Prédestination conditionnelle
Comme l’opinion calviniste, elle négligent et heurtent les données fondamentales de la Bible et de la conscience. — La vérité serait dans la fusion des trois systèmes.
Des opinions contraires, savoir celle qui nie la prédestination et celle qui la fait conditionnelle, voyons si l’une ou l’autre se montre plus exacte et paraît mieux fondée.
Opinion Socinienne. — L’opinion qui réduit le décret divin à la détermination des conditions du salut, et borne l’élection à des privilèges extérieurs (loi chez les Israélites, — Évangile chez les chrétiens), la prédestination générale du Socinianisme demeure tellement au-dessous des déclarations bibliques et des faits mêmes qu’elle accorde, qu’il serait inutile de la discuter longuement, quand elle n’irait pas, par la négation de la prescience divine, jusqu’à celle de la Providence particulière et de la grâce, c’est-à-dire jusqu’au renversement du fond vital du Christianisme.
Elle demeure au-dessous des déclarations bibliques : car, dans ces déclarations, il se montre, en bien des sens, par delà l’élection des peuples, l’élection des individus (Galates 1.15). Quoique saint Paul eût en vue le mystère de la vocation des Gentils et de la réjection des Juifs, c’est aux chrétiens eux-mêmes qu’il s’adresse ; ils sont spécialement et personnellement élus (Éphésiens 1.4-11, etc.). Ce que le Christianisme est pour l’humanité, il l’est pour toute âme qui l’accueille ou qui le repousse ; la destinée de cette âme est marquée de toute éternité devant Dieu (2 Timothée 1.9). Telle est la donnée de l’Évangile ; et il faut l’admettre, soit qu’elle concorde avec nos idées, soit qu’elle les dérange et les contrarie. L’Évangile veut que chacun de nous célèbre cette grâce libre et souveraine, cette grâce toute gratuite qui est venue le chercher et le sauver ; il veut que nous considérions notre vocation, notre justification, notre régénération comme le don de Dieu en Jésus-Christ. Là est un fait de révélation qui ne saurait être contesté, et auquel répond d’ailleurs un des sentiments les plus profonds de la conscience chrétienne. Toujours les fidèles se sont appliqués avec une humble et pieuse gratitude, cette parole de saint Jean : C’est lui qui nous a aimés le premier.
J’ai dit encore que l’opinion socinienne reste au-dessous des faits qu’elle accorde. Ces privilèges extérieurs, qu’elle reconnaît, en emportent d’intérieurs, de spirituels, d’éternels. La connaissance de Jésus-Christ en particulier, avec les promesses et les grâces qui s’y attachent, intéresse profondément le salut (Philippiens 3.8-11). Quelle différence pour l’esprit et pour le cœur, que de naître et de vivre dans une famille qui marche par la foi, ou dans une famille incrédule et impie ; dans une église pure ou dans une église corrompue ; dans une contrée chrétienne ou dans une contrée païenne ! Comment nier l’influence de notre position, de notre éducation, de l’atmosphère religieuse ou irréligieuse que nous respirons, sur la formation de notre être moral et, par conséquent, sur notre sort à venir ? Quand les causes tiennent ainsi aux prédispositions providentielles, peut-on en détacher totalement l’effet ? Dieu est là ; car rien n’échappe à son action, non plus qu’à son regard. L’Écriture, la conscience, la raison nous le disent de concert. Concours divin, où se reflète le dessein ou le décret divin : mystère ; mais mystère qu’il faut admettre comme un fait, sans préjudice des faits collatéraux, avec lesquels il peut nous sembler peu d’accord. En étendre arbitrairement une face aux dépens de l’autre, ce n’est pas le simplifier et l’expliquer ; c’est le dénaturer et le changer. Or, si le Calvinisme le fait en un sens, le Socinianisme le fait en sens contraire.
Ces deux systèmes extrêmes sont donc inadmissibles à nos yeux parce que l’un reste en arrière des données générales de la conscience et de l’Écriture, et que l’autre les dépasse en bien des points. Le troisième système en offre-t-il une expression plus adéquate ?
Opinion Arminienne. — Cette opinion ne tronque pas les doctrines évangéliques, comme l’opinion socinienne ou pélagienne qui sacrifie la grâce à la liberté. Conservant à l’action de l’homme sa place à côté de l’action de Dieu, elle ne soulève pas les mêmes répugnances que le prédéterminisme calviniste ou augustinien. Mais elle est aussi, à bien des égards, hypothétique, partielle ou partiale et, par cela même, insuffisante. Elle le devient surtout lorsqu’elle tente de se systématiser, en abandonnant la sphère pratique pour la sphère scientifique, et c’est sous cette forme que nous l’envisageons ici. Elle est hypothétique dans son principe. La Bible ne dit pas que la prédestination est fondée sur la prescience. Et si la Bible ne le dit pas, d’où peut-on le savoir ? Elle est insuffisante, car parmi les grandes données intuitives ou scripturaires, il en est qu’elle ne suit pas jusqu’au bout, auxquelles elle ne laisse pas rendre tout ce qu’elles contiennent ; parmi les faits dont il faut rendre compte ou tout au moins tenir compte, il en est qu’elle ne garde pas intégralement, indiquons-en quelques-uns. La raison et la foi ne permettent pas de penser que le plan de la rédemption, qui a pour terme le Royaume de Dieu ou des Cieux, ait été livré, comme l’implique l’Arminianisme, à la capricieuse volonté de l’homme et exposé à être ainsi rendu mutile. D’après l’enseignement sacré, il ne s’agit pas seulement d’une prévision inactive, il s’agit d’une préordination et d’un concours réel et effectif (Ésaïe 45.10 ; Éphésiens 1.4-10). La Bible nous dit que ce n’est pas nous qui avons cherché le Seigneur, mais que c’est lui qui nous a élus ; qu’il existe un peuple que Christ s’est acquis et qui se compose de ceux que le Père lui a donnée (Jean 10.28-29 ; 17.6, etc.) ; que Dieu se réserve, même dans les temps de l’infidélité la plus générale, un résidu selon l’élection de grâce (Romains 11.5). Ces traits, et bien d’autres analogues, s’accordent mal avec cette sorte de prescience expectante, à laquelle l’Arminianisme borne l’intervention divine. Aussi ont-ils conduit certaines personnes à supposer, pour la formation de ce peuple particulier assuré à Jésus-Christ dès les temps éternels, une élection absolue, dans le sens calviniste, tandis qu’il n’existerait pour le reste des hommes qu’une élection conditionnelle ; supposition arbitraire et tout à fait injustifiable, mais qui montre qu’il y a en effet dans l’Écriture des données fondamentales que l’Arminianisme laisse plus ou moins en dehors de son point de vue. Il règne dans la Bible, redisons-le, une notion de la Providence et de la grâce, de son action sur le monde et sur l’Église, de sa libre et pleine souveraineté que l’Arminianisme systématique amoindrit infiniment, quand il ne la relègue pas dans l’ombre : lacune grave, qui prouverait à elle seule que cette opinion est incomplète et par là même inexacte.
Il, y a d’ailleurs toute une face de l’enseignement évangélique qui lui est bien peu favorable. Le Nouveau Testament présente généralement sa doctrine de l’élection pour relever l’amour de Dieu, la grandeur de ses miséricordes, l’entière gratuité du salut. Il répète de mille manières que Dieu nous a sauvés, non selon nos œuvres, mais selon qu’il l’avait résolu en lui-même et selon la grâce qui nous a été donnée en Jésus-Christ avant tous les siècles ; que c’est Dieu qui nous a aimés et vivifiés de sa pure volonté ; qu’il nous a prédestinés à être ses enfants, non parce qu’il a vu que nous serions saints, mais afin que nous le devinssions (Éphésiens 1.4) ; que sa grâce s’est étendue sur nous quand nous étions morts dans nos fautes. C’est au moment où l’étendard de la révolte flottait de toute part, que le Libérateur sortit de Sion pour réconcilier la Terre avec le Ciel ; et cette marche de la Providence ou de la grâce divine envers le monde est un emblème de celle qu’elle suit envers chaque âme ; chaque croyant est né de Dieu comme l’Église (Jean 1.13). Ce point est d’une haute importance dans le développement de la foi et de la vie chrétienne ; il domine en fait toute l’économie du salut ; les écrivains sacrés se plaisent à l’exposer ou à le rappeler, ils le pressent fortement. L’Arminianisme, sans le contester, ne le présente ni pleinement ni fidèlement ; il le voile, le diminue, l’altère à bien des égards. Dieu élit parce qu’il prévoit la foi et les œuvres, il aime parce qu’il prévoit qu’il sera aimé, voilà la pensée qui se porte en première ligne au point de vue arminien ; et c’est nécessaire, puisqu’elle forme un des éléments et des principes essentiels du système, ou, pour mieux dire, son élément fondamental, son principe constitutif, la prédestination s’y réduisant à la prescience. Mais alors l’acte et le don de Dieu semblent dépendre de la volonté et de l’acte de l’homme ; l’adoption, la vocation, la justification, l’œuvre entière de la grâce paraît subordonnée à l’œuvre de l’agent moral et ne faire que la suivre : ce qui n’est plus, bien certainement, l’aspect des Livres saints sur cet article capital ; et tout change dans l’ordre des voies divines envers l’homme.
Là est un des écueils de l’Arminianisme ; et il ne peut l’éviter quand il se pose et se développe comme système. Là est la raison interne qui l’a toujours fait confondre avec le Semi-pélagianisme, malgré ses protestations. Là est la cause secrète qui l’a si fréquemment entraîné dans le courant pélagien ou socinien.
En définitive, la doctrine biblique ne se retrouve intégralement dans aucune des théories théologiques ; toujours il s’y en perd ou s’y en oblitère quelque chose. Dans l’Écriture, l’absolue souveraineté de Dieu, l’entière gratuité du salut offert au monde en Jésus-Christ se montrent partout avec la libre activité de l’homme et sa pleine responsabilité morale, tandis que dans toutes les théories de la science, l’un ou l’autre de ces grands faits souffre plus ou moins. La combinaison synthétique des systèmes rendrait l’idée scripturaire, et refléterait ainsi la vérité vraie ; mais cette combinaison est impossible, les systèmes étant inconciliables dans leurs bases comme dans leurs tendances, sans doute parce que nous manquons du principe supérieur qui coordonnerait tout, et qui l’expliquerait en l’éclairant. Dès lors, quel autre parti que de se tenir simplement aux données positives de la conscience et de la Révélation, et de renoncer à les fondre dans une unité systématique qui ne reposerait l’intelligence qu’en exposant peut-être la foi et la vie ?