Mais nous voici accusés d’être dans l’erreur, et avec nous, on attaque la doctrine et la prédication des Apôtres qui proclament sans doute la naissance, mais soutiennent aussi l’éternité de cette naissance. Ainsi tout à la fois, la naissance souligne que le Fils a un auteur, et l’éternité que l’on constate dans le mystère de cette divine naissance, montre que celle-ci reste hors des prises de la pensée humaine.
De fait, pour s’opposer à notre affirmation, on met en avant ce que la Sagesse déclare à son propre sujet : elle se présente comme étant créée : « Le Seigneur, dit-elle, m’a créée au début de ses voies[15] » (Proverbes 8.22).
[15] Selon la Septante.
Misérable hérétique ! Tu tournes contre la foi et la prédication de l’Eglise, les armes fournies à l’Eglise pour combattre la Synagogue, et pour nuire au salut de tous, tu t’empares du sens bien établi d’une doctrine destinée à nous procurer le salut ! T’appuyant sur ce texte, tu veux à toute force faire du Christ une créature, alors que tu devrais plutôt te servir des paroles de la Sagesse existante en tant que personne, pour imposer silence au Juif qui refuse de croire à la divinité du Christ avant les siècles éternels et dans toutes ses œuvres, et à la puissance de sa doctrine divine.
La Sagesse se dit en ce texte : créée « au début des voies » de Dieu, et « dans ses œuvres », « durant les siècles » ; nous n’avons donc pas à supposer qu’elle n’existait pas avant d’avoir pris un corps en Marie ; notons que lorsqu’elle se dit créée, cela ne doit pas s’entendre de sa naissance, puisqu’elle a été créée au début des voies de Dieu et dans ses œuvres. Par ailleurs, pour que ces mots : « au début de ses voies », qui signifient en fait, le commencement de la connaissance humaine portant sur les réalités divines, ne donnent occasion à quelqu’un de prétendre que sa naissance infinie est subordonnée au temps, la Sagesse se dit aussi établie « avant les siècles ». D e la sorte, puisque c’est une chose d’être « créée au début des voies de Dieu et dans ses œuvres », et que c’en est une autre d’être « établie avant les siècles », l’on comprend que son existence précède sa création, et le fait même d’avoir été établie dans les œuvres de Dieu avant les siècles, manifeste le mystère de la création. Car elle est établie avant le temps, mais elle est créée au début des voies de Dieu et dans ses œuvres, après le temps.
Et maintenant, pour que ces termes « créée » et « établie » ne soient pas un obstacle qui nous empêche de croire en la naissance divine, on lit ensuite : « Avant qu’il fasse la terre, avant qu’il affermisse les montagnes, avant les collines, il m’a engendrée » (Proverbes 8.25).
Oui, il est engendré avant la terre, celui qui existe avant le temps, et non seulement avant la terre, mais avant les montagnes et les collines. A vrai dire, la Sagesse nous parle ici d’elle-même, mais ces textes en disent plus que leur simple expression. Car tout langage dont le but est de nous faire comprendre ce qu’est l’Infini, doit être de nature à nous laisser entendre que celui-ci n’est postérieur dans le temps à aucun objet ou réalité. D’ailleurs, aucun des êtres qui se situent dans le temps, n’est apte à nous donner une idée de l’éternité, car chacun est postérieur à d’autres choses, et par suite incapable de nous manifester par lui-même cette source première qu’est l’Infini, puisque tout a un commencement dans le temps.
Est-ce donc si extraordinaire que Dieu ait engendré le Christ Seigneur avant la terre, quand l’origine des Anges précède la création de la terre ? Ou bien pourquoi nous déclarer que celui que l’on nous dit engendré avant la terre, est né aussi avant les montagnes, et non seulement avant les montagnes, mais aussi avant les collines, puisqu’il est clair que les collines viennent après les montagnes, et les montagnes après la terre ? Aussi, du fait que les mots employés sont tels, on ne peut déduire qu’existe seulement avant les collines, les montagnes et la terre, celui qui surpasse de toute son éternité infinie, tout ce qui existe avant la terre, les montagnes et les collines.
Mais le texte divin ne laisse pas notre pensée privée de toute autre explication, car la suite de ce passage nous aide à comprendre ce que l’on veut dire : « Dieu a fait les champs et les déserts, et aussi les cimes qui sont sous le ciel. Lorsqu’il disposait le ciel, j’étais avec lui, et de même lorsqu’il mettait à part son trône. Quand il affermissait les nuages en haut, au-dessus des vents, quand il plaçait des sources intarissables sous le ciel, et quand il posait les fondations solides de la terre, j’étais auprès de lui, ajustant toutes choses[16] » (Proverbes 8.26-30 LXX).
[16] Selon la Septante.
De quelle période du temps s’agit-il ? Ce que découvre en ce texte notre intelligence humaine, lui permet-elle de se porter au-delà, vers la naissance infinie du Dieu Unique-Engendré ? Ce n’est pas en effet par ces lignes qui traduisent l’idée que se fait notre esprit de la création, que nous arriverons à comprendre la génération de celui qui est antérieur à toutes les créatures. Et même s’il était créé avant elles dans le temps, le Fils ne serait pas infini, du fait qu’à lui seul aurait été accordé le privilège d’être né avant les créatures temporelles. Car si celles-ci sont soumises au temps par leur état de créatures, le Fils, bien qu’il soit pourtant en ce cas antérieur à elles toutes, ne serait pas affranchi du temps : la condition temporelle de ces créatures ferait ressortir que la naissance de celui qui a vu le jour avant elles, s’est faite dans le temps ; n’aurait-il pas vécu dans un temps qui aurait précédé le temps où ont pris leur origine les êtres corporels ?
Mais la Parole de Dieu qui est l’enseignement de la vraie Sagesse, s’exprime à la perfection et nous donne un enseignement complet, lorsqu’elle nous apprend que cette Sagesse précède non seulement les réalités temporelles, mais encore tout l’infini. En effet, lorsque Dieu préparait le ciel, elle était près de lui[17]. La préparation du ciel par Dieu, serait-elle un acte accompli dans le temps ? Après avoir cheminé tout doucement dans son esprit, sans doute auparavant comme somnolent et engourdi, une impulsion de sa pensée se ferait-elle soudain jour en lui, et comme un bon ouvrier, Dieu se mettrait-il à calculer la dépense à faire pour fabriquer le ciel, et à rassembler les instruments nécessaires ?
[17] Cf. Proverbes 8.27.
Mais non, toute autre est la conception du prophète, lorsqu’il parle des œuvres de Dieu : « Par la Parole du Seigneur, nous dit-il, les deux ont été affermis, et toute leur armée par le souffle de sa bouche » (Psaumes 32.6). Il a donc fallu un commandement de Dieu pour que les cieux fussent affermis ; car l’ordre que nous pouvons constater dans cette armée des astres, cette stabilité impassible qui est celle de leur constitution, ne vient pas de quelque alliage d’éléments ou de quelque mélange de matière, mais du souffle de la bouche de Dieu.
Mais alors, comment entendre que cette Sagesse engendrée de Dieu était auprès de lui quand il préparait le ciel, puisque la création du ciel ne consiste pas dans la préparation d’un matériau, et qu’il n’appartient pas à la nature de Dieu de s’attarder à méditer les préparatifs de son œuvre ? C’est qu’aucune parcelle de la création ne fut jamais sans être avec Dieu : si les créatures ont commencé avec leur création, elles n’ont pourtant pas eu de commencement pour la science et la puissance de Dieu. La parole du prophète nous en donne la preuve : « Dieu, toi qui as fait tout ce qui existera » (Ésaïe 45.11)[18]. Les choses futures sont encore à faire, puisqu’elles doivent être créées ; pourtant, au regard de Dieu, pour qui il n’y a rien de nouveau ou d’inédit dans ce qu’il va faire, elles sont comme déjà faites : son plan qui se déroulera au fil des temps, veut qu’elles soient créées, et dans la prescience de la divine puissance, elles sont déjà créées. Et c’est pourquoi la Sagesse, en nous enseignant qu’elle est née avant les siècles[19], nous apprend non seulement qu’elle est antérieure aux créatures, mais qu’elle est coéternelle aux réalités éternelles, c’est-à-dire à la préparation du ciel et à la séparation du trône de Dieu[20]. Ce trône n’a pas été séparé quand il a été fait, car autre chose est séparer son trône et autre chose l’aménager. Et le ciel n’était pas disposé quand il était préparé ; car la Sagesse était près de Dieu qui préparait le ciel et décidait de ce qu’il serait, et par ailleurs, elle était encore là pour le façonner avec celui qui le préparait[21].
[18] Selon la Septante.
[19] Cf. Proverbes 8.23.
[20] Cf. Proverbes 8.27.
[21] Cf. Proverbes 8.30.
La Sagesse nous manifeste donc son éternité par sa présence auprès de Dieu quand il prépare la création, et nous montre aussi le service qu’elle accomplit quand elle façonne le monde aux côtés de Dieu qui le dispose. C’est pourquoi elle nous précise en ce texte qu’elle a été engendrée avant la terre, les montagnes et les collines[22] car elle voulait nous apprendre qu’elle était présente à la préparation du ciel : cela lui permet maintenant de nous laisser entendre que lorsque Dieu préparait le ciel, l’ouvrage était déjà terminé pour lui, puisque pour Dieu il n’y a rien de non encore connu.
[22] Cf. Proverbes 8.24-25.
En effet, les apprêts de la création future sont éternels et datent de toujours ; tout cet ensemble qu’est l’univers, n’a pas été produit par des pensées successives de Dieu qui lui auraient permis de concevoir d’abord le ciel, puis d’entreprendre la mise en œuvre de la terre, et pour ce faire, de songer à chacune des actions à entreprendre : d’abord étendre la terre pour en faire une plaine, puis, après avoir mieux réfléchi, faire surgir les montagnes, mettre un peu de variété en dressant de-ci, de-là, quelques collines, et, quatrième opération, rendre la terre habitable, même en ses hauteurs, préparer le ciel, séparer le trône de Dieu, et tout en haut, placer les nuages, souffles des vents ; c’est alors que sous le ciel, des sources intarissables pourraient se mettre à couler, et pour terminer, il n’y aurait plus qu’à consolider la terre par de forts appuis[23].
[23] Cf. Proverbes 8.25-29.
La Sagesse se déclare donc antérieure à toute cette création. Mais tout ce qui est sous le ciel a été fait par Dieu ; le Christ est donc là présent à la disposition du ciel, et il précède même l’éternité où le Ciel était préparé. D’où il n’y a pas lieu de croire que Dieu conçoit des pensées successives concernant le détail des choses à faire, car tous les préparatifs de la création sont coéternels à Dieu. Certes, Moïse l’enseigne, la création s’est faite dans un certain ordre : la production d’un firmament solide, l’apparition de la terre, le rassemblement des eaux, la formation des astres, la génération faite par la terre et les eaux qui produisent de leur sein des êtres vivants[24]. Toutefois, entre la création du ciel, de la terre, et des autres éléments, on ne saurait discerner le moindre intervalle dans l’opération divine, car leur préparation s’est faite en Dieu dans l’immuable infini de son éternité.
[24] Cf. Genèse 1.6-25.
Le Christ, présent en Dieu, en ses desseins infinis et éternels, nous permet donc de prendre seulement conscience de sa naissance. Autant comprendre la naissance de Dieu est profitable à la foi, autant connaître l’éternité de cette naissance nous est utile pour soutenir notre adoration. Car la raison et la pensée sont bien forcées d’admettre que le Fils d’un Père éternel est un Fils éternel.
Mais ce mot de création, déclaré si nettement nous gêne. Il le ferait avec raison, si la Sagesse n’avait pas affirmé une naissance « avant les siècles » (Proverbes 8.23 LXX), et une création « au début des voies de Dieu et dans ses œuvres » (Proverbes 8.22). Le terme de naissance ne saurait en effet, s’entendre au sens de création, puisque la naissance dont il s’agit, est avant toute origine des êtres, tandis que la création, c’est l’origine des êtres. Car il existait avant la préparation du ciel, celui qui fut établi avant les siècles et qui fut créé « au début des voies » de Dieu et « dans ses œuvres ». Faut-il comprendre comme voulant dire la même chose ces deux phrases : être créé au début des voies de Dieu et dans ses œuvres, et : être né avant toutes choses ? Non, car l’une souligne un temps où a lieu une action, tandis que l’autre comporte un sens qui se situe hors du temps.
Mais tu voudrais peut-être que l’expression : « créée dans ses œuvres », veuille dire : « créée pour ses œuvres » ? Ainsi le Christ aurait été créé pour être la cause qui produirait les œuvres de Dieu, il serait alors serviteur et ouvrier du monde, et non pas né « Seigneur de gloire » (1 Corinthiens 2.8) ; il aurait été créé pour remplir la mission de faire le monde, mais il n’aurait pas toujours été le Fils bien-aimé et le « Roi des siècles » (Apocalypse 15.3).
Mais le simple bon sens fait table rase d’une interprétation aussi impie, car c’est une chose de dire : « être créée au début des voies de Dieu et dans ses œuvres », et c’en est une autre d’affirmer : « être née avant les siècles ». D’ailleurs, ce même passage se refuse à te laisser prétendre à tort que le Christ Seigneur a été créé en vue de produire le monde, puisqu’il nous présente Dieu le Père comme auteur et ouvrier de l’univers. C’est l’évidence même : il est là en personne pour disposer toutes choses, aux côtés de celui qui façonne toutes les créatures.
L’Ecriture tout entière est là pour nous confirmer que le Seigneur Jésus-Christ est le créateur du monde ; mais ici pourtant, pour donner le coup de grâce à toute occasion d’impiété, la Sagesse déclare que Dieu le Père est aussi l’artisan du monde, et nous apprend qu’elle n’était pas loin de ce maître d’œuvre, puisqu’elle était là quand il préparait le monde. Et puisque le Père organisait le monde, puisque la Sagesse agençait le monde avec le Père qui l’organisait, puisqu’elle était là encore lorsque le Père préparait l’univers, es texte ne laisse pas entendre que la Sagesse a été créée pour accomplir les œuvres de Dieu – elle était présente à la préparation éternelle des œuvres futures –, et l’on ne peut accuser l’Ecriture de mentir, puisque la Sagesse façonnait tout l’univers avec le Père qui l’organisait.
Reconnais donc, hérétique, par ce que nous apprend la doctrine catholique, que lorsqu’on nous déclare que le Christ a été créé au début des voies de Dieu et dans ses œuvres, cela a le sens de : au commencement. Apprends à l’aide des propres paroles de la Sagesse, à discerner la sottise qui caractérise ta stupide impiété. Car cette phrase commençait ainsi : « Si je vous explique ce que j’accomplis chaque jour, j’aurai souci de vous raconter ce qui est au long des siècles » (Proverbes 8.21, LXX). Auparavant elle avait en effet, tenu ce langage : « Hommes c’est vous que je supplie, et ma voix s’adresse aux fils des hommes. Simples, comprenez la finesse ; ignorants, appliquez votre esprit[25] » (Proverbes 8.4-5). Et plus loin : « Par moi règnent les rois, et les puissants décrètent ce qui est juste ; par moi les princes sont glorifiés, et par moi les monarques gouvernent la terre » (Proverbes 8.15-16). Et encore : « Je marche dans les chemins du droit, et je vis dans les sentiers de la justice, pour partager mes biens avec ceux qui m’aiment, et pour remplir leurs trésors » (Proverbes 8.20-21). S’exprimant ainsi, la Sagesse ne garde donc pas le silence sur ce qu’elle accomplit tous les jours.
[25] Au lieu de P.L. : « indocti autem cor apponite », C.C. porte : « In doctrinam autem cor adponite ». Mais le contexte postérieur où l’on retrouve le mot : « indocti », semble authentifier la leçon de P.L. Nous la retenons.
Après une prière instante s’adressant à tous, elle demande aux simples de faire effort pour comprendre les finesses du langage, aux ignorants d’appliquer toute leur attention ; ainsi le lecteur empressé et attentif sera à même de peser dans toute leur force, le sens différent et particulier que revêtent les mots. Elle nous enseigne que tout doit être fait, compris, approuvé, reconnu, selon ses normes et ses lois. Elle nous montre qu’en elle réside la royauté des rois, le savoir-faire des puissants, les hauts-faits des princes et la justice des monarques qui possèdent la terre. De plus, elle n’a rien à voir avec l’iniquité et ne prend aucune part aux injustices. Et ceci, afin de procurer à ceux qui l’aiment, puisqu’elle est là pour prendre part à toutes leurs œuvres d’équité et de justice, la richesse des biens éternels et des trésors impérissables. Par conséquent, tout en affirmant qu’elle nous expliquera ce qu’elle accomplit chaque jour, elle promet aussi d’avoir souci de nous raconter ce qui est au long des siècles.
Et maintenant, qui aura l’esprit assez obtus pour s’imaginer que tout ce qu’elle nous présente comme étant au long des siècles, a été fait avant les temps ? Car ce qui se déroule au long des siècles, c’est toute l’œuvre postérieure au temps ; au contraire, ce qui est avant le temps, précède la formation des âges postérieurs au temps. C’est pourquoi la Sagesse qui nous affirme avoir souci de nous raconter ce qui est au long des siècles, nous dit : « Le Seigneur m’a créée au début de ses voies et dans ses œuvres » (Proverbes 8.22).
Ce texte a donc en vue les choses produites au long des siècles : l’enseignement que nous donne la Sagesse ne concerne donc pas sa génération avant les siècles, mais le plan divin qui a commencé avec les siècles.
Mais il nous faut chercher pourquoi le Dieu né avant les siècles est par ailleurs « créé au début des voies » de Dieu et « dans ses œuvres ». Car là où il s’agit d’une naissance avant le temps, nous avons affaire à une génération infinie ; mais là où il s’agit d’une création au cours du temps, dans les voies de Dieu et dans ses œuvres, la raison de cette création est en fonction des voies et des œuvres de Dieu.
Tout d’abord, puisque la Sagesse c’est le Christ, il faudrait voir si celui-ci ne serait pas lui-même le commencement de la voie des œuvres de Dieu. A mon avis, il n’y a aucun doute : il l’avoue en effet : « Je suis la voie » (Jean 14.6) et : « Personne ne va au Père que par moi » (id.). La voie est le guide de ceux qui la suivent, elle permet à ceux qui se hâtent, une marche rapide, elle est une sécurité pour ceux qui s’aventurent en pays inconnu, elle est comme une maîtresse qui nous montre ce que nous ne connaissons pas et désirons connaître. Le Christ est donc créé « au début des voies » de Dieu et « dans ses œuvres », parce qu’il est la voie qui nous conduit au Père.
Mais il nous faut chercher le sens de cette création au cours des siècles. Car c’est aussi le mystère le plus profond du plan de Dieu, selon lequel le Christ, même créé dans un corps, se déclare lui-même la voie des œuvres de Dieu. Or il fut bien créé au cours du temps dans les voies de Dieu, puisque pour se mettre sous une forme visible à la portée de la créature, il a revêtu l’aspect de la créature.
Voyons donc dans quelles voies de Dieu et dans quelles œuvres, la Sagesse née de Dieu avant tous les siècles, a été créée au cours des siècles.
Adam entendit la voix de Dieu qui se promenait dans le Paradis. Crois-tu qu’il aurait perçu le pas du promeneur, si celui-ci n’avait assumé l’apparence d’un être créé[26] ? C’est donc bien parce qu’il était là sous quelque forme créée, que sa démarche fut perçue. Je ne te demande pas quel était celui qui parlait à Caïn, à Abel, à Noé[27], et comment il se tenait devant Enoch pour le bénir[28]. L’Ange parle à Agar[29] et certes, il s’agit bien de Dieu ; mais lorsqu’il apparaît sous cette forme d’ange, est-ce l’aspect de cette nature qui caractérise sa divinité ? Oui, il se montre sous la forme d’un ange, mais dans le même passage, on fait ensuite mention de sa nature divine.
[26] Cf. Genèse 3.8.
[27] Cf. Genèse 4.6 ; 6.13.
[28] Cf. Genèse 5.24.
[29] Cf. Genèse 16.7.
Mais pourquoi parler d’un ange ? C’est un homme qui s’approche d’Abraham[30] ! N’était-ce pas selon son humanité que le Christ était présent, tel qu’il est aussi dans sa divinité, sous cet aspect d’être créé ? C’est bien un homme qui parle, qui est là, présent dans un corps, qui se fait servir à manger, et pourtant Abraham adore Dieu. Si celui qui se présentait auparavant sous la figure d’un ange, se montre maintenant sous l’aspect d’un homme, c’est certainement pour que la diversité des formes qu’il prend, nous empêche de penser que la forme d’un être créé soit celle de la nature divine.
[30] Cf. Genèse 18.2.
Puis on le voit encore sous l’aspect d’un homme devant Jacob, pour lutter avec lui : il en vient aux mains, tous ses membres participent à son effort, il courbe ses reins, emprunte chacun de nos mouvements et de nos gestes[31]. Plus tard, le voici qui se révèle à Moïse comme un feu[32], pour t’apprendre à croire que la nature créée est plutôt pour lui revêtement apparent que substance de sa nature. Ce feu possédait en lui la puissance d’embraser le buisson, sans avoir le pouvoir de le consumer, car Moïse vit le brasier tout en feu, sans que le buisson en subit aucun dommage.
[31] Cf. Genèse 32.24-30.
[32] Cf. Exode 3.2.
Parcours les âges et comprends qui était celui qui apparut à Josué, fils de Nun, le prophète qui portait son nom[33] ; ou à Isaïe qui rapporte l’avoir vu, comme en témoigne l’Evangile[34] ; ou à Ezéchiel qui fut admis à la claire connaissance de la résurrection[35] ; ou à Daniel qui reconnut le Fils de l’homme venant dans son règne éternel pour les siècles[36] ; et à tous ces autres hommes à qui la Sagesse se présenta sous l’apparence de créatures diverses, « dans les voies » de Dieu, et dans « ses œuvres », c’est-à-dire pour nous permettre de connaître Dieu et pour nous faire progresser vers notre éternité.
[33] Cf. Josué 32.24-30.
[34] Cf. Ésaïe 6.1 et Jean 12.41.
[35] Cf. Ézéchiel 37.1-14.
[36] Cf. Daniel 7.13.
Pourquoi donc maintenant cette économie du salut de l’homme suscite-t-elle un mépris aussi impie de la naissance éternelle ? Cette création se réfère au temps, mais la naissance infinie du Fils se situe avant tous les siècles. Oui, efforce-toi de prouver que nous faisons violence au texte, si le Prophète, le Seigneur, l’Apôtre, ou toute parole de l’Ecriture, mentionnent le nom de la créature pour décrire l’éternelle naissance. En toutes ces manifestations, Dieu qui est un feu brûlant[37], est là présent sous une apparence créée, mais il l’est d’une telle manière qu’il peut rejeter cette forme créée, par la même puissance qui l’avait assumée : Dieu est assez fort pour supprimer ce qui était là uniquement pour nous permettre de le contempler.
[37] Cf. Deutéronome 4.24.
Or l’Apôtre Paul qualifie le Christ des termes : « créé », et : « fait », en raison de la bienheureuse et véritable naissance de sa chair, conçue dans la Vierge, car ce qui en est né, est bien un être qui possédait la nature et l’aspect de la créature que nous sommes. Et assurément, tel est bien le nom qui revient au Christ, en tant qu’il est vraiment né homme. L’Apôtre cit en effet : « Mais lorsqu’est venue la plénitude des temps, Dieu a envoyé son Fils, fait d’une femme, fait sous la Loi, pour affranchir les sujets de la Loi, afin de nous conférer l’adoption filiale » (Galates 4.4-5). C’est donc le Fils de Dieu qui est fait dans l’homme et de l’homme ‘net non seulement il est fait, mais encore il est créé, selon ce texte : « La vérité qui est en Jésus, est telle qu’il vous faut abandonner votre premier genre de vie, vous dépouiller du vieil homme qui va se dégradant au fil des convoitises décevantes. Renouvelez-vous par une transformation spirituelle de votre jugement, et revêtez l’homme nouveau qui a été créé selon Dieu » (Éphésiens 4.21-24).
Nous avons donc à revêtir cet homme nouveau qui a été créé selon Dieu. En effet, celui qui était Fils de Dieu, est né aussi fils de l’homme. Puisque ce ne fut pas la naissance de sa divinité, mais la création de sa chair, le nouvel homme reçut un nom qui caractérise sa race, il est créé selon le Dieu né avant les siècles. L’Apôtre nous explique dans la suite du texte comment cet homme nouveau fut créé selon Dieu : « dans la justice, la sainteté, la vérité » (Éphésiens 4,24). C’est qu’il n’y avait pas de ruse en lui. Et « Il est devenu pour nous justice et sanctification » (1 Corinthiens 1,30), et lui-même est vérité. Revêtons donc ce Christ qui a été créé homme nouveau selon Dieu[38] !
[38] P.L. ajoute : « Il a été créé selon Dieu, car cet homme créé selon la justice de Dieu, sa sanctification, sa vérité, ignore le péché. » C.C. n’a pas retenu cette phrase.
La Sagesse, tout en nous disant qu’elle se souvient de ce qui a été fait au cours des âges, se présente donc comme ayant été créée dans les œuvres de Dieu et dans ses voies. Elis se dit créée, mais cela n’empêche pas qu’elle ait été établie avant les siècles, sinon nous pourrions supposer que le mystère de cette forme créée, si variée et si fréquemment assumée, implique un changement de sa nature, alors que la stabilité de son existence n’est pas conciliable avec la perturbation résultant d’un état qui se modifierait. Par ailleurs, pour que ce terme : établie, ne paraisse pas nous laisser croire autre chose que sa naissance, elle affirme qu’elle a été engendrée avant toutes choses.
Mais alors, pourquoi ce terme de création est-il maintenant appliqué à sa naissance ? Puisque celle qui a été engendrée avant toutes choses est la même qui a été établie avant les siècles, celle qui a été créée au début des voies de Dieu et dans ses œuvres, durant les siècles, est bien la même que celle qui a été établie avant les siècles. Dès lors, allons-nous encore comprendre la création au cours des siècles comme différente de la naissance avant les siècles et avant toutes choses ? Mais non, et l’impiété n’a plus d’excuse pour étaler son erreur sacrilège !
Certes, les limites de notre intelligence peuvent nous empêcher de percevoir ce qu’il nous faut croire ; si, à présent, nous ne pouvons saisir ce qui caractérise ce mot de : « création », la parole de l’Apôtre qui applique le terme : « fait » au véritable Fils, aurait dû permettre à un esprit peut-être ignorant, mais non pas impie, de comprendre que le terme de : « création » pourrait être employé pour nous aider à croire en la génération. Pour parler de la naissance d’un seul être engendré d’un seul être, c’est-à-dire de la naissance du Seigneur engendré de la Vierge, sans que soit intervenue une conception, fruit des passions humaines, l’Apôtre semble bien s’être exprimé avec pertinence quand il emploie cette expression : « fait de la femme » (Galates 4.4), alors qu’il avait souvent reconnu que le Christ était né du Père. Ainsi le terme : « né » exprime la véritable génération divine, tandis que le terme : « fait » traduit la naissance d’un seul, engendré d’un seul : ici, ce mot : « fait » est donc employé pour caractériser une conception qui ne s’est pas faite par la fréquentation de l’homme, puisque l’Apôtre nous dit avoir été « fait » de la Vierge, celui qu’il sait très bien être né.
Regarde, hérétique, comme tu es impie ! Tu nous dis que Jésus-Christ a été créé par Dieu, plutôt qu’il est né de lui. Mais aucune parole ni du prophète, ni de l’Evangéliste, ni de l’Apôtre, ne le confirme ! Toi, tu nies la naissance et tu affirmes la création ; mais ce mot, tu ne l’entends pas au sens où le comprend l’Apôtre qui nous dit que le Christ a été « fait », pour qu’il n’y ait pas lieu de mettre en doute qu’il est seul engendré d’un seul. Toi au contraire, tu donnes à ce mot un sens on ne peut plus impie, tu voudrais que Dieu n’existe pas en tant que personne, par une naissance concernant sa nature, et tu le prétends plutôt créature tirée du néant. Tel est le principal poison que distille ta pauvre intelligence : non pas appeler Fils quelqu’un qui serait aussi une créature, mais employer pour exprimer ta foi le concept de création, alors que tu devrais te servir du terme de naissance.
Notons que ce serait la marque d’un bien pauvre esprit, mais non pas tout à fait impie, de se servir du mot « créé », à propos du Fils, pour laisser entendre sa naissance impassible de Dieu, en tant qu’Unique procédant de l’Unique[39].
[39] Allusion à la position prise au Concile d’Ancyre en 358, par les homéousiens, Basile d’Ancyre et Georges de Laodicée, contre le sabellianisme affirmant que c’est le Père qui est passible dans le Christ et les anoméens exigeant deux parents dans la naissance (cf. livre III, ch. 8).
Cependant la foi qui se fait jour tout au long des écrits de l’Apôtre, ne nous permet pas de tenir ce langage. Car celui-ci connaît le plan divin qui se déroule dans le temps et qui veut que le Christ soit créé, et il connaît aussi l’éternité d’avant les temps, dans laquelle il est né. Le Christ est Dieu, né de Dieu, de sorte qu’en lui la vraie naissance et la parfaite génération de Dieu ne laissent aucun doute. Car nous ne pouvons rien dire de Dieu, sinon qu’il est né et qu’il est éternel. Il est né, non pas après quelque chose, mais avant toutes choses : cette naissance atteste seulement son auteur, elle ne signifie pas qu’il y ait en lui quelque chose de postérieur dans le temps à celui-ci. Et bien que, d’une certaine manière, la naissance du Fils implique pour lui une position seconde par rapport à son auteur, car le Fils vient de Dieu, il n’est pourtant pas séparable de son auteur : si notre pensée voulait pénétrer l’intelligence de sa naissance, il lui faudrait aussi pénétrer le mystère de sa génération.
Il n’y a donc qu’une seule manière de parler de Dieu avec respect et amour : celle qui reconnaît le Père, et qui reconnaît avec lui le Fils qui procède de lui. Nous n’apprendrons rien d’autre sur Dieu, sinon qu’il est le Père de l’Unique-Engendré et du Créateur. Que la faiblesse de l’homme ne cherche donc pas à outrepasser ses limites et que celui-ci s’attache au seul point qui assurera son salut : affirmer que le Seigneur Jésus-Christ est né depuis toujours, avant même le mystère de sa chair.