C’est à la révélation sans doute que nos auteurs demandent, avant tout, ce qu’il faut admettre sur Dieu. Néanmoins les nécessités de la polémique ou de l’apostolat, ou même leur propre inclination, leur ont parfois fait introduire dans leurs ouvrages des considérations d’une couleur philosophique très prononcée. Eusèbe a cité de l’Apologie de Denys et de son ouvrage Περὶ φύσεως des fragments où se trouvent combattus l’atomisme d’Épicure et l’éternité de la matière, et qui contiennent un intéressant développement de l’argument téléologique de l’existence et de la providence de Dieu. Cet argument de la providence fait aussi l’objet de l’ouvrage de saint Grégoire le Thaumaturge à Théopompe Sur la passibilité et l’impassibilité de Dieu. Le dialogue De recta in Deum fide s’avance déjà davantage sur le terrain chrétien, en établissant contre les marcionites qu’il n’y a qu’un seul Dieu, à la fois juste et bon, créateur du monde et auteur des deux Testaments (vi, 4).
Mais tout l’intérêt des recherches théologiques à l’époque et chez les auteurs que nous étudions se concentre naturellement sur la question trinitaire et la doctrine du Verbe. Quel était, à la veille du conflit arien, l’enseignement des églises orientales sur ces points capitaux ?
Ce que l’on peut constater d’abord à propos du Verbe, c’est, chez quelques auteurs, un certain archaïsme ou certaines imprécisions de langage qu’on a plus tard relevées, mais qui ne doivent point trop nous surprendre chez les Pères antérieurs au concile de Nicée. Ainsi, saint Grégoire de Nysse et plus tard Photius ont cru découvrir chez Théognoste les germes de l’hérésie d’Eunomius sur la création du Verbe. Théognoste aurait, à la suite d’Origène, qualifié le Fils de κτίσμα, et l’aurait subordonné au Père, en étendant son influence seulement aux êtres raisonnables, λογικά. Le même Photius trouvait bien primitives certaines façons de s’exprimer qu’il rencontrait dans Pierius, et il n’expliquait les formules arianisantes de Methodius dans Le Banquet qu’en supposant que le texte de cet ouvrage a été altéré. Saint Grégoire le Thaumaturge lui-même a dû être défendu par saint Basile, soit contre l’accusation de sabellianisme pour quelques phrases du Dialogue contre Ælien, soit contre l’accusation d’adoptianisme pour quelques appellations (κτίσμα, ποίημα) données au Christ incarné, et que des esprits pointilleux jugeaient trop sévèrement.
[Epist. CCX, 5. Une des phrases dont se prévalaient les sabelliens disait πατέρα καὶ υἱὸν ἐπινοίᾳ μὲν εἶναι δύο ὑποστάσει δὲ ἕν. Saint Basile répond que Grégoire, argumentant contre un païen, a employé cette façon de parler ἀγωνιστικῶς, non δογματικῶς, insistant, comme de juste sur l’unité divine.]
Tout ceci cependant au fond n’est guère troublant, et ne prouve pas que, dans l’esprit de ces auteurs, il ait existé sur la pleine divinité et éternité du Verbe une réelle obscurité. A l’époque de Photius, le formalisme littéraire avait atteint dans l’Église grecque son apogée, et l’on ne s’y rendait plus bien compte des difficultés qu’avaient rencontrées les anciens docteurs pour créer la langue théologique. On a de ce même Théognoste, accusé d’eunomianisme avant la lettre, un texte où il professe la provenance du Fils ἐκ τῆς τοῦ πατρὸς οὐσίας, sa ressemblance entière, exacte avec le Père selon la substance (ἔχων τὴν ὁμοιότητα τοῦ πατρὸς κατὰ τὴν οὐσίαν… πλήρη ἀκριβῆ), le Père ne subissant d’ailleurs aucune diminution par la génération du Fils. Photius assure que, malgré ses archaïsmes de langage, l’enseignement de Pierius sur le Père et le Fils était exact. Methodius reconnaît formellement la pleine divinité du Verbe, Fils de Dieu « par qui tout a été fait », non pas fils adoptif, mais Fils éternel qui n’a jamais commencé et qui ne cessera jamais d’être Fils ; Verbe avant le temps, à qui l’on adresse des prières. Saint Basile, qui a rapporté les reproches faits au Thaumaturge, a témoigné plusieurs fois de sa parfaite orthodoxie. On en trouvera à la fin de ce paragraphe une preuve convaincante. Ajoutons, en attendant, que celle d’Hiéracas est attestée par saint Épiphane. Arius opposait sa propre doctrine à celle d’Hiéracas, et lui reprochait de dire que le Fils était, par rapport au Père, λύχνον ἀπὸ λύχνου, ἢ ὡς λαμπάδα εἰς δύο, ou, ainsi que saint Hilaire l’explique, que le Père et le Fils étaient comme deux flammes alimentées par la même huile, la seconde cependant dérivée de la première. C’est bien l’unité de nature ; mais Arius, qui savait l’enseignement d’Hiéracas suspect à d’autres égards, espérait, par cette opposition, donner le change sur le sien propre. Les sentiments de Pamphile sont connus, puisque son but est précisément de montrer qu’Origène n’a pas erré sur la divinité et l’éternité du Verbe. Quant à l’auteur du dialogue De recta in Deum fide, il est on ne peut plus clair : il professe nettement sa foi au Verbe éternel et consubstantiel : πεπίστευκα καὶ τὸν ἐξ αὐτοῦ (ϑεοῦ) λόγον ὁμοούσιον ἀεὶ ὂντα (i, 2). Le Verbe est Fils de Dieu par nature (κατὰ φύσιν), par opposition aux hommes qui le sont par adoption (κατὰ ϑέσιν, iii, 9).
Un fait d’ailleurs nous révèle au mieux, sur notre sujet, l’intime conviction de la conscience chrétienne à cette époque, en même temps qu’il montre le peu d’importance qu’il faut attribuer aux incorrections de langage signalées plus haut : c’est ce qu’on a appelé l’affaire des deux Denys, c’est-à-dire les lettres écrites par l’évêque de Rome, Denys, et son homonyme d’Alexandrie à propos d’accusations doctrinales dont celui-ci avait été l’objet. L’incident, qui se produisit entre les années 259-261, est on ne peut plus instructif pour l’histoire des dogmes et demande un exposé un peu détaillé.
Le sabellianisme n’avait pu sérieusement se maintenir en Occident après sa condamnation par Calliste. En Orient, sa vie fut plus longue. Origène avait dû, en 244, ramener à la vérité l’évêque Bérylle de Bostra, en Arabie. Celui-ci était-il proprement modaliste ou adoptianiste, il est difficile de le décider absolument sur les courts renseignements d’Eusèbe. Il osait enseigner, dit l’historien, que le Sauveur n’existait pas avant l’incarnation dans un être propre, et qu’il n’avait pas eu une divinité à soi, mais seulement la divinité du Père renfermée en lui (H.E. 6.33.1). Quoi qu’il en soit, sous l’épiscopat d’Héraclas, puis sous celui de Denys, on ne sait au juste à la suite de quelles influences, le sabellianisme se répandit largement en Égypte et surtout dans la Pentapole. L’erreur, bien que prêchée sous le nom de Sabellius, n’était pas tout à fait, du moins en apparence, le patripassianisme tel que Sabellius l’avait prêché à Rome. Un développement l’avait amenée à peu près à la forme suivante sous laquelle les auteurs du ive siècle la décrivent, et à laquelle le nom de modalisme semble proprement convenir.
Dieu, monade simple et indivisible, est une personne unique : on le nomme υἱοπάτωρ, Père-Fils ; mais en tant qu’il crée le monde, il prend le nom de Verbe. Le Verbe, c’est Dieu, l’υἱοπάτωρ se manifestant par la création. Cette manifestation dure naturellement autant que le monde, et fait que l’aspect Verbe est en Dieu permanent.
Or, à ce monde ainsi créé la monade se révèle, dans l’Ancien Testament, comme législateur : c’est le Père ; dans le Nouveau Testament, comme rédempteur par l’Incarnation : c’est le Fils ; et comme sanctificateur des âmes : c’est le Saint-Esprit. Mais ces trois états successifs de la monade ne constituent pas des personnes distinctes : ils sont seulement trois aspects, trois virtualités, trois modalités et comme trois noms du même être (ὡς εἶναι ἐν μίᾳ ὑποστάσει τρεῖς ὀνομασίας). Les sabelliens, continue saint Épiphane, apportaient ici, pour rendre leur pensée plus intelligible, la comparaison du soleil : le Fils est comme la lumière, le Saint-Esprit la chaleur, le Père la forme orbiculaire de l’astre (τὸν δὲ πατέρα αὐτὸν εἶναι τὸ εἶδος πάσης τῆς ὑποστάσεως, Haer, lxii, 1.)
De plus, remarquons-le bien, chacun de ces trois états est temporaire et transitoire. L’υἱοπάτωρ cesse d’être Père dès qu’il s’incarne et devient Fils ; il cesse d’être Fils dès qu’il apparaît comme Saint-Esprit. Ce qui est Fils en Jésus-Christ, c’est l’humanité unie à Dieu : une fois l’union rompue, la filiation cesse d’exister. Toutes ces transformations s’expliquaient par un double mouvement dans la monade d’expansion et de retrait, πλατυσμός, συστολή, qui en dilatait ou en concentrait l’action, et qu’on nommait la διάλεξις divine.
Ainsi, cette forme de Sabellianisme se distinguait de l’ancien patripassianisme : 1° par le caractère transitoire des divers πρόσωπα : on ne pouvait plus dire que le Père avait souffert ; 2° par l’introduction dans le système de la personne du Saint-Esprit, dont il n’était pas autrefois question ; 3° par l’égalité établie entre les trois aspects, Père, Fils et Saint-Esprit. Le Père, comme tel, n’était plus la source de la Trinité : il devenait une modalité secondaire et temporaire : l’erreur subordinatienne se trouvait ruinée par la base.
Tel était le système, ou quelque chose d’approchant, qui se répandit en Égypte et dans la Pentapole sous l’épiscopat d’Héraclas et de Denys. Ce dernier écrivit, pour le réfuter, diverses lettres, dont l’une entre autres adressée à Ammonius et Euphranor, deux évêques de la Pentapole, choqua par sa teneur les orthodoxes d’Alexandrie. Denys fut dénoncé au pape son homonyme. Un échange de lettres s’ensuivit, vers 259-261, et le patriarche dut se justifier. On a conservé par saint Athanase, qui a composé un traité tout entier pour défendre la mémoire de son prédécesseur, et par saint Basile, une partie malheureusement trop petite des pièces de cette affaire. Elle permet cependant d’en saisir assez bien la physionomie, et d’apprécier la position théologique des personnages en cause.
Les accusations portées contre Denys d’Alexandrie étaient précises. On lui reprochait : d’avoir trop séparé et divisé le Fils d’avec le Père : διαρεῖ καὶ μακρύνει καὶ μερίζει τὸν υἱὸν ἀπὸ τοῦ πατρός ; de nier l’éternelle paternité de Dieu et l’existence éternelle du Fils : οὐκ ἀεὶ ἦν ὁ ϑεὸς πατήρ οὐκ ἀεὶ ἦν ὁ υἱός… ἦν ποτὲ ὅτε οὐκ ἦν γὰρ ἀΐδιός ἐστιν ; de ne pas dire que le Christ est ὁμοούσιος à Dieu : ὡς οὐ λέγοντος τὸν Χριστὸν ὁμοούσιον εἶναι τῷ ϑεῷ ; enfin de faire du Fils un simple fils adoptif, une créature étrangère au Père par sa nature, et de se servir, pour exprimer leurs rapports, de comparaisons choquantes, telles que : le Père est le vigneron, le Fils est la vigne ; le Père est le charpentier, le Fils la barque qu’il a construite : ποίημα καὶ γενητὸν εἶναι τὸν υἱὸν τοῦ ϑεοῦ μήτε δὲ φύσει ἴδιον, ἀλλὰ ξένον κατ’ οὐσίαν αὐτὸν εἶναι τοῦ πατρός, ὥσπερ ἐστὶν ὁ γεωργὸς πρὸς τὴν ἄμπελον καὶ ὁ ναυπηγὸς πρὸς τὸ σκάφος; καὶ γὰρ ὡς ποίημα ὢν οὐκ ἦν πρὶν γένηται. Cette dernière phrase, tirée de la lettre à Euphranor, contenait en somme tout l’arianisme.
Il fallait aviser immédiatement. Denys de Rome, qui avait reçu l’accusation, le fit par deux lettres : l’une privée au patriarche, pour lui demander de se justifier ; l’autre destinée à la publicité, et qui formulait ce que le pape pensait être la vraie doctrine. De cette dernière, la plus importante, saint Athanase a heureusement reproduit une partie dans son De decretis nicaenae synodi, 26.
Le pape y repoussait d’abord le sabellianisme, puis condamnait ceux qui divisent la monarchie divine en trois hypostases et trois divinités séparées, en trois hypostases étrangères l’une à l’autre : εἰς τρεῖς δυνάμεις τινὰς καὶ μεμερισμένας ὑποστάσεις καὶ ϑεότητας τρεῖς… εἰς τρεῖς ὑποστάσεις ξένας, ἀλλήλων παντάπασι κεχωρισμένας. Il faut au contraire, continuait-il, que la Trinité soit ramenée à l’unité, qu’elle soit ramassée et récapitulée, comme dans un faîte, dans un qui est le Dieu de l’univers : τὴν ϑείαν τριάδα εἰς ἕνα ὥσπερ εἰς κορυφήν τινα (τὸν ϑεὸν τῶν ὅλων, τὸν παντοκράτορα λέγω) συνκεφαλαιοῦσϑαί τε καὶ συνάγεσϑαι πᾶσα ἀνάγκη. Il condamnait ensuite l’erreur intolérable — c’était son expression — de ceux qui font du Fils une créature, et qui supposent un temps où il n’était pas, et il concluait : « Ainsi donc, il ne faut pas diviser en trois divinités l’admirable et divine monade, ni diminuer par le mot de création la dignité et l’éminente grandeur du Seigneur ; mais il faut croire en Dieu le Père tout-puissant, et en Jésus-Christ son Fils, et au Saint-Esprit, et à l’union du Verbe avec le Dieu de l’univers, car le Père et moi, dit-il, ne sommes qu’un, et Je suis dans le Père et le Père est en moi. Ainsi sera sauvegardée et la Trinité divine et la sainte prédication de la monarchie. »
Le pape se tenait ainsi à égale distance du sabellianisme, du trithéisme, et de l’arianisme. De l’ὁμοούσιος il ne disait rien : le mot était nouveau, et si son collègue d’Alexandrie l’évitait, le pape, lui, ne voulait pas l’adopter. Rien non plus contre le subordinatianisme strictement entendu ; mais l’erreur de la génération temporelle du Fils était implicitement condamnée. Sans distinguer entre le Verbe intérieur et proféré, entre la conception et la naissance du Fils, saint Denys prononçait simplement de ce Fils, qu’il avait toujours existé, bien qu’il fût dans le sein du Père : εἰ γὰρ γέγονεν ὁ υἱὸς, ἦν ὅτε οὐκ ἦν ; ἀεὶ δὲ ἦν εἴ γε τῷ πατρί ἐστιν.
Denys d’Alexandrie répondit au pape par deux lettres. La première, écrite sur-le-champ, n’était qu’une ébauche d’apologie ; la seconde, composée à loisir et intitulée Ἐλεγχος καὶ ἀπολογία, en quatre livres, présentait une justification en règle. De celle-ci il est resté des fragments dont voici l’analyse.
Le patriarche s’y défend d’abord de nier l’éternité du Fils : loin de la nier, il l’affirmait au contraire, et il la prouvait par le même argument qu’Origène : Dieu est la lumière éternelle, le Fils est l’éclat de cette lumière ; or la lumière luit toujours : le Fils est donc éternel comme Dieu : Οὐ γὰρ ἦν ὅτε ὁ ϑεὸς οὐκ ἦν πατήρ… ὄντος οὖν αἰωνίου τοῦ πατρός, αἰώνιος ὁ υἱός ἐστι, φῶς ἐκ φωτὸς ὤν. Passant ensuite au reproche de rejeter la consubstantialité du Père et du Fils, Denys observe que, sans doute, il lui était arrivé de se servir en passant (ἐξ ἐπιδρομῆς) de certaines comparaisons impropres pour mettre en lumière les relations du Père et du Fils, mais qu’il avait insisté ailleurs sur d’autres mieux accommodées, comme celle des parents et des enfants, de la racine et de la plante, de la source et du fleuve. Que s’il n’avait pas employé le mot ὁμοούσιος, ce n’était pas qu’il en repoussât le sens, mais c’était parce qu’il ne l’avait pas trouvé dans les Écritures. Puis reprenant la comparaison de l’esprit et de la parole déjà proposée par saint Justin et Tertullien, il s’efforce de la préciser et de la corriger : « L’esprit, dit-il, produit la parole et se manifeste en elle : la parole révèle l’esprit dans lequel elle est produite ; l’esprit est comme la parole immanente ; la parole est l’esprit s’élançant au dehors… Ainsi l’esprit est comme le père de la parole et existe en elle ; la parole est comme la fille de l’esprit… Ils sont l’un dans l’autre bien qu’ils soient distincts l’un de l’autre : ils sont un quoiqu’ils soient deux (ἕν εἰσιν, ὄντες δύο) : ainsi le Père et le Fils ont été dits être un et l’un dans l’autre (ἓν καὶ ἐν ἀλλήλοις). » — L’accusation de séparer et de diviser le Père d’avec le Fils et le Saint-Esprit n’avait pas plus de fondement ; car « c’est ainsi, réplique le patriarche, que nous étendons en Trinité l’indivisible unité, et que nous ramenons à l’unité la Trinité incapable de diminution » : οὕτω μὲν ἡμεῖς εἴς τε τὴν τριάδα τὴν μονάδα πλατύνομεν ἀδιαίρετον, καὶ τὴν τριάδα πάλιν ἀμείωτον εἰς τὴν μονάδα συγκεφαλαιούμεϑα. Et quant à faire de Dieu le créateur du Fils (ποιητὴν καὶ δημιουργόν), Denys protestait qu’il n’y avait jamais songé : Dieu est le Père non le créateur du Fils. Le mot ποιητής est d’ailleurs susceptible d’un sens plus large : et c’est ainsi que les auteurs sont dits être les créateurs (ποιηταί) de leurs discours, bien qu’ils en soient réellement les pères.
Telle est en résumé la défense que Denys d’Alexandrie opposa à ses accusateurs. N’y avait-il en effet dans son cas, comme il le prétend, que précipitation et négligences d’expressions ? Probablement. Saint Athanase l’excuse, en disant qu’à l’exemple des apôtres il a parlé κατ᾽ οἰκονομίαν, insistant sur la vérité qu’il voulait inculquer. Saint Basile est plus sévère. Quoi qu’il en soit, et s’il y avait eu défaillance passagère, le disciple d’Origène s’était rapidement ressaisi. Distinction des personnes, unité, consubstantialité, circuminsession, génération du Verbe par l’intelligence, rien ne manquait à l’orthodoxie de sa doctrine. Il admettait sans doute trois hypostases, et il semble que ses adversaires ne fussent pas complètement d’accord avec lui sur la légitimité de cette expression ; mais on ne voit pas que saint Denys de Rome l’ait rejetée. Ce dont le pape ne voulait pas, et que son collègue d’Alexandrie repoussait aussi bien que lui, c’était trois hypostases divisées et séparées l’une de l’autre.
On a vu ci-dessus que le langage d’Origène sur le Saint-Esprit semble parfois défectueux, et que saint Jérôme notamment l’a vivement relevé. C’est pour l’avoir reproduit sans doute que ses successeurs, Denys, Théognoste, Pierius ont été accusés à leur tour de rabaisser la personne du Saint-Esprit, de le subordonner au Père et au Fils, de le ranger parmi les créatures sujettes. Comme nous n’avons plus les textes incriminés, il est difficile de juger de la valeur de ces accusations. Dans les deux fragments cités par saint Athanase dans son Épître iv à Sérapion, 11, Théognoste, loin de rabaisser le Saint-Esprit, s’applique au contraire à montrer qu’on aurait tort de conclure à sa supériorité sur le Père et le Fils de ce qu’il habite dans les parfaits, c’est-à-dire les chrétiens baptisés, et de ce que les péchés commis contre lui sont irrémissibles. Saint Basile a tiré de Denys d’Alexandrie, en faveur de la divinité du Saint-Esprit, trois textes, qu’il a insérés dans son ouvragea. D’autre part, les singularités reprochées à Hiéracas par saint Épiphane ne paraissent pas avoir atteint sa foi en la divinité de l’Esprit-Saintb. Pamphile consacre le chapitre iv du livre premier de son Apologie pour Origène à établir qu’Origène admettait que le Saint-Esprit est incapable de changements, qu’il n’est pas une créature, qu’il est égal au Père et au Fils et omniscient. C’est sa propre foi que Pamphile nous déclare ici. A son tour, Methodius voit dans le Saint-Esprit une ἐκπορευτὴ ὑπόστασις qui sort du Père comme Ève est sortie d’Adam, qui est de sa substance par conséquent. La Didascalie veut que l’on adore ensemble « Dieu [le Père] tout-puissant, et Jésus [son Fils] le Christ et le Saint-Esprit ». Enfin Adamantius, après avoir énoncé sa foi au Verbe consubstantiel, énonce aussi sa foi à l’Esprit-Saint éternel : πιστεύω δὲ καὶ τῷ ἁγίῳ πνεύματι τῷ ἀεί ὄντι (i, 2).
a – De Spir. sancto, 72. S. Basile assure que Firmilien de Césarée professait également la divinité du Saint-Esprit dans des livres qu’il avait laissés et que nous n’avons plus (De Spir. sancto, 74).
b – S. Épiphane dit qu’Hiéracas ne suivait pas sur la Trinité les sentiments d’Origène el qu’il admettait que le Saint-Esprit est ἐκ πατρός. Mais il lui reproche d’avoir vu en Melchisédec une théophanie de l’Esprit-Saint (Haer. LXVII, 2, 3 ; cf. LV, 5).
Il y avait donc sur la Trinité à la fin iiie siècle, soit à Alexandrie, soit en Syrie, soit dans le Pont, un enseignement orthodoxe et ferme. On le trouve résumé d’une façon heureuse dans une courte formule de foi de saint Grégoire le Thaumaturge, dont l’authenticité paraît définitivement établie, et qui doit remonter aux années 260-270. Le Verbe y est dit ϑεὸς ἐκ ϑεοῦ… υἱὸς ἀληϑινός ἀληϑινοῦ πατρός… ἀΐδιος ἀϊδίου : le Saint-Esprit, ἐκ ϑεοῦ τὴν ὕπαρξιν ἔχον καὶ δἰ αὐτοῦ πεφηνὸς δηλαδὴ τοῖς ἀνϑρώποις, εἰκὼν τοῦ υἱοῦ τελείου τελεία, ζωὴ ζώντων αἰτία : la Trinité τριὰς τελεία, δόξῃ καὶ ἀϊδιότητι καὶ βασιλείᾳ μὴ μεριζομένη μηδὲ ἀπαλλοτριουμένη. Et l’auteur conclut : « Il n’y a donc rien de créé ni de sujet dans la Trinité (οὔτε οὖν κτιστόν τι ἢ δοῦλον ἐν τῇ τριάδι) ; il n’y a rien de surajouté, comme si, n’existant pas d’abord, il était survenu plus tard. Le Fils n’a donc jamais manqué au Père ni l’Esprit au Fils : cette même Trinité est toujours immuable et inaltérable. » Une pareille formule, affirmant nettement, avec la distinction des personnes, leur éternité et leur égalité, l’immortalité et la perfection non seulement du Père, mais aussi du Fils et du Saint-Esprit, était contre l’arianisme une protestation d’avance victorieuse.