Le remède au péché, c’est Jésus-Christ. Saint Jean Damascène a consacré à l’exposé de sa christologie tout le livre iiie et les chapitres 1-8 du livre iv du De fide orthodoxa, et de plus quelques ouvrages de controverse, le Contra iacobitas, le De natura composita contra acephalos, l’Adversus nestorianos, le De duabus in Christo voluntatibus. Mais on ne pénètre entièrement dans sa pensée qu’à la condition de tenir compte des notions philosophiques dont il s’est inspiré et qui, disséminées dans ses écrits, se trouvent condensées dans la Dialectique.
Le corps de Jésus-Christ n’a pas été formé dans le sein de Marie d’une façon lente et progressive : les organes et le corps entier ont eu d’emblée leur configuration parfaite, quoique non pas tout leur développementa. En même temps que le corps était formé, il était animé, et en même temps qu’animé, il était uni au Verbe par l’intermédiaire de l’âme : nul intervalle chronologique concevable entre ces trois opérations : ἅμα σὰρξ, ἅμα ϑεοῦ λόγου σὰρξ, ἅμα σὰρξ ἔμψυχος, λοφική τε καὶ νοερά.
a – III, 2, col. 933 ; De duab. volunt., 38, col. 177. Dans ce dernier passage, saint Jean invoque l’autorité de saint Basile, Oratio in Christi natalis diem. Les numéros 30 et 37 du De duab. volunt. contiennent de curieuses indications sur l’idée que l’on se faisait alors du- corps du Sauveur.
L’humanité ainsi prise par le Verbe n’est pas l’humanité abstraite, considérée ψιλῇ ϑεωρίᾳ, ni l’humanité concrète telle qu’elle existe dans tous les hommes en qui elle est réalisée (car le Verbe ne s’est pas uni à tous les individus humains), mais c’est une humanité individuelle, bien qu’elle n’ait été individu et personne que dans le Verbe et par le Verbe. Toutefois, comme la nature est tout entière, suivant ce qui la constitue, dans tous les individus de la même espèce, il est vrai de conclure que le Verbe s’est uni à toute la nature humaine, et qu’en lui notre nature est ressuscitée et montée au ciel. Voilà pourquoi saint Paul dit que Dieu nous a conressuscités en Jésus-Christ, encore que nous n’ayons pas été personnellement ressuscités. Et il est vrai aussi de conclure que toute la nature divine s’est unie, dans le Verbe et par lui, à la nature humaine, encore que le Verbe seul se soit incarné, et que le Père et le Saint-Esprit se soient unis à l’humanité seulement κατ᾽ εὐδοκίαν καὶ βούλησινb.
b – Saint Jean l’appelle encore οὐσιωδής, c’est-à-dire véritable et réelle, pour la distinguer de l’union κατὰ φαντασίαν.
Cette union du Verbe avec l’humanité est κατὰ σύνϑεσιν ἤγουν καϑ᾽ ὑπόστασιν, et le Damascène, pour défendre à la fois la dualité des natures et l’unité de personne en Jésus-Christ contre les monophysites et les nestoriens, nous présente absolument les mêmes définitions et théories philosophiques que Léonce de Byzance. L’hypostase ne se confond pas tout à fait avec la substance individuelle concrète : « L’hypostase est le particulier subsistant à part soi : c’est une substance avec ses accidents, qui jouit d’une existence indépendante, propre et séparée des autres hypostases en acte et en fait. » Il n’y a pas de nature ἀνυπόστατος pas plus que d’hypostase ἀνοούσιος.
[Ὑπόστασις δὲ τὸ μερικόν (ἐστι) καὶ καϑ᾽ ἑαυτὸ ὑφεστὸς, οὐσία τις μετὰ συμβεβηκότων, τὴν καϑ᾽ αὐτὸ ὕπαρξιν, ἰδιαιρέτως καὶ ἀποτετμημένως τῶν λοιπῶν ὑποστάσεων ἐνεργείᾳ καὶ πράγματι κληρωσαμένη]
Toute nature est donc ὑπόστασις ou ἐνυπόστατος : ou plutôt toute nature est ἐνυπόστατος comme toute hypostase est ἐνούσιος, puisque logiquement toujours, et souvent en réalité la nature ne se confond pas avec l’hypostase. Seulement, une nature peut être ἐνυπόστατος de plusieurs façons : d’abord quand elle existe en soi et comme un tout indépendant (καϑ᾽ ἑαυτήν), elle est alors à elle seule une hypostase ; — ensuite, quand deux natures existent et subsistent l’une dans l’autre réciproquement et l’une avec l’autre (σὺν ἑτε’ροις), et concourent à former une hypostase unique : c’est le cas du corps et de l’âme et généralement des parties d’un tout naturel ; — enfin quand une nature subsiste ἐν ἑτέρῳ, dans une hypostase autre que son hypostase naturelle. : c’est le cas de l’humanité dans la personne éternelle du Verbe.
Ces explications tranchent la question contre les hérétiques. L’humanité prise par le Verbe ne perd pas sa φύσις, comme le disaient les monophysites : elle n’est pas non plus ἰδιοσύστατος comme le prétendaient les nestoriens : elle est ἐνυπόστατος : elle subsiste dans le Verbe. L’union des deux natures, divine et humaine, est donc καϑ᾽ ὑπόστασιν, et cette union a persévéré même dans le tridtuim mortis. Séparés l’un de l’autre, le corps et l’âme de Jésus-Christ restaient unis au Verbe ; bien plus, ils ne formaient pas deux personnes, car ils. subsistaient dans la même personnalité du Verbe : divisés par le lieu (τοπικῶς), ils étaient rapprochés ὑποστατικῶς διὰ τοῦ Λόγου.
Par le fait de l’union hypostatique, la personne en Jésus-Christ, de simple est devenue composée, σύνϑετος, non que la personnalité du Verbe ait changé, mais parce que, si l’on considère le tout, la personne avec ses natures, le Christ est un être composé non plus d’une mais de deux natures.
D’autre part, cette union du Verbe et de l’humanité rappelait naturellement celle de l’âme et du corps en l’homme. C’était une vieille comparaison dont on usait depuis longtemps, mais sur laquelle, depuis longtemps aussi, on faisait des réserves. Saint Jean insiste plutôt sur les réserves. L’homme sans doute se compose de deux natures irréductibles entre elles, le corps et l’âme : toutefois, comme ces deux natures, peuvent se retrouver identiques dans plusieurs individus, elles constituent par leur union une nature supérieure, une espèce dont la caractéristique est d’être « animal raisonnable », et qui est la nature humaine ou l’humanité. En Jésus-Christ il en va autrement. Jésus-Christ est un individu unique ; le Verbe et l’humanité ne forment pas une χριστότης, à laquelle plusieurs christs puissent participer. Ils ne constituent donc pas, comme le corps et l’âme, par leur union, une seule nature.
[On remarquera que le Damascène n’a pas l’idée de substance incomplète formant avec une autre substance incomplète une substance complète ou nature unique. Il y vient cependant forcément, comme on le voit. Il remarque d’ailleurs que, de ce que le corps et l’âme sont deux natures différentes, on ne saurait conclure qu’il y a en Jésus-Christ trois natures, le corps, l’âme et la divinité, car on ne doit compter, dans l’analyse du composé, que les éléments prochains et immédiats.]
L’union hypostatique ainsi constatée et expliquée, notre auteur en déduit quelques conséquences qu’il a remarquablement exposées, et dont il faut dire un mot.
La première est l’adoration due à l’humanité de Jésus-Christ considérée non pas séparément du Verbe, mais en lui, en qui elle subsiste.
La seconde est que Jésus-Christ n’est pas serviteur mais Fils de Dieu : le nom de serviteur en effet marque une relation de la personne, comme les mots père et fils : il ne saurait donc convenir à Jésus-Christ, personne divine.
Une troisième conséquence est la grande loi de la communication des idiomes dont le saint docteur expose les règles et justifie l’usage plus complètement et plus clairement qu’on ne l’avait fait jusqu’à lui.
Une autre conséquence de l’union hypostatique est la compénétration mutuelle des natures unies (περιχώρησις), la divinisation (ϑείωσις) de l’humanité par la divinité du Verbe. Cette divinisation ne va pas à transformer substantiellement l’humanité, mais elle va à lui communiquer, dans la mesure où elle est capable de les recevoir, les dons, les privilèges, la puissance d’action et d’opération de la divinité : αὐτὴ μὲν (ϑεότης) τῶν οἰκείων αὐχημάτων τῇ σαρκὶ μεταδίδωσι. De même que le fer rougi au feu brûle comme s’il était du feu, aussi la chair du Sauveur participe à son énergie divine : ἡ δὲ τοῦ Κυρίου σὰρξ τὰς ϑείας ἐνεργείας ἐπλούϑησε.
C’est en considération de l’union hypostatique également, que saint Jean Damascène écarte de l’Homme-Dieu toute ignorance humaine et tout progrès réel en sagesse et en science. Il n’y a eu en Jésus-Christ ni hésitation ni délibération ni doute (γνώμη, προαίρεσις) sur ce qu’il devait accomplir ; le progrès de sa sagesse a été tout apparent et économique. L’auteur n’hésite pas à traiter de nestoriens ceux qui admettraient l’autre hypothèse.
Ce même point de vue domine ce qu’il dit des passions et de la corruptibilité du corps de Jésus-Christ. Les passions indifférentes sont admises, la colère (ϑυμός), la tristesse et l’ennui (ἡ λύπη καὶ ἡ ἀδημονία), la crainte (ἡ δειλία), au moins en tant que celle-ci est l’effroi instinctif de l’âme en face d’un danger ou de la mort, mais non en tant qu’elle est l’effet de l’ignorance ou de la pusillanimité. Les passions mauvaises sont écartées. Encore les premières ne prévenaient-elles point, dans leurs mouvements, chez le Sauveur, l’usage de la raison et lui restaient-elles parfaitement soumisesc.
c – Parmi les fonctions végétatives, saint Jean exclut cependant comme inutiles en Jésus-Christ τὸ δὲ σπερματικὸν καὶ γεννητικόν (De duab. volunt., 37, col. 176).
Le corps de Jésus était passible, accessible aux besoins et aux faiblesses de la vie végétative et sensitive. Il était sujet à cette corruptibilité partielle qui est celle des aliments dans le corps et des éléments mêmes du corps qui sont rejetés par la sueur, la salive, etc., à mesure que d’autres les remplacent : c’est ce que l’auteur appelle τομὴ καὶ ῥεῦσις (sectio et diffluxio). Il était sujet aussi à cette corruptibilité qui se confond avec les souffrances qui vont à faire périr le corps, la faim, la soif, la mort : mais il est une corruption plus complète, la dissolution totale et la désorganisation des éléments dont le corps est composé (διαφϑορά) ; et celle-ci, le corps du Sauveur ne l’a pas connue et ne pouvait la connaître : elle eût été contraire à sa dignité.
Reste la question des deux volontés et des deux opérations en Jésus-Christ. Au moment où écrivait saint Jean, il ne s’était guère écoulé plus de cinquante ans depuis que la controverse avait été définitivement tranchée, par le VIe concile général ; et il pouvait paraître encore utile de justifier sa solution.
Dans cette justification, le Damascène suit absolument saint Maxime. Comme lui ; il distingue avec soin les divers sens du mot volonté. Autre chose est l’acte de la volonté (ϑέλησις), autre chose l’acte de vouloir simplement (τò ϑέλειν) ou de vouloir ceci ou cela, de cette façon ou de cette autre, (τό τι καὶ πῶς ϑέλειν), autre chose ce que nous voulons, l’objet de notae vouloir (τὸ ϑελετόν), autre chose le principe actif du vouloir (τò ϑελετικόν) et autre chose enfin celui qui veut (ὁ ϑέλων). Or, s’il est vrai que l’objet du vouloir et la façon de vouloir varient avec chaque individu, et dépendent, dans une certaine mesure, de la personne, parce qu’ils dépendent de la liberté, il est certain que la volonté, faculté et acte, le principe actif du vouloir et le vouloir simplement appartiennent à la nature, car tout homme est capable de vouloir et veut en effet. Il y avait donc en Jésus-Christ, puisque en lui les deux natures divine et humaine étaient complètes, deux volontés et deux libertés ; deux volontés, disons-nous, différentes, non opposées. Et la question de leurs rapports est aisée à résoudre : car la volonté humaine de Jésus-Christ, n’étant point inclinée au mal, restait toujours soumise à la volonté divine, et ne voulait que ce que celle-ci voulait ; mais elle le voulait humainement et librement : ἤϑελε μὲν αὐτεξουσίως κινουμένη ἡ τοῦ Κυρίου ψυχὴ, ἀλλ᾽ ἐκεῖνα αὐτεξουσίως ἔϑελεν ἃ ἡ ϑεία αὐτοῦ ϑέλησις ἤϑελε ϑέλειν αὐτήνd.
d – Saint Jean n’admet donc en Jésus-Christ qu’un ϑελετὸν γνωμικόν, c’est-à-dire un seul objet voulu délibérément par les deux volontés.
Or, ce qui vient d’être dit de la volonté peut s’étendre à toute opération (ἐνέργεια). Comme il l’a fait plus haut, notre auteur pose encore ici des distinctions nettes : Ἕτερον οὖν ἐνέργεια, καὶ ἕτερον τὸ ἐνεργεῖν, καὶ ἕτερον τό τι καὶ πῶς ἐνεργεῖν, καὶ ἕτερον τὸ ἐνεργητὸν, τουτέστι τὸ ἐνέργημα, καὶ ἕτερον τὸ ἐνεργετικὸν, καὶ ἕτερον ὃ ἐνεργῶν. Le mot ἐνέργεια peut désigner ou la faculté d’agir ou l’action elle-même ; mais quoi qu’il en soit, et quelle que soit la définition qu’on en donne, il faut toujours convenir qu’elle est partie intégrante et nécessaire de la nature, et que sans elle il n’y a que néant : Καὶ ἁπλῶς εἰπεῖν, ἐνέργειά ἐστι φυσικὴ, ἡ α ἑκάστης οὐσίας δύναμίς τε καὶ κίνησις, ἧς χωρὶς μόνον τὸ μὴ ὄν. Si donc on reconnaît en Jésus-Christ une nature humaine, on doit aussi lui reconnaître des facultés et des opérations humaines, à côté des attributs divins et des opérations divines. Il y a donc en lui deux opérations comme deux volontés libres, comme deux natures.
Quel est le rapport de ces deux sortes d’opérations entre elles ? C’est le rapport même qui existe entre les natures, celui d’une union intime sans confusion. Comme les deux natures agissantes sont unies dans l’identité de personne, l’une n’agit pas sans l’autre, et sans que cette autre participe en quelque manière à son action. Si nous considérons par exemple les actions humaines de Jésus-Christ, outre que le Verbe en est, par l’humanité, le principe responsable, la divinité y concourt en opérant ce qu’elles ont de surhumain, naître d’une vierge, marcher sur les eaux, etc., et en leur donnant leur valeur rédemptrice et salutaire. Si nous considérons au contraire ses actions divines, nous voyons que souvent l’humanité en est l’organe, et qu’elle y concourt par quelque geste extérieur et visible — extension de la main, attouchement — dont se sert le Sauveur pour exercer sa toute-puissance.
Et c’est cette union intime des deux opérations divine et humaine que Denys a voulu mettre en relief par l’expression καινή τις ϑεανδρικὴ ἐνέργεια de sa quatrième lettre à Caïus. Cette expression marque l’unité de la personne en qui les deux genres d’opérations viennent converger, et comment ces opérations se compénètrent en quelque sorte. La περιχώρησις qui enchaînait l’une à l’autre les natures, liait aussi l’une à l’autre leurs activités : Ἢ ἀνϑρωπίνη αὐτοῦ (Χριστοῦ) ἐνέργεια ϑεία ἦν ἤγουν τεϑεωμένη, καὶ οὐκ ἄμοιρος τῆς ϑείας αὐτοῦ ἐνεργείας, καὶ ἣ ϑεία αὐτοῦ ἐνέργεια οὖκ ἄμοιρος τὴς ἀνϑρωπίνης αὐτοῦ ἐνεργείας, ἀλλ᾽ ἑκατέρα σὺν τῇ ἑτέρᾳ ϑεωρουμένη.
Si le Damascène a longuement développé sa christologie, il n’a pas consacré à la sotériologie même un chapitre spécial de son grand ouvrage. On en peut cependant recueillir les traits épars, qui n’offrent rien d’original. Dans l’œuvre de notre salut, observe-t-il, tous les attributs de Dieu sont manifestés, sa bonté, sa justice, sa sagesse et à cette œuvre tous les mystères de Jésus-Christ concourent ; toutefois c’est la croix seule en définitive qui nous sauve. Le péché en effet nous avait réduits à l’esclavage ; il nous avait rendus passibles d’un châtiment, soumis à la malédiction. Jésus-Christ se substitue à notre place ; il accepte pour nous la malédiction. Il paie à Dieu notre rançon ; car ce n’est pas au démon qu’il a donné son sang, c’est à son Père. Il s’offre à lui en sacrifice, apaise sa colère dans son sang et devient propitiation (ἱλαστήριον) pour nos péchés. Le résultat est que nous sommes rendus à la liberté, affranchis de la malédiction, et unis à Jésus-Christ, le tout par sa mort.
On a remarqué tout à l’heure que saint Jean, comme saint Grégoire de Nazianze, condamne la théorie juridique des droits du démon, admise par Origène et saint Grégoire de Nysse. De ce dernier cependant il a retenu la théorie de l’abus du pouvoir, et l’image de la mort et du démon trompés par Dieu. Car le démon et la mort, en voulant s’emparer de l’humanité de Jésus- Christ, se sont pris à l’hameçon de sa divinité, et la mort, frappée elle-même à mort par la chair vivifiante qu’elle a prétendu engloutir, a dû vomir ceux qu’elle avait déjà dévorés.