(Décembre 1533 à janvier 1534)
Le bruit court que la papauté triomphe – Farel arrive – Son caractère – Baudichon de la Maisonneuve – Plaintes et demandes des Bernois – Un complot éclate – Prêches aux huguenots en armes – Noël et nouvel an – Les adieux du dominicain – Prise d’armes pour la Bible – Arrivée des ambassadeurs bernois – Trois réformateurs dans Genève – Les Bernois demandent une dispute publique
De la Maisonneuve était décidé à maintenir la liberté de la prédication évangélique. On nous « appelle luthériens, disait Froment ; or, Luther, en langue germanique, veut dire clair ; aussi n’y a-t-il rien de plus clair que l’Évangile de Jésus-Christ. La cause luthérienne, est la cause de la lumièreq. » Donc, la Maisonneuve voulait la répandre.
q – Froment, Gestes de Genève, p. 70, 71.
Arrivé à Berne, le zélé huguenot ne perdit pas un moment pour agir. Il raconta à tous ses amis (et il en avait beaucoup) ce qui se passait à Genève ; Froment et Alexandre, qui étaient à sa droite et à sa gauche, appuyaient ses plaintes et répétaient les insultes du dominicain. Les Bernois furent irrités des injures que le moine avait prononcées contre les protestants, mais un motif plus noble les animait. Ils avaient cru que Genève, connu par le caractère énergique de ses habitants, serait un grand gain pour la Réforme. Or, on commençait à dire dans la Savoie, dans le pays de Vaud, à Fribourg, en France, que le mouvement réformateur était étouffé dans la ville huguenote. Gros bruit, dit Farel, courait partout de Genève, comment le dit maître Furbity triomphait dans ses disputes avec les luthériensr. » Les Bernois résolurent de venir à l’aide de la Réformation menacée, en envoyant à Genève, non de gros bataillons, mais un humble prédicateur de l’Évangile ; ils donnèrent pour compagnon à de la Maisonneuve Guillaume Farel.
r – Lettres certaines d’aucuns grands troubles et tumulte advenus à Genève, avec la disputation faite l’an 1534. Cet écrit est daté du 1er avril 1534. Il est de Farel, mais l’imprimeur le donne comme étant d’un notaire de Genève.
Le dimanche 21 décembre, fête de saint Thomas de Cantorbéry, Furbity, fier de célébrer un saint si héroïque, redoubla d’énergie : « Tous ceux qui suivent cette maudite secte, s’écria-t-il, ne sont que des gens lubriques, des gourmands, des paillards, des ambitieux, des homicides, des larrons, qui vivent bestialement, n’aimant que leurs sensualités, sans reconnaître ni Dieu ni supérieurs. » Ces paroles excitèrent l’enthousiasme des catholiques, et les principaux d’entre eux résolurent d’aller en corps à l’évêché remercier le révérend père. Le noble Perceval de Pesmes, « capitaine des bons, » comme les nonnes l’appelaient, était à leur tête : « Père révérendissime, dit le fils des croisés, nous vous remercions de ce que vous tenez de si bons propos, et nous vous prions de ne rien craindre. — Monsieur le capitaine, répondit le moine, tenez bon à l’épée ; de mon côté, j’emploierai l’esprit et la langue. » Le pacte ainsi fait, la députation se retira.
Mais à peine était-elle sortie du palais épiscopal, qu’une étrange nouvelle se répandit dans Genève. « De la Maisonneuve revient de Berne, et amène avec lui… le fameux Guillaume Farel ! » Farel, rentré dans Genève, ne devait plus en sortir que l’œuvre de la Réformation n’y fût accomplie. « Quoi ! s’écrièrent des catholiques, ce méchant, ce diable, celui que nous avons chassé est de retour ! » Ils étaient si irrités que de Pesmes, Malbuisson et d’autres ayant rencontré ce jour même, dans la rue, Farel et de la Maisonneuve, tirèrent l’épée et se jetèrent sur eux ; des huguenots les délivrèrent. Les épiscopaux tinrent conseil et résolurent de prendre les armes, pour chasser le réformateur.
Ce n’était pas sans cause que les catholiques étaient effrayés : Farel était un héros. Une œuvre qui se fonde demande un de ces hommes puissants qui, par l’énergie de leur volonté, surmontent tous les obstacles et mettent en mouvement toutes les forces de leur époque pour exécuter le plan qu’ils ont conçu. Calvin et Luther sont les grands hommes de la Réformation au XVIe siècle. Calvin la défendit contre des ennemis dangereux ; il donna à l’Église renouvelée l’ensemble de la doctrine, et une constitution simple et puissante. La foi scripturaire qu’il a exposée fait et fera le tour du monde. Mais quand il arriva à Genève la Réforme y était déjà extérieurement accomplie. Farel est au fond le réformateur de cette ville comme de plusieurs autres localités de la Suisse et de la France. Noble et simple évangéliste, son génie fut moins grand, son nom moins illustre que celui de son successeur ; mais il ne cessa d’exposer sa vie dans de rudes combats pour le Sauveur, et, dans l’ordre de la grâce, il fut, au milieu de ces belles contrées, que les Alpes et le Jura renferment, ce qu’est le feu dans l’ordre de la nature, — le plus puissant des agents de Dieu. Il ne fut pas, comme on le pense quelquefois, une tête chaude, un homme sujet à beaucoup d’emportements et d’écarts. A l’énergie, il joignait la prudence ; au zèle, l’impartialité. « Plût à Dieu, disait-il à l’occasion de la dispute où il eut à combattre Furbity, que chacun racontât chaque chose sans pendre d’un côté plus que de l’autres. » Mais il faut le reconnaître, il avait encore plus de force que de circonspection et une activité sans pareille était le principal trait de son caractère. Se porter partout, agir en toute circonstance, prêcher en tout lieu, braver tous les dangers, était sa jouissance et sa vie. Son génie excessif aimait l’aventure, comme on l’a dit d’un conquérant célèbre, et il n’était vraiment de fête que quand il était en campagne. Farel devait commencer l’œuvre et Calvin la couronner.
s – Lettres certaines d’aucuns grands troubles et tumulte advenus à Genève, avec la disputation faite l’an 1534. Avant-propos.
Un autre homme, un laïque, était appelé à jouer un rôle non moins important dans la Réforme genevoise. Dieu, dans les grandes révolutions des peuples, donne quelquefois, on l’a remarquét, non un conseiller à écouter, mais un torrent à suivre. Il y avait en effet, dans Genève, comme un torrent puissant qui se précipitait vers la Réforme, et l’homme qui personnifiait cette force populaire était Baudichon de la Maisonneuve. Noble de cœur comme de race, il n’avait été d’abord qu’un indépendant politique et un adversaire de la papauté ; mais ouvrant sa maison et son cœur à l’Évangile, il l’aima toujours plus. Il ne possédait pas, sans doute, toutes les grâces évangéliques ; il était un peu plaisanteur. et avait le tort de rire des superstitions de son temps ; il y avait quelquefois de la violence dans ses actes et dans ses paroles. Mais cette énergie républicaine qui le caractérisait le rendait l’homme le plus propre à tenir tête à Rome, au duc et à l’inquisition. Fort, fier, inébranlable, il fut, sur un petit théâtre, ce qu’étaient sur un plus grand l’électeur de Saxe et le landgrave de Hesse, le patron de la doctrine évangélique. Quoique noble, il cultivait le négoce et faisait de grandes affaires. Riche et généreux, il pourvoyait aux besoins du nouveau culte. Les autorités des villes avec lesquelles il était en rapport lui témoignaient beaucoup de considération, et l’on vit, non seulement la puissante république de Berne, mais le roi François Ier intervenir en sa faveur. De la Maisonneuve ne doutait nullement du triomphe de la Réformation. Un jour, un marchand de Lausanne lui achetait un de ses chevaux : « Vous me le payerez, dit le confiant genevois, quand on ne célébrera plus de messes à Lausanne. » Deux ou trois mois plus tard, réglant ses comptes à Lyon : « Vous me payerez, dit-il à l’un de ses correspondants, quand les prêtres seront dans cette ville ce qu’ils sont maintenant à Berne. » Aussi, les catholiques dévots s’écriaient-ils : Il est la cause du mal de Genève, et plût à Dieu qu’il fût mort il y a dix ansu ! Peut-être est-ce avec Berthelier que de la Maisonneuve eut le plus de rapport ; le premier commença l’indépendance, le second soutint la Réforme. Ils sont deux pionniers ; mais si Berthelier fut un homme plus héroïque, Baudichon fut, je crois, un homme plus moral.
t – M. Thiers, sur l’insurrection en Espagne.
u – Msc. du procès inquisitionnel de Lyon (Archives de Berne, p. 38, 198, 289, 285)
De la Maisonneuve savait au besoin allier la prudence à l’énergie. Le 21 décembre, le dominicain ayant prêché avec grand éclat dans la cathédrale, quelques réformés disaient hautement : Pourquoi notre ministre (Farel) ne prêcherait-il pas dans l’église aussi bien que le docteur papiste ? » et ils invitaient le réformateur à entrer dans le temple. Les catholiques, indignés, s’écrièrent : « Plutôt nous en coûtera-t-il la vie !… » De la Maisonneuve calma ses amis ; il voulait essayer la voie légale, et demander une église au magistrat.
Le jour suivant, en effet, il parut devant le conseil et lui remit la lettre des chefs de la puissante république bernoise. « Quoi ! disaient-ils, vous chassez de votre ville nos serviteurs, gens attachés à la Parole sainte, que nous vous avons recommandés, et en même temps vous tolérez des a hommes qui blasphèment contre Dieu ! Votre prédicateur nous a attaqués ; nous lui faisons partie criminelle et vous requérons de l’arrêter. De plus, nous vous demandons un lieu où Farel puisse prêcher publiquement l’Évangile. » La majorité du conseil fut consternée de ces deux demandes. On allait délibérer, quand on entendit du mouvement dans la rue ; le complot éclatait.
Il était près de midi. Huit à neuf cents laïques et prêtres se rendaient à l’évêché, où ils s’étaient donné rendez-vous. Tout était en mouvement dans le palais épiscopal ; les caves étaient ouvertes ; les domestiques circulaient la bouteille à la main. « On donnait à boire largement et chacun promettait faire bon devoir ; c’étaient gens d’apparence, et bien équipés. » Deux cents hommes devaient demeurer à Saint-Pierre pour attaquer par derrière les hérétiques. Tous les autres devaient descendre au Molard, ardents pour l’amour de Dieu, et agrédir le logis de Baudichon où devait être Farelv.
v – Registre du Conseil du 22 décembre 1533. — Froment, Gestes merveilleux de Genève, p. 78.– La sœur Jeanne, Levain du Calvinisme, p. 71.– Lettres certaines d’aucuns grands troubles, etc.
De la Maisonneuve, comprenant ce qui se passait, sortit précipitamment du conseil et courut défendre sa demeurew. Son premier soin fut de cacher Farel aussi bien qu’il le put ; puis, comme tout se préparait pour donner l’assaut à sa maison, il se mit en mesure de défense. Mais le conseil, comprenant ce dont il s’agissait, sortit de l’hôtel de ville et ordonna aux partisans de l’évêque de poser les armes. Après tant de protestations, tant de zèle, il semblait étrange de le faire. Pourtant ils obéirent. « Les méchants se bâtissent des triomphes en l’air, disaient les huguenots, et tous ces bruits ne sont finalement que fuméex. »
w – Des recherches récentes indiquent que cette maison était située rue Basse du Marché, en face du Terraillet.
x – Lettres certaines d’aucuns troubles, etc. — Froment, Gestes de Genève, p. 79. — La sœur Jeanne, Levain du Calvinisme, p. 73.
Farel sortit alors de sa retraite et recommença à prêcher dans les maisons ; mais l’auditoire avait une singulière apparence ; on voyait devant le ministre les fières figures des huguenots, le casque sur la tête, l’épée au côté, quelques-uns même avec la cuirasse, l’arquebuse ou la hallebarde, car depuis la prise d’armes des catholiques, on craignait une attaque. Baudichon dirigeait l’assemblée. Couvert d’un allécret (corps de cuirasse léger), tenant en mains un bâton, il mettait les gens en ordre, leur assignait leur place, et s’il entendait quelque conversation, il faisait faire silence. Farel enfin prenait la parole et prêchait l’Évangile avec hardiessey.
y – Froment, Gestes de Genève, p. 79. — Msc. du procès inquisitionnel de Lyon, p. 226.
Les syndics placés entre les Réformateurs et les catholiques ne savaient que faire. S’ils saisissaient Furbity, ils irritaient les catholiques et les Savoyards ; s’ils le laissaient continuer ses philippiques contre les réformés, ils offensaient les huguenots et les Bernois. Pour satisfaire les deux partis, les Deux-Cents résolurent de laisser libre le dominicain, tout en le faisant prisonnier. Il irait où il voudrait, mais accompagné de six gardes, qui le suivraient partout, même au pied de la chaire. « Hélas ! disaient ses amis, le révérend père est baillé en garde aux gens du guet ! » Mais le moine, levant la tête, disait d’un ton superbe : « Je suis détenu à cause d’une sorte de gens qui ne valent guère. »
Le jour de Noël arriva ; le dominicain eut « fort belle audience, surtout de femmes. » L’encens fumait sur les autels, les chants retentissaient dans le chœur ; jamais les fidèles n’avaient montré tant de ferveur et le moine prêcha avec tant de feu que « de vie d’hommes, n’avait été fait si bel officez. » En même temps Farel, simplement vêtu, prêchait dans une grande chambre. Il n’y avait là point d’encens, point de cierges, point de plain-chant, mais des paroles de Dieu qui remuaient les consciences. Cela irritait toujours plus Furbity, qui s’écria du haut de la chaire, le dernier jour de l’an : « Tous ceux qui suivent la nouvelle loi sont des hérétiques, et les plus vicieux de tous les hommesa. » L’an 1533 finit.
z – Registre du conseil des 23 et 24 décembre 1533, et du 27 janvier 1534. — La sœur Jeanne, Levain du Calvinisme, p. 74.
a – Registre du conseil des 27 et 28 décembre. — Msc. de Gautier.– Ruchat, III, p. 245.
La nouvelle année devait faire pencher la balance du côté de la Réformation ; aussi le clergé romain, comme s’il eût été effrayé de l’avenir, résolut de couper l’arbre par la racine et inaugura le premier jour de l’an 1534 par une ordonnance extraordinaire. « De la part de Monseigneur de Genève et de son grand vicaire, dirent les prêtres du haut de toutes les chaires, il est ordonné que nul n’ait à prêcher la Parole de Dieu, soit en public, soit en secret et qu’on ait à brûler tous livres de la sainte Écriture, soit en français, soit en allemandb. » Les réformés, qui se trouvaient en grand nombre dans l’église ; étaient consternés des belles étrennes que l’évêque donnait à son peuple. Le dominicain, qui prêchait ce jour-là pour la dernière fois, enchérit encore sur l’ordonnance, et prit congé de ses auditeurs par une méchante épigramme :
b – Msc. de Roset, liv. 3, ch. 17. — Registre du conseil du 1er janvier 1534. — Spon, I, p. 50. — Ruchat, III, p. 244. — Roset et Farel, contemporains et parfaitement à même de connaître les choses, rapportent le fait que la sainte Écriture devait être brûlée. Le procès-verbal du conseil ne le mentionne pas ; mais le secrétaire adoucissait quelquefois ce qui semblait trop fort à un conseil, alors en majorité catholique.
Je veux vous donner mes étrennes,
Dieu convertisse les luthériens !
S’ils ne se retournent à bien,
Qu’il leur donne fièvres quartaines !
Qui veut si, prenne ses mitainesc.
c – Prendre ses mitaines, expression figurée pour dire prendre ses mesures. (Lettres certaines d’aucuns grands troubles, etc.)
« Comme il prend congé de nous dévotement ! » disaient les catholiques malgré l’imprécation de la fièvre quarte, et ils pleuraient. Tous n’avaient pas été pourtant également attendris ; au moment où le moine se disposait au départ, ses gardes l’arrêtèrent ; il avait oublié qu’il était prisonnier.
Cependant le mandement épiscopal troublait la ville. Interdire la prédication de l’Évangile ! disait-on, brûler les Livres saints ! Quelle horrible pensée ! Les mahométans n’ont jamais rien fait « de semblable à l’égard de l’Alcoran, ni les Guèbres pour les livres de Zoroastre ! Ceux qui sont chargés de prêcher la Parole de Dieu, sont ceux qui la condamnent aux flammes ! » Catholiques et évangéliques prirent donc les armes, les uns pour détruire la Bible, les autres pour la défendre.
Ils restèrent armés, non seulement pendant la nuit du premier jour de l’an, mais encore le second, le troisième janvier et une partie du quatrième, bivouaquant sur les places et allumant de grands feux. On avait souvent pris les armes à Genève pour d’autres causes. Maintenant, si allant vers les catholiques, on leur eût dit : « Pourquoi faites-vous cela ? » ils eussent répondu : « Parce que nous voulons ôter la Bible ; » et si l’on eût adressé la même question aux réformés, ils eussent répliqué : « Parce que nous voulons la garder. » Souvent ces pauvres gens n’avaient ni de quoi manger, ni de quoi boire ; et si l’un d’eux allait chercher des provisions dans les maisons, le parti contraire les lui enlevait. On fut obligé de donner une forte escorte aux pourvoyeursd.
d – Froment, Actes de Genève, p. 80.
C’est un spectacle étrange, sans doute, que de voir une ville remplie de hallebardes à cause de la Parole de paix. C’était ainsi qu’à cette époque les grandes émotions se manifestaient, et il serait ridicule d’habiller les hommes du seizième siècle à la mode du dix-neuvième. Les chrétiens évangéliques croyaient que si on leur enlevait la Bible, on leur enlevait Jésus-Christ ; il leur semblait que s’il n’y avait plus d’Écriture, il n’y avait plus de Christ, plus de salut. Les huguenots négatifs sans s’occuper de cette question, croyaient que la Bible était le meilleur moyen de les débarrasser de l’évêque. En conséquence les uns et les autres, l’arme au bras, passaient les jours et les nuits autour du feu, ne voulant pas qu’on leur enlevât la sainte Écriture. Les réformés, désirant se montrer pacifiques, crurent devoir céder quelque chose et engagèrent Alexandre à se retirer, puisqu’il avait été légalement banni ; il se dirigea du côté de la France, où il allait trouver le martyre. Mais l’évangélisation dans Genève n’y perdit rien, car, tandis qu’Alexandre partait d’un côté, Froment arrivait de l’autre, et presque en même temps une ambassade de Berne, ayant Sébastien de Diesbach à sa tête, paraissait devant les portes de la ville. Ces honorés seigneurs, voyant ce qui se passait, les bivacs, les soldats, leurs piques et leurs arquebuses, arrêtèrent leurs chevaux, examinèrent ces groupes d’un œil étonné, s’informèrent de ce que cela voulait dire et enfin exhortèrent les partis contraires à rentrer dans l’ordre. Les Genevois commençaient à comprendre ce qu’il y avait d’étrange dans leur position ; les huguenots sentaient que c’était un autre pouvoir que celui de leurs arquebuses qui devait défendre la Bible ; les hommes des deux partis se rendirent donc aux sages remontrances des Bernois et chacun se retira en sa maisone.
e – Froment, Gestes de Genève, p. 80.
Diesbach et ses collègues venaient intenter au dominicain une action criminelle ; mais en fermant la porte au moine, ils voulaient l’ouvrir toute grande à la Réformation. Farel était depuis quelque temps à Genève ; Froment venait d’y arriver ; ce n’était pas tout. Un individu sans apparence, qui se trouvait dans le cortège bernois, allait être plus redoutable au catholicisme romain que les illustres ambassadeurs eux-mêmes. Ils avaient avec eux le jeune et doux Viret. Faible, languissant, il souffrait d’une blessure qu’un prêtre de Payerne lui avait faite ; mais messieurs de Berne avaient insisté pour qu’il les accompagnât. Ainsi Farel, Viret, Froment, trois hommes d’une foi vivante, d’une zèle infatigable, allaient travailler à la fois dans Genève. Tout semblait indiquer que les bandes réformées de la Suisse démasquaient leurs batteries et se préparaient à démonter celles du pape. On allait tirer fort, et les coups devaient abattre les épaisses murailles qui depuis si longtemps abritaient les oracles et les exactions de la papauté.
Viret demanda aussitôt ses amis, Farel et Froment ; ils avaient dû se cacher pendant la prise d’armes ; des huguenots allèrent les chercher et les amenèrent à l’hôtellerie de la Tête-Noire, où se trouvait l’ambassade. « Vous demeurerez avec nous, leur dirent les Bernois ; nous protégerons votre liberté et vous publierez l’Évangile. » Aussitôt les trois réformateurs se mirent à prêcherf par les salles, » et proclamèrent la divinité et les doctrines de cette sainte Écriture que le clergé avait condamnée. Quelle contrariété ! L’évêque venait d’interdire la Bible et les trois plus puissants prédicateurs de la langue française, en prêchent à cette heure les divins enseignements !… Jamais on n’avait vu à la fois tant et de si bons ouvriers dans Genève. « Et n’osaient les papistes rien exécuter contre euxg. »
f – Farellus, Fromentius, Viretus, intra privatos parietes in prædicando Dei verbo, etc. » (Geneva restituta, p. 66.)
g – Msc. de Roset, Chron., lib. III, ch. 18. — Froment, Gestes de Genève, p. 80, 81. — Registre du Conseil du 5 janvier.
Mais les Bernois voulaient davantage. « Vous protégez ce dominicain qui médit contre notre bonne réputation, dirent-ils au Conseil : vous méprisez notre manière de vivre ; vous condamnez le saint Évangile de Dieu ; vous maltraitez ceux qui désirent l’entendre et vous chassez ceux qui le prêchent. Est-ce là se conduire d’une manière conforme au traité d’alliance ? Que le moine soutienne ce qu’il a enseigné ; nous avons amené des prêcheurs qui lui montreront la fausseté de sa doctrine. Si vous nous refusez ces demandes, Berne saura trouver d’autres moyens de soutenir son honneur. » Les syndics répondirent aux Bernois : « Ce n’est pas à nous qu’il appartient de connaître les causes des prêtres, adressez-vous au prince-évêque. — Vous ne cherchez que des subterfuges, répondit Berne… Nous vous rendons nos lettres d’alliance. » A ces mots, le premier syndic effrayé offrit de faire paraître le dominicain. Les Bernois acceptèrent, mais à condition que le moine serait obligé de « répondre aux ministres, devant tout le peupleh. » C’était l’essentiel.
h – Registre du Conseil des 7 et 8 janvier 1534.– Froment, Gestes de Genève, p. 80, 81.- Ruchat, III, p. 245.