(Janvier à février 1534)
Le dominicain refuse de parler – Les autorités cléricales se récusent – Libéralisme et inflexibilité – Le colloque commence – Diverses accusations – Les Bernois étaient-ils inculpés ? – Les deux champions – Le pape et l’Écriture – Interprétation par les conciles – Les prêtres veulent être tout – Foudres et ironies de Farel – L’épiscopat romain – Prédications et conversations – Contes sur Farel – L’hôte et sa servante – Légendes et rimes – Un changement se prépare
Le 9 janvier fut une date importante dans l’histoire de la réformation de Genève et peut-être, pourrait-on ajouter, de la civilisation moderne. La société laïque allait reprendre ses droits ; un prêtre, un dominicain, devait comparaître devant des laïques genevois et des seigneurs bernois. Le conseil des Deux Cents s’étant assemblé, les ambassadeurs entrèrent, suivis de trois personnages, qui attirèrent particulièrement l’attention de l’assemblée. L’œil plein de feu, la démarche hardie, le front indomptable de l’un, désignait Farel. Le second, moins connu, avait, quoique jeune, la prudence d’un vieillard et la douceur d’un saint Jean, c’était Viret ; le troisième, petit et sans apparence, était décidé dans sa démarche, vif, causeur et beau prêcheur ; on reconnut Froment. Toute cette compagnie s’assit à la droite du premier syndic. Le frère de l’ordre de Saint-Dominique, étant entré à son tour, s’assit à gauche, sur un banc élevé. Il s’agissait de défendre et d’attaquer la papauté. Le tournoi, auquel assistait un grand concours de seigneurs et de citoyens, ressemblait à l’un de ces « jugements de Dieu, » auxquels on recourait depuis des siècles pour terminer certaines contestations. Le sujet de la dispute était plus important que d’ordinaire. Vérité et légende, moyen âge et temps nouveaux, indépendance et asservissement étaient en question. Tous ceux qui s’intéressaient aux choses divines et humaines attendaient donc avec impatience. Leur attente fut trompée.
Au moment où la lutte devait commencer, un des combattants se récusa. Le dominicain se leva et dit : « Messieurs, je suis religieux et docteur de Paris ; je ne puis comparaître devant des laïques, à moins d’avoir licence de mon prélat. » Il se rassit. « Vous avez offert devant tout le peuple de défendre votre cas par la sainte Écriture, dit Sébastien de Diesbach, et maintenant il vous faut licence… » Farel prit la parole et remarqua que le moine et le grand apôtre étaient d’avis opposés : « Saint Paul, dit-il, a refusé, au contraire, de paraître devant les sacrificateurs de Jérusalem, et il en a appelé à Césara. Or, César était certes un laïque ; il était même un païen. » Le moine se garda bien de répondre à cet argument invincible ; mais, regardant avec pitié l’individu qui avait osé prendre la parole, il dit, en faisant un geste de mépris, qu’il n’avait rien à faire avec cet homme. Puis, se rappelant comment l’estrapade et les bûchers de Paris menaient à la raison de tels ergoteurs, il ajouta : « Qu’il aille tenir un tel propos en France… » « Beau père, dit le premier syndic, puisque vous ne voulez pas répondre quand nos seigneurs de Berne vous accusent, descendez de là haut et asseyez-vous là en bas sur ce banc, où l’on vous dira le reste. » Le religieux de Saint-Dominique dut quitter son siège élevé et se mettre sur la sellette ; mais, malgré cette humiliation, il refusa de nouveau de parler. Alors, les syndics firent demander au grand-vicaire de lui donner licence de répondre. « Je suis malade, » leur fit dire ce prélat. Les députés firent la même requête à l’official, M. de Veigy : « Cela m’est défendu par l’évêque, » répondit-il. « Quelle honte ! s’écriait-on partout, tous ces prêtres se refusent à rendre compte de leur foi ! » Le dominicain dit au Conseil : « Que Messieurs les ambassadeurs choisissent comme juges deux docteurs d’Allemagne, et nous, deux de Paris ; alors, je répondrai non seulement à Farel, à Viret, à Froment, mais encore à cent ou deux cents prédicants semblables… Seul, je disputerai contre eux tous. » Les Bernois déclarèrent ne commettre cette affaire qu’à ceux qui étaient établis par la loi. Ils voulaient plus. Les refus du dominicain ne faisaient qu’augmenter leur désir de voir la Réformation librement prêchée dans Genève. Ne se contentant pas d’une dispute théologique, ils dirent aux syndics : « Le moyen de pacifier cette ville, et d’être juste envers tous, est de choisir l’une des églises paroissiales et d’y établir un prédicateur de l’Evangile. Ceux qui veulent aller au sermon, iront au sermon ; ceux qui veulent aller à la messe, iront à la messe. Chacun demeurera libre en sa conscience ; nul ne sera contraint, et tous seront satisfaits. — Nous ne sommes que des laïques, dirent les syndics étonnés, ce n’est pas à nous de choisir des prédicateurs et de leur assigner des églises. » Le Conseil envoya un député à Berne pour fléchir la rigueur des chefs de l’État. Inutile ; plus les Genevois montraient de souplesse, c’est l’expression d’un manuscrit, plus les Bernois affectaient d’inflexibilité. Il y avait dans cette lutte les souples et les roides, et, comme toujours, ce furent les souples qui durent céderb.
b – Registre du Conseil des 10, 11, 12 janvier 1534. — Ruchat, III. p. 251, 252. — Msc. de Gautier.
En effet, les ambassadeurs bernois poursuivaient avec vigueur leurs desseins et demandaient une réparation pour les insultes du dominicain et une église pour les prédicateurs de l’Évangile. Si vous refusez, ajouta Diesbach, nous vous remettrons les sceaux de l’alliance, nous reprendrons les nôtres, nous poursuivrons le moine — et qui bon nous plaira… » Les Deux-Cents furent consternés, des pleurs involontaires s’échappèrent des yeux de quelques-uns, et même, au dehors, le peuple fui fort troublé, dit le registre. Joignant à la parole l’action, Sébastien de Diesbach posa sur la table les lettres d’alliance. Alors l’assemblée presque tout entière se leva avec une indicible émotion, « tous les assistants requirent avec larmes les ambassadeurs de reprendre leurs lettres. — Nous ferons en sorte de vous satisfaire ! » s’écria le premier syndic, tout catholique qu’il était. Le terrible Bernois fut touché : « Nous les reprenons, dit-il enfin, mais en protestant que nous vous les rendrons si vous ne satisfaites pas à nos demandesc. » Dès lors, tout se prépara pour l’enquête. Genève entreprenait de porter la hache dans le bois touffu des abus de l’Église ; un prêtre, accusé par des laïques, allait être jugé par des laïques. C’était une révolution.
c – Registre du conseil des 25 et 26 janvier 1534. — Msc. de Roset, liv. II, ch. 18, etc.
Le 27 janvier, les Deux-Cents s’étant réunis en cour de justice, Furbity fut amené devant eux. Il avait pris courage ; sa tête élevée et ses regards assurés montraient qu’il se croyait sûr du triomphe. Il demanda aux Bernois d’exposer leurs griefs, mais protesta contre l’enquête, à cause du caractère sacerdotal dont il était revêtu. Puis le colloque suivant s’engagea :
L’Ambassadeur. — « Vous avez prêché publiquement que quatre espèces de bourreaux se partagèrent au pied de la croix la robe de N. S. Jésus-Christ, et que les premiers étaient des Allemands. Ce mot nous regarde.
Le Moine. — Jamais je ne dis de telles paroles, et je ne sais de quel pays étaient lesdits bourreaux.
L’Ambassadeur. — Nous prouverons plus tard cet article. Vous avez dit que ceux qui mangent de la chair le vendredi et le samedi sont pires que des Juifs, des Turcs, des chiens enragés.
Le Moine. — Je n’ai point entendu offenser par là leurs Excellences de Berne ; je ne prêche qu’aux habitants de cette ville.
L’Ambassadeur. — Vous avez dit que tous ceux qui lisent la sainte Écriture en langue vulgaire ne sont que paillards, gourmands, ivrognes, blasphémateurs, meurtriers et larrons.
Le Moine. — Je déclare n’avoir pas injurié Messieurs de Berne.
L’Ambassadeur. — Vous avez parlé d’une manière générale et les avez par conséquent compris dans votre accusation.
Le Moine. — Je ne parlais qu’aux Genevois.
L’Ambassadeur. — Vous avez dit : Gardez-vous de ces méchants hérétiques modernes, de ces Allemands, comme de ladres et de pourris. Ne leur donnez pas vos filles, mieux vaudrait les donner aux chiens…
Le Moine. — Je nie avoir prêché cet article.
L’Ambassadeur. — Vous avez dit que les hérétiques modernes qui ne veulent obéir ni au pape, ni aux cardinaux, évêques et curés, sont par cela même des brebis du diable, pires que des chiens enragés…, — et doivent être pendus au gibet…
Le Moine. — Cet article est de la foi, et je ne dois pas en répondre devant vous.
Le Premier Syndic. — Il vous est ordonné de répondre.
Le Moine. — Je ne répondrai pas.
Le Premier Syndic. — L’article est confessé.
L’Ambassadeur. — Très honorés Seigneurs, nous sommes de ceux qui lisent l’Écriture en langue vulgaire. Nous sommes de ceux qui tiennent notre Seigneur pour seul chef de l’Eglise, pour son éternel et souverain pasteur, et, de plus, nous sommes Allemands ; c’est pourquoi nous croyons que lesdits articles ont été prononcés contre nous. Si nous étions ce que ces articles chantent, nous mériterions une peine corporelle ; c’est pourquoi nous demandons en vertu de la loi du talion, que ledit prédicateur soit puni d’une peine semblable à celle que nous aurions encourue. »
Le raisonnement des ambassadeurs n’était pas irréprochable. Des envoyés du Zurich, de Bâle et autres cantons évangéliques, même ceux du landgrave de Hesse ou de l’Électeur de Saxe, eussent pu tout aussi bien faire parti au moine comme les ayant outragés. Mais c’est là précisément ce qui explique la conduite des seigneurs bernois. Le protestantisme avait été injurié, ses principes fondamentaux avaient été foulés aux pieds. Ce n’était pas pour se venger d’outrages personnels que les Bernois poursuivaient le moine ; ce qu’ils voulaient c’était de voir la Parole de Dieu mise à la place de celle du pape et la Réformation s’établir ainsi dans Genève ; c’était l’Évangile qui était en cause et non Messieurs de Berne ; mais ceux-ci se regardaient comme les champions de la Réformation en Suisse, et quand des adversaires l’attaquaient, ils croyaient de leur devoir de la défendre. Ne pas franchir la barrière, eût été désobéir au juge suprême du combat. Les ambassadeurs produisirent quatorze témoins prêts à déclarer que le moine avait dit ce qu’on lui imputaitd.
d – Registres du conseil du 27 janvier 1534. — Lettres certaines d’aucuns grands troubles.
Alors Furbity, ne voyant plus aucun moyen d’échapper, se décida à combattre pour Rome. Le jeudi 29 janvier, le bruit se répandit dans toute la cité que le moine discuterait avec les réformateurs. Les Deux-Cents et un certain nombre d’autres citoyens se réunirent à l’Hôtel de ville pour assister à cette lutte importante.
Un des grands tournois de la Réformation allait commencer ; les deux combattants étaient en présence. D’un côté le dominicain, champion de Rome, s’avançait avec une science scolastique qui n’était pas à mépriser, un front d’airain, des poumons assez forts pour réduire au silence tous ses rivaux et une langue douée d’une faconde intarissablee. A la fois violent et habile il faisait arme de tout et avait un art particulier, dit-on, pour farder ses erreurs et les rendre moins odieuses. De l’autre côté était Farel, moins versé que son rival dans les habiletés de la dialectique, mais plein d’amour pour la vérité, ferme comme un brave qui s’avance pour la défendre, prêt à confondre les arguments scolastiques du moine par les invincibles démonstrations des Écritures de Dieuf. Doué d’une éloquence virile et d’une voix retentissante, ses paroles claires, énergiques et quelquefois ironiques devaient faire prompte justice des sophismes de son adversaireg.
e – « Furbito, homine sinuoso, cui firma latera, frons ferrea. » (Geneva restituta, p. 68.)
f – « Pictæ tectoria linguæ. » (Perse.)
g – « Farello pro veritate strenue stante, etc. » (Geneva restituta.)
Le réformateur se leva le premier et dit : « L’affaire est grave ; parlons-en donc avec toute douceur. Que l’un ne cherche pas à être vainqueur de l’autre. Plus beau triomphe ne pourrions-nous avoir que si la vérité a le dessus. Pour qu’elle soit reconnue de tous, je consens à ce qu’il m’en coûte la vie. » L’assemblée émue s’écria : « Oui ! nous voulons qu’il soit ainsi fait ! »
Furbity affirma d’abord l’autorité du pape. Il soutint que les chefs de l’Église pouvaient ordonner des choses qui ne sont pas dans la sainte Écriture ; et pour le prouver, il cita le Deutéronome qui dit : « Quand une affaire de procès est trop difficile, il faut s’adresser aux sacrificateurs et faire ce qu’ils auront commandéh.
h – Deutéronome 17.8-9.
Farel maintint au contraire l’autorité de l’Écriture sainte et déclara que sur elle seule le dogme peut être fondé. Il rappela que Dieu, dans ce même livre de Moïse avait dit : Vous n’ajouterez rien à la Parole que je vous commande et vous n’en diminuerez Rieni. » Ce qui est dit du sacrificateur lévitique dans l’Ancien Testament, ajouta-t-il, doit être appliqué non aux prêtres romains, mais à Jésus-Christ, qui est sacrificateur éternellement ; c’est donc à lui qu’il faut aller et qu’il faut obéir ; non au prêtrej. — « Christ, s’écria Furbity, a donné à saint Pierre la clef du royaume des cieux et saint Pierre l’a remise aux prêtres, ses successeurs. — La clef du royaume céleste, répondit Farel, c’est la Parole de Dieu. Si quelqu’un croit de tout son cœur les promesses de grâce, le ciel s’ouvre pour lui. Si quelqu’un les rejette, le ciel se ferme devant lui. »
i – Deutéronome 4.2.
j – Farel indiqua des passages tirés des chapitres suivants : Hébreux 5 à 10 ; Romains 14 ; Matthieu 5 ; Luc 24 ; Jean 5, 8, 12, 14 ; Romains 15 ; Galates 1 ; Deutéronome 18.
Il se faisait tard, la dispute fut renvoyée au lendemain et Furbity dit fièrement qu’il était prêt. Une voix s’éleva du milieu de l’assemblée et cria : « Tâchez de tenir plus à la Parole de Dieu et moins à l’enseignement de la Sorbonne. — Je me comporterai comme un homme, répondit-il. — Si la force d’un homme consiste dans son manque de sens, alors tu es un vrai homme, » lui dit impoliment son interlocuteur. »
Le lendemain la dispute entra dans une nouvelle phase.
Farel soutenait partout le droit et le devoir qu’a le peuple chrétien de lire la sainte Écriture, de la comprendre et de se soumettre à elle seule. Furbity prétendait au contraire que l’Écriture ne devait être lue que par le clergé et comprise que conformément à l’interprétation des conciles. Il prouva sa thèse par des raisons qui, aux yeux de ses amis pouvaient avoir quelque force ; mais elles n’en eurent aucune pour Farel. Il maintint la nécessité du contact immédiat de chaque âme chrétienne avec l’Écriture de Dieu. Ce n’était pas, selon lui, des conciles, ce n’était pas des papes, c’était de la Parole de Dieu même, que chaque chrétien devait recevoir par la foi, la vérité qui sauve. La première assemblée de Jérusalem (appelée d’ordinaire le premier concile), n’était-elle pas, selon les Actes, composée des apôtres, des anciens et de toute l’église, et n’avait-elle pas mis en tête de sa lettre : « Les apôtres, les anciens et les frères. » Soutenant donc les droits des membres laïques du troupeau, il s’éleva avec énergie contre l’institution de tous ces dignitaires qui, dans l’Église romaine, dominent sur les héritages de Dieu : « Vous inventez toutes sortes de choses, dit-il au dominicaink, vous introduisez des diversités d’ordres, un grand nombre d’éminences, d’évêques, de prélats, archevêques, primats, cardinaux, papes et autres supériorités, dont l’Écriture ne fait aucune mention. Vous faites tout à votre tête, sans aucun égard ni à Dieu, ni à droit. Les apôtres ont pris conseil de toute l’assemblée des fidèles ; mais vous vous faites tout, vous êtes tout !… Vous taillez et vous coupez, comme il vous plaît. Le peuple chrétien n’est pas plus appelé par vous en conseil, que ne le sont les chiens et les brutes. Vos ordonnances doivent être adorées et celles de Dieu foulées aux pieds. Votre monarchie papale surpasse toutes les autres en orgueil, en pompe et en bombance. Vous voulez que ceux qui doivent enseigner le peuple soient des princes, ayant seigneuries, terres, justices, gouvernement. Vous voulez avoir un Jésus riche, triomphant, qui fasse mourir ceux qui le contredisent… Ah messieurs ! le Sauveur n’était pas tel ici-bas ; il était pauvre, abattu, mis à mort, et ses disciples étaient bannis, enchaînés, lapidés, tués… Quelle ressemblance y a-t-il entre l’Église apostolique et la vôtre ? l’argument suprême de la vôtre, c’est le bourreau… Les apôtres n’ont pas comme vous, fulminé de grosses excommunications, ils n’ont pas comme vous emprisonné, condamné… Non ! Jésus n’est pas au milieu de vous. Il est au milieu de ceux qui sont chassés, qui sont frappés, qui sont brûlés pour l’Évangile, comme au temps de la première Église l’ont été les martyrs. »
k – Lettres certaines d’aucuns grands troubles (Farel).
Ces paroles du réformateur avaient retenti comme un tonnerre. Furbity avait entendu des foudres. Atterré, troublé, ses idées se brouillèrent, il perdit la carte et voulant établir la doctrine de l’épiscopat comme on l’entend à Rome, il cita le passage où il est dit que l’évêque doit être mari d’une femme, ce qui dérida fort l’assemblée. Il fit plus ; désirant prouver qu’il y avait eu des évêques à la mode romaine dans le temps apostolique, il nomma Judas Iscariot. « Il est écrit de Judas, » dit-il, qu’un autre prenne son évêché… Episcopalum suum accipiat alter. Puisque Judas avait un évêché, il faut bien qu’il ait été évêque. » Et il concluait qu’il n’y avait pas de salut hors de l’épiscopat romain. Le docteur ne tenait pas sa promesse de se comporter comme un homme. Farel sourit à cet argument de Judas Iscariot, et se mit à fustiger le dominicain du fouet de l’ironie. Puis qu’avez cité ce bon évêque Judas, dit-il, Judas qui a vendu le Sauveur du monde ; puisque vous avez affirmé qu’il avait diocèse, dites-moi, je vous prie, dans quelle partie de l’empire romain se trouvait son évêché, et combien il valait, selon l’expression reçue à Rome ? Cet évêque-là, dont vous vous réclamez, ressemble fort en effet à certains prélats, qui au lieu de porter la Parole de Dieu, portent la bourse, et au lieu de glorifier Jésus-Christ, le vendent, en vendant ses membres, dont ils remettent les âmes au diable, en recevant de lui en échange de l’argentl. »
l – Lettres certaines d’aucuns grands troubles (Farel).
Le moine étonné de cette hardiesse, s’écria de nouveau d’un ton menaçant : « Allez répéter ce que vous dites, à Paris, ou dans les autres villes de France. » Il était si sûr que cet homme-là y serait brûlé, qu’il ne pouvait s’empêcher de renouveler cet argument péremptoire. C’était tout ce que Farel désirait : « Plût à Dieu, répondit-il, qu’on voulût me permettre d’y exposer publiquement ma foi ; je la prouverais par la sainte Écriture ; et si je ne le faisais, je consentirais à être mis à mort. »
A mesure que la dispute avançait, les esprits se passionnaient davantage en sens divers. Les uns défendaient Furbity, les autres appuyaient Farel.
Nul n’était plus assidu au tournoi que Baudichon de la Maisonneuve ; il accompagnait le docteur évangélique soit quand il se rendait au lieu de réunion, soit quand il en sortait, ne voulant pas laisser à d’autres le soin de protéger sa personne. Les catholiques ne manquaient pas de remarquer ces allées et ces venues constantes du grand citoyen, ils en étaient choqués, son intimité avec l’hérétique qu’ils détestaient leur semblait une grande honte. Un jeune homme de vingt-cinq ans, nommé Delorme, né à Fontenay, à une lieue et demie de la ville, et qui depuis près d’un an travaillait à Genève de son état chez un parent, suivait surtout des yeux Baudichon et s’étonnait de voir un si gros monsieur souventes fois fréquenter le pauvre prêcheur Farellusm. Il en prenait note et devait un jour en faire usage.
m – Msc. du procès inquisitionnel de Lyon, p. 80.
On avait débattu tout le vendredi. Le marché du samedi, la célébration du dimanche et la fête de la Purification qui survint le lundi interrompirent pendant trois jours la dispute. Les trois prédicateurs profitèrent de la vacance qu’on leur donnait, pour prêcher au peuple avec ardeur. Tous les jours ils annonçaient l’Évangile dans la grande salle de la maison de leur ami, et Baudichon veillait à ce que tout se passât avec ordre, ce qui était nécessaire, car le bruit que la dispute faisait dans Genève attirait une grande foule. Le soir, les évangéliques se réunissaient en diverses maisons et avaient des conversations prolongées jusque bien avant dans la nuit ; le jour, ils s’efforçaient d’amener aux assemblées ceux qui hésitaient encore entre la papauté et la réformation. « Ah ! s’écriait le jeune Delorme désolé, voyez comme ils tâchent tant qu’ils peuvent d’accroître leur partin. » Tout fermentait dans Genève.
n – Ibid., p. 12.
Mais ce n’était pas à cette ville que la sensation se bornait ; la colère produite par les débats, s’exhalait dans les contrées environnantes par de violents discours. Partout les oisifs, les curieux, les dévots arrêtaient et interrogeaient les voyageurs « pour apprendre ces grandes nouvelles de Genève, que tant on désirait savoiro. » Plusieurs prêtres et religieux prêchaient dans les villages à l’entour de la ville contre les hérétiques et l’hérésie ; et soit dans Genève, soit dans d’autres quartiers où Farel avait passé, tel moine, telle vieille femme, racontaient sur le réformateur les choses les plus étranges : « Cet homme, disaient-ils, n’a point de blanc aux yeux ; il a une barbe rousse et roide, et un diable se trouve dans chacun de ses poils. Il a des cornes sur la tête, ses pieds sont comme ceux d’un bœuf… Enfin (ce qui paraissait plus horrible encore) il est le fils d’un juif de Carpentrasp ! »
o – Lettres certaines d’aucuns grands troubles, etc. Cet écrit, qui porte la date de Genève, 1er avril 1534, et parut par conséquent deux mois après la dispute, est la source principale où nous avons puisé le récit de ces débats.
p – Froment, Gestes de Genève, p. 86.
Tous ces contes, colportés dans la ville, arrivaient dans l’auberge de la Tête-noire où logeaient les Bernois et les trois réformateurs. L’intérieur de cette hôtellerie n’était pas édifiant. L’hôte, selon la chronique, avait deux femmes ; une épouse et une servante qui faisait la maîtresse. La femme légitime, personne honnête, sans aimer les prêcheurs de l’Évangile, se conduisait convenablement avec eux ; mais l’autre les détestait, et chaque fois qu’ils rentraient au logis, le maître et la servante leur faisaient mauvaise mine. Ils se contraignaient avec les illustres seigneurs de Berne, et leur faisaient « un rire d’hôte, » — un de ces sourires forcés, qui ne passent pas le gosier ; mais ils se dédommageaient quand ils étaient seuls avec les prédicants. Ceux-ci dînaient ordinairement à eux trois, et l’hôte et la servante, tout en servant à table, entendaient de la bouche des évangélistes des conversations qui les impatientaient fort. Au lieu de « dire des sornettes et des brocards, » comme cela se faisait souvent dans les réfectoires, les trois ministres échangeaient entre eux des paroles de vérité ; et ces discours, fort nouveaux pour les deux personnages, leur faisaient faire (Froment le remarqua et le raconte) d’horribles grimaces. A peine les trois convives avaient-ils quitté la chambre, que la servante, qui s’était contrainte, leur criait presque aux talons : « Hérétiques ! traîtres ! brigands ! huguenots ! allemands !… J’aimerais mieux, disait le maître, qu’ils s’en allassent sans payer (c’était beaucoup dire), pourvu que ce fut si loin, si loin — qu’on ne les vît plus jamais reparaître. » Ces deux misérables sentaient que la doctrine de la Bible condamnait leurs désordres, et la haine qu’ils portaient à la sainteté de la Parole de Dieu se versait sur ceux qui l’annonçaient.
La servante adultère, ne pouvant faire aux prêcheurs comme Hérodias à Jean Baptiste, dit Froment, « leur faire couper la tête, » se vengea d’une autre manière. S’adressant à l’une de ces femmes qui parlent de tout à tort et à travers : « Imaginez ce que j’ai vu, lui dit-elle. Un soir, comme les prêcheurs allaient se coucher, je suis montée doucement après eux et, m’approchant de la porte, j’ai regardé par un pertuis (le trou de la serrure ou quelque autre)… Qu’ai-je vu ? Ils donnaient à manger à des diables ! » Le grand effroi de la voisine n’empêcha pas la servante de continuer. « Ces diables, dit-elle, étaient comme des chats noirs…, leurs yeux étincelaient ; leurs griffes étaient pointues et crochues…, ils se tenaient sous la table…, allaient…, venaient Oui… je les ai vus par le pertuis. » Bientôt toutes les commères du quartier le surent, « de quoi fut un grand bruit partoutq. »
q – Froment, Gestes de Genève, p. 85.
A cette légende de la servante, les prêtres joignaient les leurs et disaient : « Il y a dans Genève trois diables sous la forme d’hommes, Farel, Viret, Froment et beaucoup de démoniaques. Dès qu’on écoute ces trois lutins, ils vous sautent dessus, entrent dans votre corps et vous voilà prisr… » Les prêtres ne se contentèrent pas de débiter ces sottises dans leurs conversations ; ils commencèrent à prêcher aux gens sur les trois diables. Puis on les mit en chanson, et bientôt la plèbe catholique répétait partout ces rimes paysienness :
r – Froment, Actes, p. 85.
s – Froment, Gestes de Genève, p. 84 à 86.
Farel farera,
Viret virerat,
Froment on moudra,
Dieu nous aidera
Et le diable les emportera.
t – Farel s’en ira ; Viret tournera.
Cette épigramme populaire se trompait. Au moment même où les catholiques la chantaient partout, des événements tragiques se préparaient et allaient tout changer dans Genève. C’était l’Église qui allait virer et la papauté qui devait s’en aller.