, et, s’il l’a fait, cela pourrait expliquer en partie le caline avec lequel il fut écouté. Il se trompe cependant en un point, nous ne pouvons assez le reconnaître. L’Église et l’État étaient partout alors, et spécialement à Genève, presque confondus, en sorte que « l’État n’hésitait point à s’ingérer dans une quantité de matières qui étaient dans les attributions de l’Églisei. » Calvin fut de tous les réformateurs celui qui eut le plus à cœur d’établir l’autonomie de l’Église, et par conséquent une certaine indépendance des deux sociétés ; mais il adhéra comme ses contemporains aux opinions de son siècle et de ceux qui avaient précédé. Les éléments de la discipline judaïque avaient, dès le premier siècle, envahi le champ de la discipline chrétienne ; la Réformation opéra sans doute partout un grand changement dans cet état de choses, mais l’on vit encore, même à Genève, l’État étendre son bras de fer au milieu des assemblées de Christ pour frapper les coupables. C’est là une grossière et capitale erreur, et que tout vrai chrétien doit repousser avec énergie. Heureusement il ne pouvait en être question dans la grande journée de Pâques 1538. L’État était alors momentanément séparé de l’Église, et les réformateurs n’employèrent et ne purent employer d’autres armes que celles de l’esprit.

i – Roget, L’Eglise et l’État à Genève du temps de Calvin p. 5.

Si le réformateur put prêcher tranquillement le matin, il ne devait pas en être de même le soir. Les plus fougueux des adversaires se disaient qu’ils lui devaient quelque chose, et leur colère entendait s’en acquitter. Tant qu’ils n’avaient eu affaire qu’avec le bonhomme Farel, on s’était arrangé tant bien que mal avec lui, malgré ses vivacités ; mais ce jeune homme de Noyon était un esprit d’une autre trempe, et depuis qu’il était arrivé à Genève tout avait marché d’un autre pas. Il avait un esprit méthodique, constitutionnel ; n’avait-il pas rédigé une loi fondamentale de l’Église à laquelle on avait dû prêter serment dans Saint-Pierre ? Il voulait tout régler et cela n’était pas commode. Puisqu’on avait assailli Farel, il n’était pas juste de laisser Calvin en paix. On avait fait du bruit le matin à Saint-Gervais, on en fera le soir à Saint-François de Rive. C’était dans ce couvent que Farel était monté en chaire pour la première fois, le 1er mars 1534, et c’était là que Calvin devait prêcher le 21 avril 1538. Le quartier où se trouvait cet édifice était situé dans le bas de la ville, non loin des rives du lac, et était peut-être moins tranquille que les alentours de la cathédrale. L’église fut bientôt remplie, et Calvin arriva. Il commença son discours. Sachant que Farel avait été traité plus mal que lui, il se peut que, pour ne pas avoir de reproches à se faire, il ait cru devoir accentuer davantage ses paroles et appuyer sur certaines choses pour les faire remarquer et sentir. Au reste, eût-il parlé comme un ange, il n’eût pas échappé au tumulte. Les esprits s’étaient montés ; l’idée de résister à cet homme inflexible s’était emparée de plusieurs jusqu’à les exalter ; ils avaient même pris leurs épées, et étaient venus au temple comme à une place d’armes. La violence reste d’ordinaire, au premier abord, muette, sans gestes, sans signe ; il paraît qu’il en fut ainsi ; mais, à quelque parole prononcée par le prédicateur, elle se manifesta par une explosion soudaine. On eût dit qu’un vent impétueux passait sur cette foule et lui imprimait un mouvement passionné. Il y eut dans l’église de Rive des paroles violentes et des gestes menaçants. On ne s’en tint pas là. En vue de cet orateur, dont la gravité et la puissance les irritent, les plus fougueux tirent l’épée, et l’acier luit dans ce sanctuaire de la paix. Nul ne mit, il est vrai, le tranchant fatal sur la gorge de l’orateur. Il paraît cependant qu’il y eut lutte entre les amis et les ennemis de la Réformation et que les armes se croisèrent, car le grand magistrat de Genève au seizième siècle, Michel Rozet, croit devoir dire dans ses chroniques que l’action eut pourtant lieu sans effusion de sangj, et le syndic Gautier regarde cette circonstance heureuse comme une espèce de miracle. Ainsi, après avoir entendu les arquebuses détoner cinquante ou soixante fois le soir, contre sa maison, le réformateur voyait à cette heure brandir contre lui des glaives étincelants, dans la maison même de Dieu. Luther et d’autres réformateurs ont été aussi éprouvés par des tribulations, mais elles venaient du pape et des siens, non des gens de leur Église. Calvin fut-il ému ou resta-t-il calme en face de cette émeute ? Nous l’ignorons ; il est probable qu’ému au dedans, il resta grave au dehors. Tandis que quelques-uns de ses amis se rangeaient autour de la chaire pour le défendre, il se trouva heureusement des hommes modérés, appartenant aux deux partis, qui s’efforcèrent de mettre la paix, d’arrêter la colère des furieux, de ramener à la raison ces hommes enflammés qui déshonoraient par leur violence le temple du Seigneur. Peu à peu les cœurs furent moins agités, les paroles moins violentes, les épées furent remises dans le fourreau ; la tempête s’apaisa. Les amis de Calvin l’entourèrent et le ramenèrent sain et sauf à sa demeure, qui n’était pas éloignée : « Et sur le soir à Rive, dit le syndic Rozet, fut suscité trouble contre Calvin. Là furent les espées desgainées ; mais le tout fut appaisé. »

j – Rozet, Chronique msc. de Genève, l. IV, ch. 18.

Le jour même, après les services, le Conseil s’assembla pour délibérer sur ce qui venait d’arriver. Douze membres étaient présents, bien décidés à punir non les factieux, mais les réformateurs. Voulant que les résolutions fussent prises par les plus hautes autorités de l’État, ils arrêtèrent que le Conseil des Deux-Cents se réunirait le lendemain et le Conseil général le surlendemain ; on ne pouvait guère aller plus vite.

Le 22 avril, les syndics exposèrent le fait aux Deux-Cents, en s’en tenant particulièrement à l’affaire du pain, quoique les ministres eussent déclaré que cette question n’était pour rien dans leur résolution. Le pain semblait donc n’être qu’un prétexte. Les syndics demandèrent aux Deux-Cents s’ils voulaient adopter le rite suivi à Berne ; ils répondirent que oui. On sait que le parti qui dominait alors avait obtenu la majorité dans ce Conseil et par quels moyens. Puis les syndics représentèrent que les pasteurs avaient prêché le jour de Pâques, quoique le magistrat le leur eût défendu, et demandèrent s’ils ne devaient pas être mis en prison. Les Deux-Cents n’admirent pas la prison ; sans être pourtant moins sévères, ils furent d’avis d’interdire aux trois ministres, Calvin, Farel et Courault, la fonction de la chaire dans les temples de la république, et de leur faire quitter la ville aussitôt qu’on leur aurait trouvé des successeurs. On s’est étonné que, d’après les registres du Conseil, il ne fut point fait mention des accusations de désordre et de blasphème énoncées en chaire par Farel et Calvin, ainsi que du refus de célébrer la cène qui en avait été la conséquence. Ce silence pourtant n’est pas difficile à comprendre. Ces accusations étaient sans doute le fait le plus important de la journée, et les magistrats, en l’omettant, filtraient le moucheron et engloutissaient le chameau. Calvin dit plus tard, sans l’appliquer à ce cas spécial : « Les hypocrites, en se donnant licence pour s’abandonner aux plus grandes méchancetés, sont d’autant plus austères et rigoureux dans les choses qui ne sont pas de grande importance ; et, feignant par ce moyen de baiser les pieds à Dieu, ils lui crachent fièrement en la facek. » Les dissolutions et blasphèmes étaient une matière fort peu agréable et sur laquelle le Conseil ne se souciait nullement de s’arrêter. D’ailleurs, s’il eût mentionné ces griefs, il eût fallu une enquête, des preuves, des témoins, et tout cela eût été fort pénible et fort long. Et si même le gouvernement avait entamé un procès contre les pasteurs pour punir ces reproches, il est fort douteux qu’il l’eût gagné, du moins dans l’opinion des hommes impartiaux ; il était beaucoup plus simple et plus expéditif de s’en tenir à ce fait unique que la prédication ayant été interdite aux ministres, ils avaient prêché. Ceci n’avait pas besoin de preuve : tonte la ville les avait vus et entendus. C’est pour ce fait qu’on les punit, cela est clair ; le Conseil est dans son droit, mais c’est bien ici le cas de dire : Summum jus, summa injurial.

k – Calvin, Comment, sur Matthieu.23.24.

lL’application excessive du droit conduit à l’injustice. Registres du Conseil, du 22 avril. Chronique msc. de Rozet, l. IV, ch. 18.

Après les dérèglements, les scènes orageuses, le bannissement des réformateurs, qu’allait-il advenir ? Le frein de la religion, si puissant pour réprimer les désirs et les actes criminels, étant rompu, les désordres, déjà si grands, n’envahiraient-ils pas la malheureuse cité ? La foi évangélique ne serait-elle pas foulée aux pieds ? Ne verrait-on pas des protestants mêmes vouloir mêler la messe et l’Évangile ? Rome ne comploterait-elle pas pour ramener « l’ancienne religion » dans Genève ? L’indépendance politique elle-même ne serait-elle pas compromise ? Les ennemis de la Réformation ne chercheraient-ils pas à faire quelque pacte avec la Savoie, et Berne même, à qui l’on semblait sacrifier Calvin, ne mettrait-il pas en danger les libertés genevoises ? Ces craintes, hélas ! ne furent que trop justifiées. Calvin, qui avait si vivement résisté à Farel quand celui-ci le pressait de se fixer à Genève, ne pouvait se résoudre maintenant à l’abandonner. Il voulait y rester pour combattre de toutes ses forces les dangers dont il voyait cette ville menacée : « Nous comprenions très bien, dit-il, que, dans cette extrémité, le salut de l’Église demandait qu’elle ne fût pas privée de ses conducteurs. Nous travaillâmes donc à y maintenir notre ministère comme s’il s’était agi de notre viem. » Calvin voulait à tout prix empêcher qu’il n’y eût dans l’Église et dans l’État bouleversement, cataclysme. Il sentait le besoin d’éclairer le peuple, de lui faire comprendre l’importance d’une conduite morale, d’une foi chrétienne et d’une cordiale unité : « Il lui semblait, dit-il, beaucoup plus facile d’arrêter l’Église au moment où elle allait faire une chute, que de la rétablir quand elle serait tombée et comme entièrement perduen. » Il demanda donc et demanda instamment à rendre compte de ses motifs au Conseil général. Il expliquera tout, et le bon parti aura le dessus. Refuser à un accusé d’exposer les raisons de sa conduite, est un acte inique. Mais tout fut inutile. Les syndics craignaient-ils que Calvin convainquît le peuple ou que le peuple insultât Calvin ? Nous ne prononçons pas. Quoi qu’il en soit, ils lui refusèrent ce qui lui était dû : il y eut déni de justice ; on préféra le condamner sans l’entendre. Ni ses représentations ni celles de ses collègues n’y firent rien. L’esprit de parti alla jusqu’à fermer la bouche au plus disert, au plus profond, au plus savant, au plus sincère, au plus fort des hommes du siècleo.

m – « Pro retinendo nostro ministerio non minus laboravimus quam si de capitibus nostris certamen fuisset. » (Calvin aux pasteurs de Zurich, Pridie. Calend. Jun.)

n – « Multo facilius tum fuisset, labanti ecclesiæ subvenire, quam penitus perditam restituere. » (Ibid.)

o – « Eoque tem perducunt, frustra sese Calvino, cum ejusdem sententiæ collegis, ad reddendum omnium rationem offerente. » (Beza, Vita Calvini.)

Le lendemain 23 avril le Conseil général s’assembla dans le cloître de Saint-Pierre pour décider du sort des réformateurs, sans les avoir entendus :

« Le pire des États, c’est l’État populaire »,

ont dit de grands hommes du dix-septième sièclep ; nous ne pensons pas ainsi au dix-neuvième. Cependant il est vrai que le peuple trompe souvent l’idée qu’on se faisait de lui et se trompe lui-même ; il y en a eu en tout temps de redoutables exemples. Le peuple se laisse aisément influencer et se précipite aveuglément sur les pas de ceux qu’il a choisis pour guides. Ce fut ce qui arriva à Genève. Les syndics demandent au peuple s’il veut se servir de pain azyme dans la cène comme à Berne, « sans en disputer plus. » La majorité est pour le pain azyme, quoiqu’elle ne comprenne peut-être pas très nettement la chose. Les syndics informent alors le Conseil général « que Farel, Calvin et leur collègue n’ont pas voulu obéir au commandement du magistrat, et lui demandent de voir si on leur donnera congé ou non. La plus grande voix (la majorité du peuple), comme le Petit et le Grand Conseil l’ont ainsi résolu, arrêtent qu’ils doivent vider la ville dans trois jours prochains. Ainsi fut ordonné, la plus grande part du Conseil soumettant la meilleureq. » Un tel acte accompli contre les hommes les plus éminents qu’il y eut alors dafts Genève, les seuls dont les noms soient parvenus à la postérité, et accompli sans vouloir même les entendre, était une de ces mesures violentes auxquelles les mauvais gouvernements ont quelquefois recours, un coup d’État.

p – Corneille et Bossuet.

q – Bèze-Colladon, Vie de Calvin, p. 35. Th. de Bèze dit de même dans la vie latine : Majore parte meliorem superante.

De plus, ce même Conseil déposa le secrétaire qui avait lu les articles de réformation. Ce secrétaire était Claude Rozet, qui avait fait prêter serment à la confession de foi dans la fameuse journée du 29 juillet 1537. En bannissant les trois ministres, on voulait frapper aussi au moins un laïque, et l’on choisit celui qui avait, par son ministère, établi dans Genève les articles de réformationr.

r – Rozet, Chronique msc. de Genève, l. IV, ch. 18.

Il fut ordonné de communiquer immédiatement aux réformateurs l’arrêt du peuple, et ce fut, sans autre cérémonie, le chef des huissiers qui dut s’acquitter de cette mission. Cet homme s’étant rendu chez Calvin, lui dit qu’il lui était ordonné par arrêté du Conseil général « de ne plus prêcher dans la ville et de s’absenter dans trois jours prochainss. » Le réformateur répondit avec calme : « Si nous avions servi les hommes, nous serions certainement mal récompensés ; mais heureusement pour nous, nous servons un plus grand maître, qui paye à ses serviteurs même ce qu’il ne leur doit past. » Le Sautier se rendit ensuite auprès de Farel, qui répondit : « A la bonne heure, et cela est bien, de par Dieu. » Il y a dans ces paroles des réformateurs une paix, une fermeté, une grandeur d’âme, qui frappent involontairement ceux qui les lisent, que des historiens ont appelées héroïquesu, et qu’on n’a pas le droit d’appeler apparentesv. Pendant ce temps le Conseil s’était occupé d’autres matières.

s – Registres du Conseil, du 23 avril.

t – Les registres du Conseil, la Vie latine de Calvin, par Th. de Bèze, la Vie française, Rozet dans ses Chroniques, plus tard le syndic Gautier dans son Histoire, rapportent tous cette réponse avec d’insignifiantes variantes.

u – Ruchat, V, p. 66. Trechsel, I, p. 171, etc.

v – Scheinbar. Kampschulte, J. Calvin, p. 313.

L’affliction de Calvin était pourtant profonde. Sentant que les bienfaits de Dieu envers lui étaient grands, il avait voulu les reconnaître. « Ce n’est certes pas un petit honneur qui nous a été fait, disait-il, qu’un chef aussi puissant (Jésus-Christ), nous ait mis au rang de ses serviteurs ; nous sommes donc les hommes les plus ingrats, si nous ne nous dévouons pas tout entiers à le servirw. » Il s’était dévoué à cette œuvre et sa conscience lui disait qu’il devrait rendre compte de chaque âme perdue. Quelques succès avaient de temps en temps réjoui son âme ; « cependant, disait-il avec tristesse et avec effroi après son bannissement, survinrent en la ville séditions, les unes sur les autres, qui nous affligèrent et proumenèrent (agitèrent) d’une façon qui n’estait point lasche ; et combien que je me recognoysse estre timide, mol et pusillanime de ma nature, il me fallut toutes fois, dès les premiers commencements soustenir ces flots tant impétueuxx. Je ne puis exprimer quel trouble et quel tourment me remplissait nuit et jour, et toutes les fois que j’y pense, je tremble encore au dedans de moi. » Ce n’était pas seulement le souvenir du passé qui était douloureux, c’était encore la perspective de l’avenir, — des maux qui pouvaient fondre sur Genève et du grand dommage qu’éprouverait la Réformation, si ce flambeau qui devait jeter ses rayons tout à l’entour, en France, en Italie et en d’autres contrées, était misérablement éteint. Il y avait de quoi accabler l’âme la plus forte.

w – « Proinde ingratissimi sumus, nisi nos illi devovemus totos. » Calvinus. Omnibus Christi Evangel. religionem colentibus. 1538. Opp., V, p. 321.

x – Calvin, Préface des Psaumes, p. ix.

Le 25 avril, Courault fut mis en liberté et, le lendemain probablement, les trois pasteurs quittèrent Genève.

Ainsi s’accomplit une prophétie de Bonivard faite dix ans auparavant. On se rappelle qu’en 1528 des Genevois qui ne désiraient la Réformation que pour se débarrasser des prêtres, de leurs vices et de leurs superstitions ayant déclaré au prieur de ces ecclésiastiques corrompus de Saint-Victor qu’ils voulaient mettre à la place des ministres de l’Évangile qui introduiraient une vraie réformation chrétienne, Bonivard leur répondit : « Si vous voulez réformer les autres, ne faut-il pas d’abord vous réformer vous-mêmes ? Les animaux qui vivent d’une même viande, s’entrehaïssent volontiers. Il en est de même entre nous. Nous sommes impudiques : vous l’êtes aussi. Nous sommes ivrognes ; vous l’êtes aussi. Nous sommes jureurs, blasphémateurs : vous l’êtes aussi. Vous voulez nous chasser, dites-vous, pour mettre à notre place des ministres luthériens… Messieurs, pensez bien à ce que vous entendez faire. Il faudra selon leurs doctrines, que l’on ne joue pas, que l’on ne se livre pas à la débauche, et cela sous griève peine. Ah ! combien cela vous fâchera ! Vous ne les aurez pas gardés deux ans que vous nous regretterezy. » Les paroles de Bonivard sont naïves et rudes, mais elles confirment pleinement le témoignage, les plaintes de Calvin, de Farel, de Rozet. Tout y est vrai, jusqu’au temps fixé par le prieur : pas deux ans. Sans doute Farel et Calvin se montrèrent dans cette affaire sujets aux infirmités humaines. Ayant tous deux des caractères forts, ils s’excitaient facilement l’un l’autre à une inflexibilité à laquelle ils étaient naturellement portés. Calvin lui-même nous apprend que le prudent Bucer désirait plus tard qu’ils ne demeurassent pas ensemble, dans la crainte que l’influence qu’ils exerçaient l’un sur l’autre ne leur nuisîtz. Ils ont eux-mêmes dit qu’ils auraient pu montrer plus de douceur. Mais il est impossible de ne pas reconnaître qu’ils firent ce que demandait d’eux la fidélité à l’Évangile. La question du pain était un petit guidon élevé par les conseils, en opposition à la grande bannière évangélique, portée courageusement par Calvin et Farel. Les deux classes de combattants dans cette chaude affaire, étaient les représentants de deux systèmes qui, non seulement ne se ressemblaient pas, mais étaient diamétralement opposés. Si les réformateurs avaient cédé, la grande cause de la religion et de la morale était compromise, la dignité de leur ministère était abaissée, leur activité pour avancer le règne de Dieu dans Genève était entravée, peut-être rendue impossible. Leur condescendance en un tel cas eût été non seulement blâmable, mais blâmée. Il y avait là une question d’être ou de ne pas être. Il fallait s’efforcer de remporter la victoire ; si l’on ne pouvait pas vaincre, souffrir pour attester la vérité méconnue. Ils n’avaient rien négligé pour escalader la citadelle et y planter leur noble drapeau. Ils avaient échoué, et il ne leur restait qu’à se retirer, vaincus mais au fond vainqueurs, car ils n’avaient pas reculé d’un pas, pendant la bataille, et avaient ainsi préparé le jour du triomphe. Laissant derrière eux la ville, ses tumultes, ses menaces, ses outrages, ses violences, Farel et Calvin allaient à Berne ; c’était à la fin d’avril, S’avançant le long des rives du lac au milieu des belles et paisibles scènes de la nature, ils éprouvaient un grand soulagement. Échappés à cette enceinte étroite où leur cœur avait été serré de douleur, navré de tristesse, ils respiraient enfin librement. Un air pur et vif avait succédé à un air lourd et épais, et ils en étaient vivifiés. « Quand par le moyen de certains, troubles on me chassa, disait Calvin, je ne me trouvai pas garni d’une si grande magnanimité, que je ne m’en réjouisse, plus qu’il ne fallait ; — lors, par ce moyen estant en libertéa. » Il n’y avait du reste en lui ni murmure, ni amertume. Il avait appris beaucoup de choses au milieu de ces agitations, surtout à renoncer à lui-même. Dès que l’on se cherche soi-même, disait-il en ce temps, les combats éclatent ; le vrai principe d’agir, pour un soldat, c’est de déposer tout orgueil et de dépendre entièrement de la volonté de son chefb. » Son chef voulait qu’il quittât Genève et il la quittait, trouvant dans cette dépendance, l’indépendance suprême. Dépouillé et à demi mort, comme l’homme de Jéricho, il sentait près de lui le Seigneur qui bandait ses plaies et y versait de l’huile et du vin. Rappelons-nous, disait-il encore, cette déclaration de Jésus-Christ, qu’on ne peut faire une blessure à ses serviteurs sans qu’il la regarde comme faite à lui-mêmec. » Puis, portant ses regards vers les amis auprès desquels ils se rendaient : « Nous nous sommes tournés vers vous, ô frères, disait-il, vers vous qui avez été établis pour paître les Eglises du Christ, sous les auspices du Saint-Esprit. Ah ! si c’est sous la conduite du même prince, contre le même ennemi, dans la même guerre, dans le même camp, que nous combattons, ne serons-nous pas grandement excités à la concorde et à l’harmonied ? » Il reprenait même courage quant à la Réformation : « L’Église, disait-il, n’est pas fatiguée, tourmentée, renversée par ces luttes et ces combats ; au contraire elle prend ainsi de la force, elle commence à fleurir, elle se trouve affermie par de nouveaux développementse. » Tel fut en effet le fruit que porta cette grande épreuve. « L’événement a montré, dit Th. de Bèze, que la providence de Dieu a voulu ces dispensations, pour que son serviteur fût, par diverses expériences, préparé à de plus grandes choses, et pour que, les séditieux se perdant eux-mêmes par leur propre violence, l’Église de Genève fût purifiée de toutes souilluresf. »

y – Voir Hist. de la Réf., 2e série, vol. II, 3.6, et Bonivard, Advis des difformes réformateurs, p. 149 à 151.

z – « Diligenter cavendum monet, ne simul conjugamur. » (Calvin à Farel, 4 août 1538. (Bibl. de Genève.) Calvin, Opp., X, p. 23.)

a – Calvin, Préface des Psaumes, p. ix.

b – « Deposita omni contumelia, prorsus a ducis arbitrio pendere. » (Calvin, Opp., V, p. 321.

c – « Advertamus ad id quod Christus clamat : non posse servis suis vulnus imprimi, quin ipse sibi inflictum imputet. » (Ibid.)

d – « Ad vos peculiariter sermonem convertimus, o fratres, » etc. (Ibid.)

e – « Sed vigescit potius, florescit, novisque incrementis confirmatur. » (Ibid., 322.)

f – « Partim ut seditiosis illis ipsorum impetu subversis, » etc. (Beza, Calvini vita.)

Le pauvre aveugle Courault ne se sentant pas la force de suivre ses deux collègues, se rendit à Thonon, sur le lac de Genève, près du pasteur Fabri.

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