(Printemps 1534)
Entrevue de Du Bellay et de Bucer – La grande fusion se prépare – François Ier s’y prête – Espérance de François Ier – Craintes et prédictions en Allemagne – L’Autriche invoque le secours du pape – Entrevue de Sanchez avec le pape – Conséquence de la puissance temporelle – Le Landgrave part avec son armée – Troubles de Mélanchthon – Victoire du Landgrave – Effroi à Rome – Joie au Louvre – Le Wurtemberg rendu à ses princes – Liberté religieuse établie par le traité – Accessions à la Réforme
L’idée de réformer les erreurs de l’Église, sans en changer le gouvernement, n’était pas nouvelle en France. Déjà saint Louis, en 1269, avait, par la pragmatique sanction, fondé les libertés de l’Église gallicane ; et la grande pensée d’une réforme s’était fort répandue depuis le temps du concile de Constance (1414), de Clémengis et de Gerson. Les Du Bellay, plusieurs prêtres, plusieurs savants et plusieurs seigneurs pensaient que c’était le seul moyen de pacifier la chrétienté, alors si agitée, et Marguerite de Valois en avait fait la grande affaire de sa vie.
Guillaume Du Bellay, en revenant d’Augsbourg, où il avait prononcé en faveur des ducs protestants du Wurtemberg de si belles oraisons (décembre 1533), s’était arrêté à Strasbourg, et y avait eu quelques conférences avec le pacifique Bucer. Ses succès en Allemagne, ses conversations avec les princes et les docteurs évangéliques, qui le tenaient pour tout aussi protestant qu’eux-mêmes, l’avaient rempli d’espérance. Nulle part ceux qui voulaient moyenner ne trouvaient plus de sympathie qu’à Strasbourg ; il y avait là tout un système d’accommodements avec les Suisses, avec Luther ; pourquoi pas avec Rome ? « Puisque Luther ne veut rien céder, avait dit Bucer, je m'accommoderai à sa terminologie ; seulement j’éviterai toute expression qui pourrait indiquer dans le pain une présence du corps de Christ trop locale et trop grossièrea. » Aussi Bucer, ainsi que ses pieux et modérés amis Capiton, Hédion, Zell, reçut-il avec grand plaisir le diplomate médiateur ; ils s’enfermèrent dans la bibliothèque du réformateur, et Du Bellay exposa son grand projet avec le sérieux d’un homme convaincu. Il s’agit, dit-il à Bucer, d’une œuvre plus grande que cette réunion des zwingliens et des luthériens, qui a été jusqu’à cette heure votre unique et constante préoccupation. Nous voulons opérer la fusion du catholicisme et de la Réformation… Nous maintiendrons l’unité du premier ; nous ferons prévaloir la vérité de l’autre. » Le projet de Du Bellay était au fond, on le voit, celui que Leibnitz essaya de faire agréer à Bossuet et à Louis XIV. Bucer fut au comble du bonheur ; c’était ce qu’il avait tant cherché ; le diplomate lui parut entouré d’une auréole de gloire. Aussi répétait-il : « Que le Seigneur suscite heaucoup d’hommes tels que ce héros, et le royaume de Christ sortira de l’abîmeb ! » Du Bellay, selon Bucer, méditait la plus périlleuse, mais la plus grande entreprise ; il faisait un travail d’Hercule… Le conseiller du roi de France fut satisfait de voir le pacificateur par excellence d’accord avec lui, et courut à Paris, se flattant de remporter une victoire plus éclatante que celle de François Ier à Marignan ou de CharlesQuint à Pavie.
a – Rœhrich, II, p. 274.
b – « Dominus excitet multos isti heros similes… » (Bucer à Chelius.)
Tout semblait le favoriser ; François Ier, ravi de sa conférence avec le Landgrave, n’avait jamais été plus disposé à la conciliation. Du Bellay chercha à le convaincre que l’Allemagne était toute prête pour la grande fusion. Mélanchthon, que toute l’Allemagne vénère, Mélanchthon est, selon lui, l’homme du moment, celui par l’entremise duquel les deux courants de direction contraire viendront à confondre leurs eaux et formeront un même fleuve qui portera partout la vie. N’est-ce pas lui qui a dit : « Tout ce que vous pouvez garder des vieilles cérémonies, gardez-le ; toute innovation nuit au peuple ? » N’a-t-il pas déclaré à Augsbourg qu’il n’y avait aucun dogme qui le séparât de l’Église romaine ; qu’il révérait l’autorité universelle du pape ; qu’il voulait demeurer fidèle à Christ et à l’Église de Rome ? Marguerite de Navarre parlait aussi à son frère de ce grand homme de bien. « La douceur de Mélanchthon, disait-elle, contraste avec le génie violent de Zwingle et de Luther. » D’autres représentaient au roi que ce qui distinguait la France de tous les peuples catholiques, c’était son attachement à ces libertés de l’Église, qu’on appelle en conséquence gallicanes. « Ce serait donc, disait-on, une entreprise toute française que d’enlever au pape des priviléges usurpés. »
François écoutait. Être roi dans l’Église et roi dans l’État, imiter son cher frère d’Angleterre, qui au fond, était plus catholique que lui, tel était son désir. Du Bellay, voyant ces dispositions, travaillait avec véhémencec (c’est l’expression dont il se sert) à importer en France les idées mélanchthoniennes. Il en parlait à la cour, à la ville, quelquefois au clergé et rencontrait une approbation presque universelled. « Allez seulement en avant, » lui disait-on. Le roi reprenait la lecture de la Bible, qu’il avait abandonnée depuis les premiers jours de la Réformation. Ce n’était pas qu’il savourât la Parole de Dieu, mais la Bible était pour lui une arme qui lui ferait remporter la victoire sur l’Empereur. En parlant à ceux qui l’entouraient, il en citait quelque parole. Il aimait beaucoup les passages où saint Paul parle de cuirasses, de boucliers, de casques et d’épées. Il trouvait bien l’Apôtre un peu trop spirituel, mystique ; et il préférait au fond le casque d’un soldat au casque du salut ; mais il paraissait chaque jour mieux disposé pour les saintes Écriturese. Marguerite était transportée de joie. « Je suis d’accord avec les protestants allemands, disait le roi à Du Bellay… Oui, d’accord sur tout, — sauf un point ! » Du Bellay l’écrivit aussitôt à Bucer, et ajouta : « Vous savez ce que cela veut diref… » François Ier voulait rester uni à Rome pour la forme ; — ne fût-ce que par un fil. Mais Rome ne se contente pas d’un fil.
c – « Adhuc vehementer laboratur. » (Du Bellay à Bucer.)
d – « Omnes enim bone sperare jubent. » (Ibid.)
e – « Etiam rex ipse, cujus animus erga meliores litteras, magis ac magis augetur. » (Ibid.)
f – « Una tamen in re, vehementer a Germanis abhorret. » (Ibid.)
Un événement prochain semblait devoir décider si une demi-réformation s’établirait dans la France. Le roi et son ministre avaient les yeux fixés sur l’Allemagne et attendaient avec impatience de savoir si l’entreprise décidée à Bar-le-Duc pour le rétablissement des princes protestants sur le trône du Wurtemberg serait couronnée de succès. Le Wurtemberg était, à leurs yeux, le champ de bataille où la cause de la papauté devait triompher ou succomber. François Ier espérait que les protestants, s’ils étaient victorieux, engageraient une guerre qui deviendrait générale. Si l’Empire et la papauté tombaient sous les coups de leurs ennemis, des temps nouveaux commenceraient, l’Europe serait à la fois émancipée du pape et de l’Empereur, et François Ier profiterait largement, pour lui et pour la France, de cette glorieuse émancipation.
Le Landgrave préparait tout pour le grand coup qu’il allait porter. Prudent et actif à la fois, il n’écrivait pas un mot qui pût le compromettre, mais envoyait dans toutes les directions ses conseillers intimes. Lui-même il se rendit chez l’électeur de Trêves et chez l’électeur palatin, et il leur promit que si le Wurtemberg était rendu à ses princes légitimes, on dédommagerait le frère de Charles-Quint en le reconnaissant roi des Romains. Ces démarches réussirent à Philippe, qui communiqua aussitôt à François Ier cet heureux commencement.
Le lundi de Pâques (1534), le Louvre étalait ses magnificences, plusieurs des officiers de la cour étaient sur pied. Le roi recevait en audience l’agent du voïvode (hospodar) de Valachie, dépouillé par l’Autriche, comme l’avait été le duc de Wurtemberg. Ses yeux brillaient de joie : « La ligue de Souabe est dissoute…, dit-il à ce diplomate. J’envoie de l’argent en Allemagne… J’y ai beaucoup d’amis… Mes alliés sont déjà sous les armes… Nous sommes près de conduire le tout en effetg » François était si heureux qu’il ne pouvait garder son secret.
g – Msc. de Béthune, 8493. — Ranke, III, p. 456.
Tout n’était pourtant pas si près qu’il se l’imaginait. Un ancien obstacle se présentait de nouveau et semblait devoir arrêter le Landgrave. Les autres princes et les docteurs évangéliques faisaient tout au monde pour empêcher une entreprise qui devait, selon Philippe, assurer leur triomphe. « Le rétablissement du duc de Wurtemberg, disait le sage Mélanchthon, va enfanter de grands mouvements. L’Église elle-même en sera atteinte. Vous connaissez mes divinationsh… Tous les rois seront impliqués dans cette guerre. C’est une affaire pleine de danger non seulement pour nous, mais pour le monde universeli. » L’astrologie s’en mêla et répandit la terreur parmi le peuple. Un astrologue célèbre alors (Lichtenberg), publia des prédictions en y joignant des figures monstrueusesj et dit : « Le Français (François Ier) tombera de nouveau au pouvoir de l’empereur Charlesk ; et tous ceux qui s’unissent à lui pour faire la guerre, seront perdus. Le lion manquera de secours et sera trompé par le lisl. » Ainsi la prophétie allemande déclarait que la France (le lis) trompait la Hesse (qui a pour armes un lion) ; ceci montre le peu de confiance que l’Allemagne avait dans le monarque français.
h – « Restitutio ducis Wurtembergensis brevi magnos motus pariet. Divinationes meas nosti. » (Corp. Ref., II, p. 106.)
i – « Magna et periculosa res universo orbi terrarum ac præcipue nobis. » (Ibid., p. 728.)
j – « Mit monstrosen Figuren. » (Seckendorf, p. 833.)
k – « Gallum iterum venturum in potestatem imperatoris Caroli. » (Corp. Ref., II, p. 728.)
l – « Leo carebit auxilio et decipietur a lolio. » (Corp. Ref., p. 728.) An lieu de lolium, ivraie, il faut évidemment lire lilium, lis. La préposition a indique que le mot est pris dans son sens symbolique.
Ferdinand d’Autriche se défiait de la prophétie et croyait très prochaine l’attaque du Landgrave. Sentant sa faiblesse, il se tourna vers le pape et lui fit dire par Sanchez, son envoyé : L’expédition « du Landgrave est un danger qui menace l’Église a et l’Italie…, le spirituel et le temporel. » Le pape promit tout ; mais (selon sa coutume) avec la résolution de ne rien tenir. Une guerre qui pouvait affaiblir Charles-Quint, lui était agréable, même si le protestantisme devait en profiter. Clément VII assembla toutefois son consistoire : il peignit le danger de l’Empire et de l’Église, en se servant des expressions les plus vives ; mais, de courir au secours, il n’en souffla mot… Ferdinand, toujours plus alarmé, redoublant d’instances, l’affaire fut renvoyée à une congrégation : « Hélas ! dit Clément à ses cardinaux, il est impossible de vous cacher les dangers qui menacent le roi Ferdinand et le pouvoir de l’Autriche. Ils sont atteints d’une maladie si grave, qu’une légère médecine (un sirop) serait insuffisante pour opérer la guérison… Il faudrait un remède très énergique… et où le trouver ? » Les cardinaux furent d’accord avec leur chef ; ils pensaient que le péril menaçant l’Autriche seule, c’était à l’Autriche de voir comment elle pourrait s’en tirer. Le souvenir du sac de Rome par les Impériaux en 1527 n’était pas encore effacé du cœur de ces prêtres romains, et ils n’étaient pas fâchés qu’une punition fût administrée à l’Empereur par une verge hérétique. Ils décidèrent que Rome ne pouvant donner un subside assez fort, n’en donnerait aucun. « Cette expédition, dit Clément VII à l’envoyé de Ferdinand avec une certaine franchise, n’est qu’une affaire privée… Mais si le Landgrave touche à l’Église, alors vous pouvez compter sur mon secours. » Sanchez, voyant la tiédeur du pontife, fut saisi de douleur, enflammé d’indignation, raconte-t-ilm, et il répondit avec force : « O Saint-Père, ne vous y trompez pas… Cette affaire n’est pas si petite que vous l’imaginez… Elle coûtera cher à l’Église de Rome, que dis-je ? à la ville même de Rome et à toute l’Italie… »
m – « Dolore et indignatione accensus replicui. » (Rapport de Sanchez à Ferdinand. Bucholz. — Ranke.)
Sanchez pensait comme François et les hommes politiques, que les protestants, vainqueurs en Wurtemberg, ne s’arrêteraient pas en si beau chemin, qu’ils lèveraient une armée considérable, qu’aidés du roi de France, ils passeraient les Alpes, et iraient à Rome même détrôner le successeur de Saint-Pierre, et mettre fin à ce qu’ils regardaient comme la puissance de l’Ante-Christ. Cette idée irrita Clément VII ; il sentit sa tiare chanceler sur sa tête, et s’écria avec colère : « Et l’Empereur ?… Où est-il ?… Que fait-il ?… Pourquoi ne prend-il pas soin des États de son frère et de la paix de l’Allemagne ? » En effet, Charles-Quint se souciant peu d’un projet qui pouvait pourtant assurer le triomphe de son rival, se reposait alors tranquillement sous le ciel riant de l’Espagne, étendu sur les bords de ses beaux fleuves, à l’ombre de ses orangers, de ses citronniers et de ses lauriers gigantesques. Le pape s’en autorisait pour agir de même. S’il ne faisait rien pour arrêter l’armée protestante, la papauté pourrait en être amoindrie ; mais s’il faisait quelque chose, il détournait de la maison d’Autriche le coup terrible qui allait la frapper, et sauvait d’un échec cette puissance impériale qu’il délestait. Le pontife s’enfonça donc dans son siège apostolique et se mit mollement à y sommeiller, pensant qu’il serait toujours temps de se réveiller… si quelque danger frappait à sa porte. « Hélas ! disaient déjà alors des catholiques sincères, pourquoi les successeurs de saint Pierre, pêcheur et apôtre, se sont-ils enveloppés de ces habits précieux qui sont pour les maisons des rois ? Pourquoi recherchent-ils ces pompes et ces mignardises de cour ? Pourquoi font-ils comme les princes des nations qui les maîtrisent ? Jésus a pris la croixn… » Les passions politiques de Clément VII éteignaient son zèle ecclésiastique. La puissance temporelle des papes n’a jamais été que des menottes mises à leur puissance spirituelle, qui les empêchent de se mouvoir librement. Les jugements de Dieu allaient s’accomplir.
Au commencement de mai, tout était en mouvement dans la Hesse, la Poméranie, le Mecklembourg, le Brunswick, la Westphalie et sur les bords du Rhin ; le Landgrave se préparait à marcher contre l’Autriche. Des présages semblaient, il est vrai, devoir le retenir. On vit à Cassel, capitale de la Hesse, un monstre qui se promenait mystérieusement, silencieusement, pendant la nuit, sur les eauxo. C’est un signe certain, dirent les vieilles femmes et quelques bourgeois, que le prince doit s’arrêter. » Mais Philippe répondit froidement : « Ces visions ne méritent aucune foi. » En effet, sans se soucier du monstre, le mercredi 6 mai, après minuit, le Landgrave, à cheval et la hallebarde à la main, passa en revue son armée, puis donna l’ordre de se mettre en marche. Presque tous les officiers et une bonne partie des soldats appartenaient à la confession évangélique. C’était, hélas ! la première armée politico-religieuse qui parût au seizième siècle, et cette campagne était la première opposition germanico-européenne contre la maison d’Autrichep. L’histoire signale cette époque en s’enveloppant d’un voile de deuil : car l’emploi de la force humaine, pour un intérêt religieux, la lutte armée entre les temps nouveaux et les temps anciens commençait alors.
o – « Cassellæ nescio quid memorant noctu, super aquis monstri visum esse. » (Corp. Ref., II, p. 729.)
p – Ranke, Deutsche Geschichte, III, p. 459.
Le gouvernement autrichien, abandonné par le pape, s’était dit qu’il devait se secourir lui-même, et avait fait de son côté de grands efforts. Tous les couvents, tous les chapitres, toutes les villes du Wurtemberg avaient dû payer des sommes considérables, et les capitaines les plus expérimentés des guerres d’Italie s’étaient mis à la tête de l’armée impériale. Les soldats de l’Autriche se portèrent à Laufen, sur le Neckar, et y attendirent l’ennemi. L’armée du Landgrave, pleine d’espérance et de courage, poussa, en l’apprenant, de grands cris de joie. On ne faisait pas de même à Wittemberg. Mélanchthon était plus que jamais dans l’angoisse, et beaucoup d’autres l’étaient avec lui. D’un côté, les théologiens de la Réformation détestaient la guerre, mais d’un autre côté, ils se disaient en certains moments : « Pourtant… si Philippe prend les armes, c’est pour rendre à des princes légitimes le trône de leurs pères, et pour assurer le libre cours de la Parole de Dieu. — Oh ! que de cruautés dans l’Église romaine, ajoutait Mélanchthon, que d’idolâtries, et quelle opiniâtreté à les défendre ! Qui sait si Dieu ne veut pas punir ceux qui s’en font les défenseurs, s’il ne veut pas même abolir à jamais des calamités si manifestesq ? Oh ! que l’issue de cette guerre soit douce à l’Église de Christ ! » Quelque temps après, on vint apprendre à Mélanchthon la marche de l’armée de Philippe de Hesse. Alors ce paisible chrétien retomba dans ses angoisses : « C’est contre notre avis, que ces mouvements s’opèrent, s’écria-t-il ; » puis il s’enferma dans son cabinet en disant : « Au milieu des dangers, des douleurs auxquels Dieu nous expose, il ne nous reste plus autre chose à faire qu’à invoquer Jésus-Christ, et à sentir sa présencer. » Alors il tomba à genoux devant son Dieu, et Dieu qui le vit dans le secret, l’exauça publiquement. Mais tandis que les chrétiens priaient et pleuraient, les politiques triomphaient et agissaient. Du Bellay surtout ne doutait pas qu’une prochaine victoire ne vînt cimenter l’union de la France et du protestantisme germanique ; et découvrant les conséquences qui pouvaient en découler pour l’affranchissement de sa patrie, il laissait éclater sa joie.
q – « Quid si Deus illa publica vitia, tum punire, tum aliqua ex parte tollere decrevit ? » (Corp. Ref., II, p. 729.)
r – « Ut Christum invocare et præsentiam ejus experiri discamus. » (Corp. Ref., II, p. 730.)
L’impétueux Landgrave, ayant pris son élan, franchit comme d’un bond le pays qui le séparait du Neckar, tomba à l’improviste sur les bords de ce fleuve, près de Laufen, où se tenait l’armée impériale, et l’attaqua avec énergie. Les Autrichiens soutinrent d’abord la lutte courageusement ; mais le comte palatin, qui les commandait, ayant été mis hors de combat par un fauconneau, ils se retirèrent précipitamment. Le lendemain, de grand matin, le Landgrave se plaçant à la tête de sa cavalerie et de son artillerie, fondit sur eux au moment où ils battaient en retraite et les jeta en partie dans le Neckars.
s – Sleidan, I, livre IX, p. 365. — Ranke, III, p. 461. — Rommel, II, p. 319.)
Le Wurtemberg était conquis, et le duc Ulrich, accompagné du prince Christophe, reparut dans le pays de ses pères. La bourgeoisie, émue à la pensée de revoir après tant d’années ses princes nationaux, s’assembla en pleine campagne, près de Stuttgard, et les reçut avec d’immenses acclamations. Le Landgrave, sans se laisser arrêter par la réception chaleureuse du peuple qu’il venait de rendre à l’indépendance, poursuivit son dessein, et arriva le 18 juin sur la frontière de l’Autriche. Chacun crut qu’il allait marcher sur Vienne, et renverser cette maison superbe, qui voulait être la maîtresse du monde.
La consternation fut grande dans tout le monde catholique, mais surtout au Vatican. Clément, déjà malade, se rendit, triste, abattu, chancelant, au collège des cardinaux, et posa devant eux les lettres déplorables qu’il avait reçues du roi Ferdinandt. C’était le 10 juin 1534. Les cardinaux en ayant pris connaissance furent saisis de frayeur. Vienne, qui avait résisté au Turc, succomberait-il sous le coup du protestant ? L’armée victorieuse traversant les Alpes, viendrait-elle accomplir un second sac de Rome, qui, provenant des hérétiques, pourrait bien n’être pas plus compatissant que celui du catholique Charles-Quint ? Les cardinaux ne virent d’autre remède que celui auquel Rome avait recours quand elle n’avait plus ni ducats ni arquebuses. « Un concile universel, s’écrièrent-ils, est le seul remède qui puisse nous sauver de l’hérésie et de toutes les calamités qui désolent la chrétienté. »
t – « In senatum pontifex venit, lectæque ibi sunt litteræ fratris Caroli. » (Pallavicini, Conc. Trid., I, p. 294.)
Tandis qu’on était à Rome dans le deuil, il y avait au Louvre des tressaillements de bonheur. Depuis longtemps l’Empereur n’avait reçu un tel échec. Vers la fin de juin, un courrier d’Allemagne apporta à François Ier les dépêches qui lui annonçaient l’arrivée de Philippe de Hesse sur la frontière de l’Autriche. Il ne put contenir les élans de sa joie. Il parlait à lui-même, à ses conseillers, à ses courtisans… « Mes amis, s’écriait-il, mes amis ont conquis le Wurtemberg… » Puis, comme s’il avait eu devant lui le Landgrave et son armée victorieuse, il criait en prenant le ton du commandement : « En avant ! en avant ! » Son rêve était sur le point de se réaliser ; la guerre allait devenir générale ; il voyait déjà le Landgrave à Vienne ; et ce qui était mieux encore, il se voyait, lui, à Gênes, à Urbin, à Montferrat, à Milan. Toute sa vie, il oublia la France pour l’Italie, qu’il ne posséda jamais. Mais il se trompait sur les desseins du Landgrave. Autant François Ier désirait voir la guerre devenir générale, autant Philippe de Hesse s’appliquait à la maintenir locale. Satisfait d’avoir rendu au Wurtemberg ses princes, il entendait respecter l’Empire. Les rois de France et d’Angleterre en furent vivement contrariés. Le duc de Wurtemberg, restauré par mon secours et par le vôtre, disait Henri VIII à François Ier, ne cherche maintenant qu’à faire la paix avec l’Empereuru. » Il paraît par ce témoignage, tiré des Papiers d'État, que l’or de l’Angleterre, aussi bien que celui de la France, avait contribué à enlever le Wurtemberg à l’Autriche. Henri VIII, plus encore peut-être que François Ier, avait espéré que le coup porté sur les bords du Neckar serait pour l’Empereur et pour le pape le commencement des douleurs ; mais ils furent l’un et l’autre trompés. La tentation était grande, sans doute, pour un prince de trente ans, plein de décision et d’énergie, et qui croyait que rien n’assurerait le triomphe du protestantisme, comme l’humiliation de l’Autriche ; mais la loyauté de Philippe de Hesse résista à la tentation.
u – « The duke of Wyttemberg lately restored by his and his good brother’s meanes. » (State papers, VII, p. 568.)
En effet, le 27 juin, la paix de Cadan termina le différend, et rendit le Wurtemberg à ses princes nationaux, avec voix dans le conseil de l’Empire. Si jamais guerre n’avait été plus énergiquement conduite, jamais paix ne fut si promptement conclue. Le Landgrave avait déployé une énergie et des talents qui, de l’aveu de tous, pouvaient inquiéter pour l’avenir le puissant Charles-Quintv.
v – Sleidan, I, p. 366-368. — Ranke, III, p. 465, 468.
Maintenant l’Empereur ayant reçu sa leçon, le pape devait recevoir la sienne. Comme l’État, dans le Wurtemberg, venait d’être enlevé au sceptre de l’Autriche, l’Église allait y être sauvée des mains de la papauté. Le jeune duc Christophe avait vu à la diète d’Augsbourg en 1530, le Landgrave, son parent, son ami, se montrer le champion le plus intrépide de la Réforme. Le cœur généreux de Christophe avait été gagné à une cause qui comptait de si nobles défenseurs, et son désir était de la voir triompher dans le Wurtemberg. Le roi Ferdinand, au contraire, en renonçant à y exercer sa domination, voulait au moins y maintenir celle du pape. Il proposait en conséquence, d’insérer dans le traité de paix, un article qui interdirait tout changement en matière religieuse. Mais les ducs, le Landgrave, l’électeur de Saxe déclarèrent unanimement que l’Évangile devait avoir un libre cours dans le duché, et le chancelier électoral écrivit en marge, à côté de l’article proposé par le roi des Romains, ce mot : Retranchéw. « Vous n’êtes aucunement lié quant à la foi, » disaient à Ulrich les princes évangéliques, tandis que le nonce du pape Vergerio suppliait le roi Ferdinand de ne pas céder aux luthériens. Tous les efforts du parti romain furent inutiles. L’importante victoire du Landgrave (et de François Ier) allait ouvrir à la Réformation les portes du Wurtemberg, et par contre-coup, celles d’autres pays catholiques-romains.
w – « Soll aussen bleiben. » (Sattler, III, p. 129. — Sleidan, III, p. 369. — Ranke, III, p. 481.)
En effet, Ulrich et Christophe, désireux d’amener les âmes à la connaissance de la Parole de Dieu, tout autant que de replacer leurs sujets sous le sceptre de l’antique maison d’Émericx, se mirent aussitôt à l’œuvre. Ils appelèrent dans leurs États Ambroise Blaarer, ami de Zwingle et de Bucer, réformateur de Constance, et Ehrard Schnepf, ami de Luther, converti par son moyen à Heidelberg au commencement de la Réformationy. Leurs travaux et ceux d’autres serviteurs de Dieu répandirent la lumière évangélique dans tout le paysz. Ce ne fut pas tout ; si la défaite de Cappel avait ramené plusieurs villes à la foi romaine, la victoire de Laufen en amena plusieurs à la foi évangélique. Bade, Hanau, Augsbourg, la Poméranie, le Meeklembourg et d’autres lieux encore, commencèrent, avancèrent ou achevèrent alors leur réformation. Jamais l’argent de la France ne rapporta de si beaux intérêts.
x – Maire du palais sous Clovis, et dont la maison de Wurtemberg doit descendre.
y – Histoire de la Réformation du seizième siècle, tome I, 3.2.
z – « Snepfius Stuttgardiæ pastor ecclesias in illo ducatu reformavit. » (Melch. Adami Vitæ Germanorum theologorum, p. 322.)
Elle allait pourtant entreprendre une tâche plus grande encore. Nous avons vu qu’il y avait alors deux systèmes de réforme, celui de Marguerite et celui de Calvin. Il était dans l’ordre des choses que celle de ces deux voies, qui restait le plus près du catholicisme fût tentée la première. Si les personnages les plus marquants de l’époque, qui cherchaient dans cette route moyenne la dernière et suprême ressource de la chrétienté, ne voyaient pas leurs efforts couronnés de succès, il fallait entreprendre ou plutôt continuer avec énergie une réforme plus simple, plus scripturaire, plus pratique, plus radicale. Marguerite ayant échoué, il restait Calvin. Or la réalisation du système spécieux, mais illusoire, recommandé plus tard à Louis XIV par un grand philosophe protestant de l’Allemagne, allait être essayée par François Ier. Le récit de cette épreuve mérite d’occuper une place notable dans l’histoire religieuse du seizième siècle.