Histoire de la Réformation du seizième siècle

13.2

Freundsberg assemble une armée – Manifeste de l’Empereur – Marche sur Rome – Révolte des troupes – Mort de Freundsberg – Le Pape et les Romains – L’assaut – Le sac de Rome – Jeux des Allemands – Luther pape – Les Espagnols – Clément capitule

L’Empereur recueillit aussitôt les fruits de sa politique. N’ayant plus les mains liées par l’Allemagne, il les tourna contre Rome. La Réformation venait d’être élevée, la Papauté allait être abaissée. Les coups portés à son impitoyable ennemi allaient ouvrir à l’œuvre évangélique une carrière toute nouvelle.

Ferdinand, retenu par les affaires de Hongrie, chargea de l’expédition d’Italie Freundsberg, ce vieux général qui avait frappé amicalement sur l’épaule de Luther, au moment où le Réformateur allait se présenter devant la diète de Worms. « Freundsberg, qui, dit un contemporaini, portait dans son cœur chevaleresque le saint Évangile de Dieu, bien fortifié et flanqué d’une forte muraille, » engagea les bijoux de sa femme, fit battre l’appel dans toutes les villes de la haute Allemagne, et, grâce à l’idée magique d’une guerre contre le Pape, vit bientôt de nombreux soldats accourir sous son étendard. « Annoncez, avait fait dire Charles-Quint à son frère, que l’armée doit marcher contre les Turcs ; chacun saura de quels Turcs il s’agit. »

i – Hang Marschalk, dit Zoller.

Ainsi le puissant Charles, au lieu de lutter avec le Pape contre la Réforme, comme il l’avait dit à Séville, va lutter avec la Réforme contre le Pape. Il a suffi de quelques jours pour opérer cet étrange revirement ; il y en a peu dans l’histoire où la main de Dieu soit plus évidente.

Aussitôt Charles prend toutes les allures d’un réformateur. Le 17 septembre, il adresse au Pape un manifestej, dans lequel il lui reproche de se comporter, non comme le père commun de tous les fidèles, mais comme un homme insolent et superbek ; et lui témoigne son étonnement de ce que, vicaire du Christ, il ose répandre le sang pour acquérir des possessions terrestres ; ce qui, ajoute-t-il, est tout à fait contraire à la doctrine évangéliquel. Luther n’eût pas mieux parlé. « Que Votre Sainteté, continuait Charles-Quint, rengaine dans son fourreau le glaive de saint Pierre, et convoque un concile universel. » Mais le glaive était du goût du pontife beaucoup plus qu’un concile. La Papauté n’est-elle pas, selon les docteurs romains, la source des deux pouvoirs ? Ne peut-elle pas destituer les rois, et par conséquent les combattrem ? Le Pape maintint donc sa lance tournée contre Charles, et Charles se prépara à lui faire bonne guerre.

j – Caroli Imperat. Rescriptum ad dementis septimi Papæ criminationes. (Goldasti, Constitut. imperiales, I, p. 479.)

k – … Non jam pastoris seu communis patris laudem, sed superbi et insolentis nomen. (Ib., 487.)

l – Cum id ab evangelica doctrina, prorsus alienum videtur. (Ibid. p. 489.)

m – Utriusque potestatis apicem Papa tenet. (Turrecremata de Potestate Papali.)

Alors commença cette terrible campagne, durant laquelle éclata à Rome, sur la Papauté, l’orage qui avait dû fondre en Allemagne sur l’Évangile. A la force des coups dont fut frappée la ville des pontifes, on peut juger de la violence de ceux qui eussent brisé les églises de la Réformation. En retraçant tant d’horreurs, on a besoin de se rappeler que les châtiments de la ville aux sept collines ont été prédits par les Écritures de Dieun.

n – Apocalypse, ch. 18. On ne saurait, du reste, borner cette prédiction au sac incomplet et réparé de 1527.

Au mois de novembre, Freundsberg, à la tête de quinze mille hommes, se trouvait en Allemagne, au pied des Alpes. Le vieux général, évitant les routes militaires bien gardées par l’ennemi, se jeta dans un sentier étroit, suspendu au-dessus d’affreux précipices, et que quelques coups de bêche eussent rendu impraticable. Défense aux soldats de regarder derrière eux ; néanmoins les têtes tournent, les pieds glissent, et chevaux et lansquenets tombent de temps en temps au fond de l’abîme. Dans les passages les plus difficiles, les soldats dont la marche est la plus sûre abaissent à droite et à gauche de leur vieux chef leurs longues piques en guise de barrières ; et Freundsberg avance, s’attachant au lansquenet de devant, et poussé par celui de derrière. En trois jours les Alpes furent franchies, et le 19 novembre l’armée se trouva sur le territoire de Brescia.

Le connétable de Bourbon, qui, depuis la mort de Pescaire, commandait en chef l’armée impériale, venait de s’emparer du duché de Milan. L’Empereur le lui ayant promis pour récompense, il dut y rester quelque temps pour y consolider son pouvoir. Enfin, le 12 février, il joignit avec ses Espagnols l’armée de Freundsberg, impatienté de ses retards. Bourbon avait beaucoup d’hommes et point d’argent ; il se décida à suivre le conseil du duc de Ferrare, cet ennemi implacable des princes de l’Église, et à tirer droit sur Romeo. L’armée tout entière reçut cette nouvelle avec un cri de joie. Les Espagnols étaient pleins du désir de venger Charles-Quint, les Allemands pleins de haine contre le Pape ; tous remplis de l’espérance de voir leurs soldes et leurs peines enfin richement payées au moyen des trésors de la chrétienté, que Rome accumulait depuis des siècles. Leur cri retentit jusqu’au delà des Alpes. Chacun en Allemagne crut que l’heure suprême de la Papauté était enfin arrivée, et l’on se prépara à contempler sa chute. « Les forces de l’Empereur triomphent en Italie, écrivait Luther ; le Pape est visité de toutes parts ; sa destruction approche ; son heure et sa fin sont venuesp. »

o – Guicciardini, Hist. des guerres d’Italie, liv. XVIII, p. 698.

p – Papa ubique visitatur, ut destruatur: venit enim finis et hora ejus. (Luther à Haussmann, 10 janvier 1527. Epp. 3.156.)

Quelques avantages remportés par les troupes papales dans le royaume de Naples y firent conclure une trêve, qui devait être ratifiée par le Pape et par l’Empereur. A cette nouvelle, un affreux tumulte s’éleva dans l’armée du Connétable. Les bandes espagnoles se révoltèrent, l’obligèrent à s’enfuir, et pillèrent sa tente. Puis, s’approchant des lansquenets, elles se mirent à crier à tue-tête les seuls mots allemands qu’elles eussent appris : Lance ! lance ! argent ! argentq ! » Ces mots retentirent dans le cœur des Impériaux ; ils s’émurent à leur tour, et se mirent à crier aussi de tous leurs poumons : Lance ! lance ! Argent ! Freundsberg fit battre l’appel ; et, ayant rangé en cercle autour de lui et de ses principaux capitaines ses soldats exaspérés, il leur demanda tranquillement s’il les avait jamais abandonnés. Tout fut inutile. La vieille affection que les lansquenets portaient à leur capitaine semblait éteinte ; une seule corde vibrait encore dans leurs cœurs ; il leur fallait la solde et la guerre. Aussi, baissant tous leurs lances, ils les tiennent en arrêt, comme s’ils voulaient en percer leurs chefs, et se mettent à crier de nouveau en rugissant : Lance ! lance ! Argent ! argent ! Freundsberg, qu’aucune armée, quelque grande qu’elle fût, n’avait jamais effrayé ; Freundsberg, qui avait coutume de dire, « Beaucoup d’ennemis, beaucoup d’honneur, » voyant ces lansquenets, à la tête desquels il avait vieilli, diriger contre lui leur fer meurtrier, perd la parole, et, frappé comme d’un coup de foudre, tombe évanoui sur un tambourr. La force du vieux général était pour toujours brisée. Mais la vue de leur capitaine mourant fit sur les lansquenets ce qu’aucun discours n’eût pu faire. Toutes les lances se relevèrent, et les soldats émus se retirèrent, l’œil morne et d’un pas silencieux. Quatre jours plus tard, Freundsberg retrouva la parole. « En avant ! dit-il au Connétable. Dieu lui-même nous fera toucher au but. » En avant ! en avant ! répétèrent les lansquenets. Il n’y avait plus pour Bourbon d’autre alternative ; d’ailleurs, ni Clément, ni Charles-Quint ne voulaient entendre parler de paix. Freundsberg fut conduit à Ferrare, et plus tard à son château de Mindelheim, où il mourut après dix-huit mois de maladie ; et le 28 avril, Bourbon prit cette grande route de Rome, que tant d’armées redoutables venues du Nord avaient déjà suivie.

q – Lanz, lanz, gelt, gelt.

r – Cum vero hastas ducibus obverterent indignatione et ægritudine animi oppressus, Fronsbergius subito in deliquium incidit, ita ut in tympano quod adstabat desidere cogeretur, nullumque verbum proloqui amplius posset. (Seckend. 2, p. 79.)

Tandis que l’orage descendu des Alpes s’approchait de la ville éternelle, le Pape perdait la tête, renvoyait ses troupes, et ne conservait que ses gardes du corps. Plus de trente mille Romains, il est vrai, en état de porter les armes, faisaient parade de bravoure dans les rues de l’antique cité, traînaient de grands sabres après eux, se querellaient et se battaient ; mais ces bourgeois, âpres au gain, se souciaient fort peu de défendre le Pape, et désiraient au contraire que le magnifique Charles vînt s’établir dans Rome, espérant un grand profit de son séjour.

Le 5 mai au soir, Bourbon arriva sous les murs de Rome, et il eût donné l’assaut à l’instant même, s’il avait eu des échelles. Le 6 au matin, l’armée, couverte par un brouillard qui cachait ses mouvementss, se mit en marche, les Espagnols se dirigeant par la montagne vers la porte du Saint-Esprit, les Allemands suivant la route d’en bast. Bourbon, voulant encourager ses soldats, saisit lui-même une échelle, escalada la muraille, et leur cria de le suivre. En ce moment une balle l’atteignit ; il tomba, et rendit l’âme une heure après. Ainsi finit ce malheureux, traître à son roi et à sa patrie, et suspect même à ses nouveaux amis.

s – Guicciardini, 2, p. 721.

t – Depuis la nouvelle enceinte élevée par Urbain VIII sur le haut du Janicule, la porte du Saint-Esprit et celle de Settimiane sont devenues inutiles.

Cette mort, loin d’arrêter l’armée, ne fit que l’exciter. Claude Seidenstuker, tenant à la main sa longue épée, franchit des premiers la muraille ; Michel Hartmann le suivit, et ces deux Allemands réformés s’écrièrent que Dieu même marchait devant eux dans la nue. On ouvrit les portes, l’armée s’y précipita, les faubourgs furent pris, et le Pape s’enfuit dans le château Saint-Ange avec treize cardinaux. Les Impériaux, à la tête desquels se trouvait alors le prince d’Orange, lui firent proposer la paix moyennant trois cent mille écus. Mais Clément, qui croyait la sainte ligue sur le point de le délivrer, et qui s’imaginait déjà voir dans le lointain ses premiers cavaliers, repoussa toute proposition. Après quatre heures de repos, l’attaque recommença, et une heure après le coucher du soleil l’armée était maîtresse de toute la ville. Elle resta sous les armes et en bon ordre jusqu’à minuit, les Espagnols sur la Piazza Navona, et les Allemands au Campofiore. Enfin, n’apercevant aucune démonstration ni de guerre, ni de paix, les soldats se débandèrent et coururent au pillage.

Alors commença le fameux « sac de Rome. » La Papauté, depuis des siècles, avait mis la chrétienté au pressoir. Prébendes, annates, jubilés, pèlerinages, grâces ecclésiastiques, elle avait fait argent de tout. Ces troupes avides, qui depuis bien des mois ne vivaient que de misère, prétendirent lui faire rendre gorge. Nul ne fut épargné, les Impériaux pas plus que les Ultramontains, les Gibelins pas plus que les Guelfes. Églises, palais, couvents, maisons particulières, basiliques, banques, tombeaux, tout fut pillé, jusqu’à l’anneau d’or que portait encore au doigt le cadavre de Jules II. Les Espagnols se montrèrent les plus habiles ; ils flairaient l’argent et le dépistaient dans les cachettes les plus mystérieuses. Mais les Napolitains étaient plus dissolus et plus violentsu. « On en tendait dit Guicciardini, les cris pitoyables des femmes romaines et des religieuses que les soldats emmenaient par troupes pour assouvir leur brutalitésv. »

u – Jovius Vita Pompeï Colonnæ, p. 191 ; Ranke, Deutsche Gesch. 2. p. 398.

v – Guicciardini, 2. p. 724.

Les Allemands trouvèrent d’abord un certain plaisir à faire sentir aux Papistes le poids de leurs glaives ; mais bientôt, heureux d’avoir enfin à manger et à boire, ils se montrèrent plus débonnaires que leurs alliés. C’était sur les choses que les Romains appelaient « saintes » que se déchargeait la colère des Luthériens. Ils enlevaient les calices, les ciboires, les ostensoirs d’argent, et revêtaient d’habits sacerdotaux des valets et des goujatsw. Le Campofiore était changé en une immense salle de jeu. On y apportait des sacs d’écus, des vases d’or, on les mettait sur un coup de dés ; et après les avoir perdus, on allait en piller d’autres. Un certain Simon Baptista, qui avait prédit le sac de la ville, avait été jeté en prison par le Pape ; les Allemands le délivrèrent, et le firent boire avec eux. Mais, comme Jérémie, il prophétisait contre tous : « Prenez, pillez, cria-t-il à ses libérateurs ; vous rendrez pourtant tout ; l’argent des soldats et l’or des prêtres suivront le même chemin. »

w – Sacras vestes profanis induebant lixis. Cochlœus, p. 156.

Rien n’amusait les Allemands comme de se moquer de la cour du Pape. « Plusieurs prélats, dit Guicciardini, étaient promenés par toute la ville de Rome sur des ânesx » Après cette procession, les évêques payaient leur rançon ; mais ils tombaient dans les mains des Espagnols, qui la leur faisaient payer une seconde foisy.

x – Guerres d’Italie, II, p. 723.

y – Eundem civem seu curialem haud raro, nunc ab Hispanis, nunc a Germanis ære mutuato redimi. (Cochlœus, p. 156.)

Un jour, un lansquenet, Guillaume de Sainte-Celle, se revêtit des habits du Pape et posa sur sa tête la triple couronne ; d’autres, se décorant des chapeaux et des longues robes rouges des cardinaux, l’entourèrent ; et tous, se promenant sur des ânes dans les rues de la ville, arrivèrent devant le château Saint-Ange, où Clément VII se tenait caché. Là, les soldats-cardinaux mirent pied à terre, et, retroussant de la main le devant de leurs robes, ils baisèrent les pieds du prétendu pontife. Celui-ci but à la santé de Clément VII ; les cardinaux à genoux firent de même, et s’écrièrent que, dès cette heure, ils seraient de pieux papes et de bons cardinaux, qui se garderaient bien d’exciter des guerres comme ceux qui les avaient précédés. Puis ils se formèrent en conclave ; et le pape ayant annoncé à son consistoire que son intention était de remettre sa papauté, aussitôt les mains se levèrent pour l’élection, et tous de s’écrier : « Luther pape ! Luther papez ! » Jamais pontife n’avait été proclamé avec un si complet accord. Tels étaient les rires des Allemands.

z – Milites itaque levasse manum ac exclamasse: Lutherus Papa ! Lutherus Papa ! Cochlœus, p. 156.

On n’eut pas si bon marché des Espagnols. Clément VII les avait nommés « Maures, » et avait publié une indulgence plénière pour quiconque les tuerait. Aussi rien ne pouvait contenir leur fureur. Ces fidèles catholiques faisaient mourir les prélats au milieu d’horribles tortures destinées à leur arracher leurs trésors, et ils ne respectaient ni rang, ni sexe, ni âge. Ce ne fut qu’après un sac de dix jours, un butin de dix millions d’écus d’or, et la mort de cinq à huit mille victimes, que l’ordre et la paix commencèrent un peu à se rétablir.

Ainsi la cité pontificale expirait au milieu d’un pillage long et cruel ; et cette splendeur, dont Rome, depuis le commencement du seizième siècle, remplissait le monde, s’éteignait en quelques heures. Rien ne put soustraire au châtiment cette ville superbe, pas même les prières de ses ennemis. « Je ne voudrais pas, s’était écrié Luther, que Rome fût brûlée. Ce serait une chose « monstrueusea. » Les craintes de Mélanchton étaient encore plus vives : « Je crains pour les bibliothèques, disait-il ; on sait combien les livres sont odieux à Marsb. » Malgré ces vœux des réformateurs, la ville de Léon X succomba sous le jugement de Dieu.

a – Romam nollem exustam, magnum enim portentum esset. (Epp. II, p. 221)

b – Metuo bibliothecis. Corp. Ref. 1. p. 869.

Clément VII, assiégé dans le château Saint-Ange, craignant que l’ennemi ne fît, avec des mines, sauter sa demeure, capitula enfin : il renonça à toute alliance contre Charles-Quint, et s’engagea à demeurer prisonnier jusqu’à ce qu’il eût payé à l’armée quatre cent mille ducats.

Les chrétiens évangéliques contemplèrent avec étonnement ce jugement du Seigneur. « Tel est l’empire de Jésus-Christ, dirent-ils, que l’Empereur, poursuivant Luther à cause du Pape, est contraint à ruiner le Pape au lieu de Luther. Toutes choses servent au Seigneur, et tournent contre ses adversairesc. »

c – Ut Cæsar pro Papa Lutherum persequens, pro Luthero papam cogatur vastare. (L. Epp. 3.188.)

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