Par ceste mesme leçon l’Escriture nous instruit aussi bien quel est le droict usage des biens terriens : laquelle chose n’est pas à négliger, quand il est question de bien ordonner nostre vie. Car si nous avons à vivre, il nous faut aussi user des aides nécessaires à la vie. Et mesmes nous ne nous pouvons abstenir des choses qui semblent plus servir à plaisir qu’à nécessité. Il faut doncques tenir quelque mesure, à ce que nous en usions en pure et saine conscience, tant pour nostre nécessité comme pour nostre délectation. Ceste mesure nous est monstrée de Dieu, quand il enseigne que la vie présente est à ses serviteurs comme un pèlerinage par lequel ils tendent au royaume céleste. S’il nous faut seulement passer par la terre, il n’y a doute que nous devons tellement user des biens d’icelle, qu’ils advancent plustost nostre course qu’ils ne la retardent. Parquoy sainct Paul n’admoneste point sans cause qu’il nous faut user de ce monde-ci, ne plus ne moins que si nous n’en usions point, et qu’il nous faut acheter les héritages et possessions de telle affection comme on les vend 1Cor. 7.30-31. Mais pource que ceste matière est scrupuleuse, et qu’il y a danger de tomber tant en une extrémité qu’en l’autre, advisons de donner certaine doctrine, en laquelle on se puisse seurement résoudre. Il y en a d’aucuns bons personnages et saincts, lesquels voyans l’intempérance des hommes se desborder tousjours comme à bride avallée, sinon qu’elle soit restreinte avec sévérité, voulans d’autre part corriger un si grand mal, n’ont permis à l’homme d’user des biens corporels, sinon entant qu’il seroit requis pour sa nécessité. Ce qu’ils ont fait, pource qu’ils ne voyoyent point d’autre remède. Leur conseil procédoit bien d’une bonne affection, mais ils y sont allez d’une trop grande rigueur. Car ils ont fait une chose fort dangereuse : c’est qu’ils ont lié les consciences plus estroitement qu’elles n’estoyent liées par la Parole de Dieu. Car ils déterminent que nous servons à la nécessité, nous abstenans de toute chose dont on se puisse passer. Parquoy si on les vouloit croire, à grand’peine seroit-il licite de rien adjouster au pain bis et à l’eau. Il y a eu encores plus d’austérité en quelques-uns, comme on récite de Cratès, citoyen de Thèbes, lequel jetta ses richesses en la mer estimant que si elles ne périssoyent, luy-mesme estoit perdu. Au contraire, il y en a aujourd’huy plusieurs, lesquels voulans chercher couleur pour excuser toute intempérance en l’usage des choses externes, et lascher la bride à la chair, laquelle n’est autrement que trop prompte à se desborder, prenent un article pour résolu, que je ne leur accorde pas : c’est qu’il ne faut restreindre ceste liberté par aucune modération : mais plustost qu’on doit permettre à la conscience d’un chacun, d’en user comme elle verra estre licite. Je confesse bien que nous ne devons ne pouvons astreindre les consciences en cest endroict à certaines formules et préceptes : mais puis que l’Escriture baille reigles générales de l’usage légitime, pourquoy ne sera-il compassé et comme borné selon icelles.
Pour le premier point il nous faut tenir cela, que l’usage des dons de Dieu n’est point desreiglé, quand il est réduit à la fin à laquelle Dieu nous les a créez et destinez : veu qu’il les a créez pour nostre bien, et non pas pour nostre dommage. Parquoy nul ne tiendra plus droicte voye, que celuy qui regardera diligemment ceste fin. Or si nous réputons à quelle fin Dieu a créé les viandes, nous trouverons qu’il n’a pas seulement voulu pourvoir à nostre nécessité, mais aussi à nostre plaisir et récréation. Ainsi aux vestemens, outre la nécessité, il a regardé ce qui estoit honneste et décent. Aux herbes, arbres et fruits, outre les diverses utilitez qu’il nous en donne, il a voulu resjouir la veue par leur beauté, et nous donner encores un autre plaisir en leur odeur. Car si cela n’estoit vray, le Prophète ne raconteroit point entre les bénéfices de Dieu, que le vin resjouit le cœur de l’homme, et l’huile fait reluire sa face Ps. 104.15. L’Escriture ne feroit point mention çà et là, pour recommander la bénignité de Dieu, qu’il a fait tous ces biens à l’homme. Et mesmes les bonnes qualitez de toutes choses de nature, nous monstrent comment nous en devons jouir, et à quelle fin, et jusques à quel point. Pensons-nous que nostre Seigneur eust donné une telle beauté aux fleurs, laquelle se représentast à l’œil, qu’il ne fust licite d’estre touché de quelque plaisir en la voyant ? Pensons-nous qu’il leur eust donné si bonne odeur, qu’il ne voulust bien que l’homme se délectast à flairer ? D’avantage, n’a-il pas tellement distingué les couleurs, que les unes ont plus de grâce que les autres ? N’a-il pas donné quelque grâce à l’or, à l’argent, à l’yvoire et au marbre, pour les rendre plus précieux et nobles que les autres métaux et pierres ? Finalement, ne nous a-il pas donné beaucoup de choses, lesquelles nous devons avoir en estime sans qu’elles nous soyent nécessaires ?
Laissons là doncques ceste philosophie inhumaine, laquelle ne concédant à l’homme aucun usage des créatures de Dieu, sinon pour sa nécessité, non-seulement nous prive sans raison du fruit licite de la bénéficence divine : mais aussi ne peut avoir lieu, sinon qu’ayant despouillé l’homme de tout sentiment, elle le rende semblable à un tronc de bois. Mais aussi de l’autre costé, il ne faut pas moins diligemment aller au-devant de la concupiscence de nostre chair, laquelle se desborde sans mesure, si elle n’est tenue sous bride. D’avantage, il y en a d’aucuns (comme j’ay dit) qui sous couverture de liberté !uy concèdent toutes choses. Il la faut doncques brider premièrement de ceste reigle : c’est que tous les biens que nous avons, nous ont esté créez afin que nous en recognoissions l’autheur et magnifiions sa bénignité par action de grâces. Or où sera l’action de grâces, si par gourmandise tu te charges tellement de vin et de viandes, que tu en devienes stupide, et sois rendu inutile à servir Dieu, et faire ce qui est de ta vocation ? Où est la recognoissance de Dieu, si la chair estant incitée par trop grande abondance à vilenes concupiscences, infecte l’entendement de son ordure, jusques à l’aveugler, et luy oster la discrétion du bien et du mal ? Comment remercierons-nous Dieu de ce qu’il nous donne les habillemens que nous portons, s’il y a une somptuosité laquelle nous face enorgueillir et mespriser les autres ? s’il y a une braveté laquelle nous soit instrument pour nous servir à paillardise ? comment di-je, recognoistrons-nous nostre Dieu, si nous avons les yeux fichez à contempler la magnificence de nos habits ? Car plusieurs assujetissent tous leurs sens à délices, en telle sorte que leur esprit y est ensevely. Plusieurs se délectent tellement en or, marbre et peintures, qu’ils en devienent comme pierres, qu’ils sont comme transfigurez en métaux, et semblables à des idoles. Le flair de la cuisine en ravit tellement d’aucuns, qu’ils en sont hébétez pour ne rien appréhender de spirituel. Autant en peut-on dire de toutes autres espèces. Il appert doncques que par ceste considération, la licence d’abuser des dons de Dieu est desjà aucunement restreinte, et que ceste reigle de sainct Paul est confermée, de ne point avoir soin de nostre chair pour complaire à ses cupiditez Rom. 13.14 : ausquelles si on pardonne trop, elles jettent de terribles bouillons sans mesure.
Mais il n’y a point de voye plus certaine ne plus courte, que quand l’homme est ramené à contemner la vie présente, et méditer l’immortalité céleste. Car de là s’ensuyvent deux reigles. La première est, que ceux qui usent de ce monde, y doyvent avoir aussi peu d’affection comme s’ils n’en usoyent point : ceux qui se marient, comme s’ils ne se marioyent point ; ceux qui achètent, comme s’ils n’avoyent rien, selon le précepte de sainct Paul 1Cor. 7.29-31. L’autre, que nous apprenions de porter aussi patiemment et d’un cœur autant paisible, povreté, comme d’user modérément d’abondance. Celuy qui commande d’user de ce monde comme n’en usant point, non-seulement retranche toute intempérance en boire et en manger, toutes délices, trop grande ambition, orgueil, mescontentement importun, tant en édifices comme en vestemens et façon de vivre : mais aussi corrige toute solicitude et affection laquelle destourne ou empesche de penser à la vie céleste, et parer nostre âme de ses vrais ornemens. Or cela a esté vrayement dit anciennement de Caton, que là où il y a grand soin de braveté, il y a grande négligence de vertu : comme aussi le proverbe ancien porte, que ceux qui s’occupent beaucoup à traitter mollement et parer leurs corps ne se soucient guères de leur âme. Parquoy combien que la liberté des fidèles es choses extérieures ne se doyve restreindre à certaines formules, toutesfois elle est sujette à ceste loy, asçavoir, qu’ils ne se permettent que le moins qu’il leur sera possible. Au contraire qu’ils soyent vigilans à retrancher toute superfluité et vain appareil d’abondance, tant s’en faut qu’ils doyvent estre intempérans : et qu’ils se gardent diligemment de se faire des empeschemens des choses qui leur doyvent estre en aide.
L’autre reigle sera, que ceux qui sont en povreté, apprenent de se passer patiemment de ce qui leur défaut, de peur d’estre tormentez de trop grande solicitude. Ceux qui peuvent observer ceste modération, n’ont pas petitement proufité en l’eschole du Seigneur. Comme d’autre part, celuy qui n’a rien proufité en cest endroict, à grand’peine pourra-il rien avoir en quoy il s’approuve disciple de Christ. Car outre ce que plusieurs autres vices suyvent la cupidité des choses terriennes, il advient quasi tousjours que celuy qui endure impatiemment povreté, monstre un vice contraire en abondance. Par cela j’enten que celuy qui aura honte d’une meschante robbe, se glorifiera en une précieuse : celuy qui n’estant point content d’un maigre repas, se tormentera du désir d’un meilleur, ne se pourra point contenir en sobriété, quand il se trouvera en bon appareil : celuy qui ne se pourra tenir en basse condition ou privée, mais en sera molesté et fasché, ne se pourra pas garder d’orgueil et arrogance s’il parvient à quelques honneurs. Parquoy tous ceux qui veulent servir à Dieu sans feintise, se doyvent estudier, à l’exemple de l’Apostre, de pouvoir porter abondance et indigence Phil. 4.12 : c’est de se tenir modérément en abondance, et avoir bonne patience en povreté. L’Escriture a encores une troisième reigle pour modérer l’usage des choses terriennes : de laquelle nous avons briefvement touché en traittant les préceptes de charité. Car elle monstre que toutes choses nous sont tellement données par la bénignité de Dieu, et destinées à nostre utilité, qu’elles sont comme un dépost dont il nous faudra une fois rendre conte. Pourtant il nous les faut dispenser en telle sorte, qne nous ayons tousjours mémoire de ceste sentence, qu’il nous faut rendre conte de tout ce que nostre Seigneur nous a baillé en charge. D’avantage, nous avons à penser qui c’est qui nous appelle à conte, asçavoir Dieu, lequel comme il nous a tant recommandé abstinence, sobriété, tempérance et modestie, aussi il a en exécration toute intempérance, orgueil, ostentation et vanité : auquel nulle dispensation n’est approuvée, sinon celle qui est compassée à charité : lequel desjà a condamné de sa bouche toutes délices, dont le cœur de l’homme est destourné de chasteté et pureté, ou son entendement rendu stupide.
Nous avons aussi à observer diligemment, que Dieu commande à un chacun de nous, de regarder sa vocation en tous les actes de sa vie. Car il cognoist combien l’entendement de l’homme brusle d’inquiétude, de quelle légèreté il est porté çà et là, et de quelle ambition et cupidité il est solicité à embrasser plusieurs choses diverses tout ensemble. Pourtant de peur que nous ne troublissions toutes choses par nostre folie et témérité, Dieu distinguant ces estats et manière de vivre, a ordonné à un chacun ce qu’il auroit à faire. Et afin que nul n’outrepassast légèrement ses limites, il a appelé telles manières de vivre, Vocations. Chacun doncques doit réputer à son endroict que son estat luy est comme une station assignée de Dieu, à ce qu’il ne voltige et circuisse çà et là inconsidérément tout le cours de sa vie. Or ceste distinction est tant nécessaire, que toutes nos œuvres sont estimées devant Dieu par icelle : et souventesfois autrement que ne porte le jugement de la raison humaine, ou philosophique. Non-seulement le commun, mais les philosophes réputent que c’est l’acte le plus noble et excellent qu’on sçauroit faire, que de délivrer son pays de tyrannie. Au contraire, tout homme privé qui aura violé un tyran, est apertement condamné par la voix de Dieu. Toutesfois je ne me veux pas arrester à réciter tous les exemples qu’on pourroit alléguer : il suffit que nous cognoissions la vocation de Dieu nous estre comme un principe et fondement de nous bien gouverner en toutes choses : et que celuy qui ne se rangera à icelle, jamais ne tiendra le droict chemin pour deuement s’acquitter de son office. Il pourra bien faire quelque acte aucunesfois louable en apparence extérieure : mais il ne sera point accepté au throne de Dieu, quelque estime qu’il ait devant les hommes. D’avantage, si nous avons nostre vocation comme une reigle perpétuelle, il n’y aura point de certaine tenue ne correspondance entre les parties de nostre vie. Pourtant celuy qui aura addressé sa vie à ce but, l’aura très-bien ordonnée : pource que nul n’osera attenter plus que sa vocation ne porte, et ne se laissera pousser de sa propre témérité, sçachant bien qu’il ne luy est loisible de passer ses bornes. Celuy qui sera de petite estime, se contentera néantmoins paisiblement de sa condition, de peur de sortir du degré auquel Dieu l’aura colloqué. Ce sera aussi un allégement bien grand en tous soins, travaux, fascheries et autres charges, quand chacun sera persuadé que Dieu luy est guide et conducteur à cela. Les Magistrats s’employeront plus volontiers à leur charge : un Père de famille se contraindra à faire son devoir de meilleur courage : brief, chacun se portera plus patiemment en son estat, et surmontera les peines, solicitudes, chagrins et angoisses qui y sont, quand tous seront bien résolus que nul ne porte autre fardeau, sinon celuy que Dieu luy a mis sur les espaules. De là il nous reviendra une singulière consolation : c’est qu’il n’y aura œuvre si mesprisée, ne sordide, laquelle ne reluise devant Dieu, et ne soit fort précieuse, moyennant qu’en icelle nous servions à nostre vocation.