Le mot κανών revient dans trois passages du N. T. : 2 Corinthiens 10.13, 15-16 ; Galates 6.10 ; Philippiens 3.16. Mais dans le sens où nous l’employons ici, pour désigner le recueil même des Ecritures, ce terme date seulement, comme Zahn nous l’a dit, du quatrième siècle. La signification du mot dans les trois passages précités est encore le sens tout abstrait de norme, règle, applicable même, comme dans le premier des passages indiqués, à des démarches matérielles. Il n’en résulte pas que les choses que nous désignons par canon et canonicité n’aient aucune réalité biblique.
La question qui se pose à nous est celle de savoir si la collection des soixante-six écrits composés dans un intervalle approximatif de mille à quinze cents ans, savoir jusqu’à la fin du premier siècle de notre ère, appartenant à trois groupes principaux généralement appelés historique, didactique et prophétique, et réunis définitivement depuis la fin du quatrième siècle de notre ère dans le volume appelé Bible ou Saintes-Ecritures de l’Ancien et du Nouveau Testament, a la simple valeur d’un document des croyances reçues dans les milieux et aux époques d’où ces écrits sont issus, ou si, à cette valeur historique, s’ajoute en eux une valeur normative pour les croyances et les mœurs chrétiennes de tous les temps et de tous les pays ; si en même temps qu’ils sont les plus anciens produits de la pensée chrétienne, les écrits du N. T. font autorité pour cette dernière ; si cette valeur normative est attribuable au volume entier ou seulement à telle ou telle de ses parties ; et quels sont les critères de canonicité à appliquer soit au volume entier, soit à l’une ou l’autre de ces parties.
La question de canonicité du volume traditionnel des Saintes-Ecritures en renferme deux :
- S’il ne doit rien être ajouté au canon traditionnel des Saintes-Ecritures ; si le canon traditionnel est exclusif
- S’il ne doit rien en être retranché ; si ce canon ne serait point excessif.
S’il ne s’agissait, en effet, que d’une autorité de fait, relative, par conséquent, à attribuer au canon traditionnel, la question pourrait être, presque sans examen, résolue affirmativement. On pourra contester toutes les supériorités que nous avons attribuées aux principaux des écrits de l’A. et du N. T. D’autres auteurs pourront disputer aux écrivains bibliques la primauté dans le domaine de la pensée ou de l’art, ou même dans l’ordre de la connaissance religieuse. On pourra chercher des rivaux à ce livre pour la richesse du fond et pour la sublimité ou la simplicité du langage. On pourra opposer une fin de non-recevoir à l’éloge de ce volume qui commence par les mots : « La majesté des Ecritures m’étonne ; la simplicité des Ecritures parle à mon cœur. » On pourra effacer du dossier des Saintes-Ecritures les proprietates que l’ancienne dogmatique leur avait reconnues : simplicitas, perspicuitas, efficacia. Il est une supériorité de la Bible sur tous les autres livres du monde qui ne saurait être contestée par personne, car elle constitue un fait indécomposable et incompressible, c’est la supériorité du succès. Ce volume dans sa contexture actuelle, et quelles que soient les discussions et les hésitations qui ont présidé pendant trois siècles à sa formation, quelques empêchements que tel ou tel écrit de l’A. ou du N. T. ait rencontrés et vaincus pour se faire admettre sous sa couverture, a eu une fortune absolument unique dans l’histoire des littératures. Aucun autre produit de la pensée et de la plume humaine, même ceux qui sont des spéculations sur les honteuses passions, ne peut être, même de loin, mis à côté de celui-là pour la diffusion qu’il a reçue et pour l’emploi qui en a été fait dans l’Eglise depuis dix-huit siècles, qui en est fait présentement, chaque dimanche, chaque jour, à chaque heure, dans les chaires de l’éloquence chrétienne et dans celles de la science théologique, comme dans le cabinet de la méditation solitaire ; à tous les degrés de l’échelle sociale, de la culture intellectuelle et morale ; par les adeptes de la foi chrétienne et par ses adversaires mêmes ; sous tous les climats et chez toutes les races humaines, par des hommes de toute couleur, d’un bout de notre planète à l’antre. Cette fortune unique, disons-nous, et inouïe a été commune à toutes les parties du volume, même celles dont l’authenticité fut longtemps le plus contestée et reste peut-être le plus contestable aujourd’hui.
Cette communauté séculaire de sort et de succès entre les soixante-six écrits dont se compose le volume traditionnel des Saintes-Ecritures, cette autorité de fait si prolongée et si générale accordée uniformément à toutes les pages réunies sous la couverture de la Bible, crée-t-elle entre tous ces livres une solidarité, leur confère-t-elle à tous indistinctement une autorité de droit qui les séparerait de tous les autres produits voisins ou subséquents de la pensée religieuse et chrétienne ? En d’autres termes : Le canon traditionnel est-il en même temps le canon providentiel ? C’est la dernière question qu’il nous reste à résoudre.