Institution de la Religion Chrétienne

LIVRE III
Qui est de la manière de participer à la grâce de Jésus-Christ, des fruits qui nous en revienent et des effects qui s’en ensuyvent.

Chapitre XI
De la justification de la foy : et premièrement de la définition du mot, et de la chose.

3.11.1

Il me semble advis que j’ay assez diligemment exposé ci-dessus, comment il ne reste qu’un seul refuge de salut aux hommes : asçavoir en la foy, puis que par la Loy ils sont tous maudits. Il me semble aussi que j’ay suffisamment traitté que c’est que foy, et quelles grâces de Dieu elle communique à l’homme, et quels fruits elle produit en luy. Or la somme a esté, que nous recevons et possédons par foy Jésus-Christ, comme il nous est présenté par la bonté de Dieu : et qu’en participant à luy, nous en avons double grâce. La première est, qu’estans par son innocence réconciliez à Dieu, au lieu d’avoir un Juge au ciel pour nous condamner, nous y avons un Père très clairement. La seconde est, que nous sommes sanctifiez par son Esprit pour méditer saincteté et innocence de vie. Or quant à la régénération, qui est la seconde grâce, il en a esté dit selon qu’il me sembloit estre expédient. La justification a esté plus légèrement touchée : pource qu’il estoit mestier d’entendre premièrement combien la foy n’est point oisive et sans bonnes œuvres, combien que par icelle nous obtenions justice gratuite en la miséricorde de Dieu : aussi d’entendre quelles sont les bonnes œuvres des saincts, esquelles gist une partie de la question que nous avons à traitter. Il faut doncques maintenant considérer plus au long ce point de la justification de foy, et tellement considérer, qu’il nous souviene bien que c’est le principal article de la religion chrestienne, afin qu’un chacun mette plus grand’peine et diligence à en sçavoir la résolution. Car comme nous n’avons nul fondement pour establir nostre salut, si nous ne sçavons quelle est la volonté de Dieu envers nous : aussi nous n’avons nul fondement pour nous édifier en piété et crainte de Dieu. Mais la nécessité de bien entendre ceste matière apparoistra mieux de l’intelligence d’icelle.

3.11.2

Or de peur de chopper dés le premier pas (ce qui adviendroit, si nous entrions en dispute d’une chose incertaine) il nous faut premièrement expliquer que signifient ces locutions, Estre justifié devant Dieu, et Estre justifié par foy ou par les œuvres. Celuy est dit estre justifié devant Dieu qui est réputé juste devant le jugement de Dieu, et est agréable pour sa justice. Car comme l’iniquité est abominable à Dieu, aussi le pécheur ne peut trouver grâce devant sa face, entant qu’il est pécheur, et pendant qu’il est tenu pour tel. Pourtant, par tout où il y a péché, là se déclaire l’ire et la vengence de Dieu. Celuy doncques est justifié qui n’est point estimé comme pécheur, mais comme juste : et à ceste cause peut consister au throne judicial de Dieu, auquel tous pécheurs trébuschent et sont confus. Comme si quelque homme accusé à tort, après avoir esté examiné du juge, est absous et déclairé innocent, on dira qu’il est justifié en justice : ainsi nous dirons l’homme estre justifié devant Dieu, lequel estant séparé du nombre des pécheurs, a Dieu pour tesmoin et approbateur de sa justice. En ceste manière nous dirons l’homme estre justifié devant Dieu par ses œuvres, en la vie duquel il y aura une telle pureté et saincteté, qu’elle méritera tiltre de justice au siège judicial de Dieu : ou bien, lequel par intégrité de ses œuvres pourra respondre et satisfaire au jugement de Dieu. Au contraire celuy sera dit justifié par foy, lequel estant exclu de la justice des œuvres, appréhende par foy la justice de Jésus-Christ : de laquelle estant vestu, il apparoist devant la face de Dieu, non pas comme pécheur, mais comme juste. Ainsi nous disons en somme, que nostre justice devant Dieu est une acceptation, par laquelle nous recevant en sa grâce, il nous tient pour justes. Et disons qu’icelle consiste en la rémission des péchez, et en ce que la justice de Jésus-Christ nous est imputée.

3.11.3

Nous avons plusieurs tesmoignages de l’Escriture et bien clairs pour confermer cela. Premièrement on ne peut nier que ceste ne soit la propre signification du mot, et la plus usitée. Mais pource qu’il seroit trop long d’amasser tous les passages pour les comparer l’un à l’autre, il suffira d’en donner quelque advertissement aux lecteurs. J’en allégueray doncques quelque peu des plus exprès. Premièrement, quand sainct Luc récite que le peuple ayant ouy Jésus-Christ, a justifié Dieu : et quand Jésus-Christ prononce que la sagesse est justifiée par ses enfans Luc 7.29, 35 : ce n’est pas à dire ou que les hommes donnent justice à Dieu, laquelle demeure tousjours parfaite en luy, combien que tout le monde tasche de l’en despouiller : ou bien qu’ils puissent faire la doctrine de salut juste, laquelle a cela de soy-mesme. Mais le sens est, que ceux desquels il est parlé, ont attribué à Dieu et à sa Parole la louange qu’ils méritoyent. A l’opposite quand Jésus-Christ reproche aux Pharisiens qu’ils se justifient Luc 16.15 : ce n’est pas qu’ils taschassent d’acquérir justice en bien faisant : mais pource que par leur ambition ils pourchassoyent d’avoir réputation de justice, combien qu’ils en fussent vuides. Ceci est assez entendu de ceux qui sont exercez en la langue hébraïque, laquelle appelle Pécheurs ou malfaiteurs non-seulement ceux qui se sentent coulpables, mais qui sont condamnez. Car Beth-sabé, en disant qu’elle et son fils Salomon seront pécheurs 1Rois 1.21, n’entend pas se charger de crime : mais elle se plaind qu’elle et son fils seront exposez à opprobre, pour estre mis du rang des malfaiteurs, si David n’y pourvoit. Et il appert par le fil du texte, que ce verbe mesme en grec et en latin ne se peut autrement prendre que pour estre estimé juste, et n’emporte point une qualité d’effect. Quant à la cause présente que nous traittons, là où sainct Paul dit que l’Escriture a préveu que Dieu justifie les gens par foy Gal. 3.8 ; Rom. 4.5 : que pouvons-nous entendre, sinon qu’il les reçoit comme justes par la foy ? Item, quand il dit que Dieu justifie le pécheur qui croit en Jésus-Christ Rom. 3.25, quel peut estre le sens, sinon qu’il délivre les pécheurs de la damnation laquelle leur impiété méritoit ? Il parle encores plus clairement en la conclusion, en disant. Qui est-ce qui accusera les esleus de Dieu, quand Dieu les justifie ? Qui est-ce qui les condamnera, puis que Christ est mort : et mesmes ressuscité, maintenant intercède pour nous Rom. 8.33-34 ? Car c’est autant comme s’il disoit. Qui est-ce qui accusera ceux que Dieu absout ? Qui est-ce qui condamnera ceux desquels Jésus-Christ a prins la cause en main, pour estre Advocat ? Justifier doncques n’est autre chose, sinon absoudre celuy qui estoit accusé, comme ayant approuvé son innocence. Pourtant, comme ainsi soit que Dieu nous justifie par le moyen de Jésus-Christ, il ne nous absout point entant que nous soyons innocens : mais c’est en nous tenant gratuitement pour justes, nous réputant justes en Christ, combien que nous ne le soyons pas en nous-mesmes. Ce qui est expliqué en la prédication de sainct Paul au chapitre XIII des Actes, quand il dit, Par Jésus-Christ vous est annoncée la rémission des péchez : et de toutes les choses desquelles vous ne pouviez estre justifiez en la Loy de Moyse, quiconque croit en luy est justifié Actes 13.38-39. Nous voyons que le mot de Justification est mis en ce passage après la rémission des péchez, comme une exposition : nous voyons qu’il est clairement prins pour absolution : nous voyons que la justification est ostée aux œuvres : nous voyons que c’est une pure grâce en Jésus-Christ : nous voyons qu’elle est receue par foy : nous voyons finalement que la satisfaction de Jésus-Christ est interposée, d’autant que c’est par luy que nous obtenons un tel bien. En ceste manière quand il est dit que le Publicain descendit du Temple justifié Luc 18.14, nous ne pouvons dire qu’il eust acquis justice par aucun mérite de ses œuvres : mais c’est à dire, qu’après avoir obtenu pardon de ses péchez, il a esté tenu pour juste devant Dieu ; ainsi il n’a point esté juste pour la dignité de ses œuvres, mais par absolution gratuite. Pourtant ceste sentence de sainct Ambroise est très-bonne, quand il dit que la confession de nos péchez est nostre vraye justification[a].

[a] In Psalm. CXVIII, serm. X.

3.11.4

Mais encores laissant la disputation du mot, si nous considérons droictement la chose, il n’y aura nulle difficulté ; car sainct Paul use de ce mot, que Dieu nous accepte quand il veut dire que Dieu nous justifie : Nous sommes, dit-il, prédestinez pour estre enfans de Dieu adoptifs par Jésus-Christ, à la louange de sa grâce glorieuse, par laquelle il nous a acceptez, ou eus pour agréables Eph. 1.5-6. Par ces mots il ne signifie autre chose que ce qu’il dit en d’autres passages, que Dieu nous justifie gratuitement Rom. 3.23. Et premièrement il dit que nous sommes justes, entant que Dieu nous répute tels de sa grâce : et enclost nostre justification en la rémission des péchez. Celuy, dit-il, est nommé Bienheureux par David, auquel Dieu impute ou alloe la justice sans œuvres : selon, qu’il est escrit, Bienheureux sont ceux ausquels les péchez sont remis Rom. 4.6-7, etc. Certes il ne traitte point là une partie de nostre justification, mais quelle elle est en son entier. Or il dit que David l’a déclairée, en prononçant ceux qui ont obtenu pardon gratuit de leurs péchez estre bienheureux ; dont il appert qu’il note ces deux choses comme opposites, Estre justifié, et Estre tenu pour coulpable : à ce que le procès soit fait à l’homme qui aura failly. Mais il n’y a nul passage meilleur pour prouver ce que je di, que quand il enseigne que la somme de l’Evangile est de nous réconcilier avec Dieu : d’autant qu’il nous veut recevoir en grâce par Christ, ne nous imputant point nos péchez 2Cor. 5.18-19. Que les lecteurs poisent diligemment tout le texte ; car tantost après il adjouste que Christ, qui estoit pur et net de péché, a esté fait péché pour nous 2Cor. 5.21 : exprimant par cela le moyen de la réconciliation ; et n’entend autre chose par le mot de Réconcilier, que justifier. Et de faict, ce qu’il dit en un autre lieu, asçavoir que nous sommes establis justes par l’obéissance de Christ Rom. 5.19, n’auroit point de tenue, si nous n’estions réputez justes en luy et hors de nous-mesmes.

3.11.5

Mais pource qu’Osiander a introduit de nostre temps un monstre je ne sçay quel de justice essencielle : par laquelle combien qu’il n’ait point voulu abolir la justice gratuite, il l’a tellement enveloppée en ténèbres, que les povres âmes ne sçauroyent comprendre en telle obscureté la grâce de Christ : devant que passer plus outre, il sera besoin de réfuter une telle resverie. Premièrement, ceste spéculation vient de pure curiosité. Il amasse bien force tesmoignages de l’Escriture pour prouver que Jésus-Christ est un avec nous, et nous un avec luy ; ce que chacun confesse tellement, que la preuve en est superflue. Mais pource qu’il n’observe point quel est le lien de ceste unité, il se jette en des liens dont il ne se peut despestrer. Et quant à nous, qui sçavons que nous sommes unis à Jésus-Christ par la vertu secrète de son Esprit, il nous sera facile de soudre toutes difficultez. Cest homme duquel je parle, s’estoit forgé quelque chose prochaine à la fantasie des Manichéens : c’est que l’âme est de l’essence de Dieu. De là il s’est encores forgé un autre erreur, qu’Adam a esté formé à l’image de Dieu, pource que devant qu’il trébuschast, Jésus-Christ estoit desjà destiné patron de la nature humaine. Mais pource que je m’estudie à briefveté, j’insisteray seulement sur ce que le lieu requiert ? Osiander débat fort que nous sommes un avec Christ. Je luy confesse : ce pendant je luy nie que l’essence de Christ soit meslée avec la nostre. Je di aussi que c’est sottement fait, de tirer ce principe à ces illusions : asçavoir que Christ nous est justice pource qu’il est Dieu éternel, et qu’il est la justice mesme, et la source d’icelle. Les lecteurs excuseront si je touche maintenant en brief les points que je réserve à déduire ailleurs, pource que l’ordre le requiert ainsi. Or combien qu’il proteste que par ce mot de Justice essencielle, il ne prétend sinon de renverser ceste sentence. Que nous sommes réputez justes à cause de Christ : toutesfois il exprime assez clairement qu’il ne se contente pas de la justice qui nous a esté acquise par l’obéissance de Christ, et le sacrifice de sa mort : et imagine que nous sommes justes substanciellelment en Dieu par une infusion de son essence. Car c’est la raison qui le meut à débatre si fort, que non-seulement Jésus-Christ, mais le Père et l’Esprit habitent en nous. Ce que je confesse bien estre vray : mais je di qu’il le tire et destourne mal à ce propos. Car il convenoit de bien noter la façon d’habiter : c’est que le Père et l’Esprit sont en Christ : et comme toute plénitude de divinité habite en luy, aussi par luy nous possédons Dieu entièrement. Parquoy tout ce qu’il met en avant du Père et de l’Esprit à part et séparément de Jésus-Christ, ne tend à autre fin qu’à divertir les simples, et les eslongner de Jésus-Christ, à ce qu’ils ne se tienent point à luy. D’avantage, il a introduit une mixtion substancielle, par laquelle Dieu s’escoulant en nous, nous fait une partie de soy. Car il répute quasi pour néant, que nous soyons unis à Jésus-Christ par la vertu de son Esprit, afin qu’estant nostre chef il nous face ses membres, sinon que son essence soit meslée avec la nostre. Mais surtout en maintenant que la justice que nous avons est celle du Père et de l’Esprit selon leur divinité, il descouvre mieux ce qu’il pense : c’est que nous ne sommes point justifiez seulement par la grâce du Médiateur, et que la justice ne nous est pas simplement ne du tout offerte en la personne d’iceluy : mais que nous participons à la justice de Dieu, quand Dieu est uni essenciellement avec nous.

3.11.6

S’il disoit seulement que Jésus-Christ en nous justifiant est fait nostre par une conjonction essencielle, et qu’il est nostre chef non-seulement entant qu’il est homme, mais pource qu’il fait descouler sur nous l’essence de sa nature divine : il se paistroit de telles fantasies avec moindre dommage, et possible qu’alors on se pourroit passer d’esmouvoir grande contention. Mais comme le principe qu’il prend est comme une seiche, laquelle en jettant son sang qui est noir comme encre, trouble l’eau d’alentour pour cacher une grande multitude de queues : si nous ne voulons souffrir à nostre escient qu’on nous ravisse la justice, laquelle seule nous donne fiance de nous glorifier de nostre salut, il nous faut résister fort et ferme à telle illusion. Osiander en toute ceste dispute estend ces deux mots de Justice et Justifier à deux choses. Car selon luy nous sommes justifiez, non pas seulement pour estre réconciliez à Dieu quand il nous pardonne gratuitement nos fautes, mais pour estre justes réalement et de faict : tellement que la justice n’est pas d’acceptation gratuite, mais de saincteté et vertu, inspirée par l’essence de Dieu laquelle réside en nous. D’avantage, il nie plat et court, que Jésus-Christ, en tant qu’il est nostre Sacrificateur, et en effaçant nos péchez a appaisé l’ire de Dieu, soit nostre justice : mais il veut que ce tiltre luy compète entant qu’il est Dieu éternel et vie. Pour prouver le premier article, asçavoir que Dieu nous justifie non-seulement en nous pardonnant nos péchez, mais aussi en nous régénérant : il demande s’il laisse ceux qu’il justifie tels qu’ils estoyent de nature, sans y rien changer ou non. A quoy la response est facile : c’est que comme on ne peut point deschirer Jésus-Christ par pièces, aussi ces deux choses sont inséparables, puis que nous les recevons ensemble et conjoinctement en luy, asçavoir justice et sanctification. Tous ceux doncques que Dieu reçoit à merci, il les revest aussi de l’Esprit d’adoption, par la vertu duquel il les reforme à son image. Mais si la clairté du soleil ne se peut séparer de la chaleur : dirons-nous pourtant que la terre soit eschautfée par la clairté, ou esclairée par la chaleur ? On ne sauroit trouver rien plus propre que ceste similitude, pour vuider ce différent. Le soleil végète la terre, et luy donne fécondité par sa chaleur, il luy donne lumière par ses rayons. Voylà une liaison mutuelle et inséparable : et toutesfois la raison ne permet point que ce qui est propre à l’un soit transféré à l’autre. Il y a une telle absurdité en ce qu’Osiander confond deux grâces diverses. Car pource que Dieu à la vérité renouvelle tous ceux qu’il accepte gratuitement pour justes, et les range à bien et sainctement vivre, ce brouillon mesle le don de renouvellement avec l’acceptation gratuite, et veut que tous les deux ne soyent qu’un. Or l’Escriture en les conjoignant les sépare toutesfois distinctement, afin que la variété des grâces de Dieu nous apparoisse tant mieux. Car ce dire de sainct Paul n’est pas superflu, que Christ nous a esté donné pour justice et sanctification 1Cor. 1.30. Et toutes fois et quantes qu’en nous voulant exhorter à saincteté et pureté de vie, il nous propose pour argument le salut qui nous a esté acquis, l’amour de Dieu et la bonté de Christ : il monstre assez clairement que c’est autre chose d’estre justifiez, que d’estre fait nouvelles créatures. Quand ce vient en l’Escriture, il corrompt autant de passages qu’il en allègue. Il glose ce passage de sainct Paul, où il est dit que la foy est réputée à justice à ceux qui n’ont point d’œuvres, mais croyent en celuy qui justifie le pécheur Rom. 4.5 : que Dieu change les cœurs et la vie, pour rendre les fidèles justes. Brief, il pervertit d’une mesme témérité tout ce quatrième chapitre aux Romains. Mesmes il desguise ce passage que j’ay allégué ci-dessus, Qui accusera les esleus de Dieu, puis qu’il les justifie Rom. 8.38 ? comme s’il estoit dit qu’ils fussent réalement justes. Et toutesfois il est tout évident que l’Apostre parle simplement de l’absolution par laquelle le jugement de Dieu est destourné de nous. Parquoy tant en sa raison principale, qu’en tout ce qu’il ameine de l’Escriture, il descouvre sa folie. Et autant luy advient-il, de dire que la foy a esté réputée à Abraham pour justice, pource qu’ayant embrassé Christ (qui est la justice de Dieu, et Dieu mesme) il avoit cheminé et vescu justement. Or la justice de laquelle il est là parlé, ne s’estend pas à tout le cours de la vie d’Abraham : mais plustost le sainct Esprit veut testifier combien qu’Abraham eust esté excellent en vertus, et qu’en y persévérant il eust augmenté sa louange, toutesfois qu’il n’a pas autrement pleu à Dieu, sinon en ce qu’il a receu la miséricorde qui luy estoit offerte par la promesse. Dont il s’ensuyt que Dieu en justifiant l’homme n’a esgard à aucun mérite : comme sainct Paul le déduit et conclud très-bien de ce passage.

3.11.7

Ce qu’il allègue que la foy n’a point la force de justifier de soy-mesme, mais d’autant qu’elle reçoit Jésus-Christ, est bien vray, et luy accorde volontiers. Car si la foy justifioit par soy de sa vertu propre : selon qu’elle est tousjours débile et imparfaite, elle n’auroit tel effect qu’en partie : et ainsi la justice ne seroit qu’à demi, pour nous donner quelque loppin de salut. Or nous n’imaginons rien de ce qu’il allègue contre nous : mais disons qu’à parler proprement, c’est Dieu seul qui justifie : puis nous transférons cela à Jésus-Christ, lequel nous a esté donné pour justice. Tiercement nous accomparons la foy à un vaisseau. Car si nous ne venons à Jésus-Christ vuides et affamez, ayans la bouche de l’âme ouverte, nous ne sommes point capables de luy. Dont il appert que nous ne luy estons point la vertu de justifier, veu que nous disons qu’on le reçoit par foy, devant que recevoir sa justice. Quant à d’autres folies extravagantes d’Osiander, tout homme de sain jugement les rejettera : comme quand il dit que la foy est Jésus-Christ, autant que s’il disoit qu’un pot de terre est le thrésor qui est caché dedans. Car il y a pareille raison que la foy, combien que de soy elle n’ait nulle dignité ne valeur, nous justifie en nous offrant Jésus-Christ : et qu’un pot plein d’or enrichisse celuy qui l’aura trouvé. Je dis doncques que c’est trop lourdement fait à luy, de mesler la foy qui n’est qu’instrument, avec Jésus-Christ qui est la matière de nostre justice, et est tant autheur que ministre d’un tel bien. Nous avons aussi desjà deslié ce nœud, asçavoir comment le mot de Foy se doit entendre quand il est parlé de nous justifier.

3.11.8

Il se transporte encores plus en la façon de recevoir Jésus-Christ : car il dit que la parole intérieure est receue par le moyen de la parole extérieure : en quoy il destourne tant qu’il est possible les lecteurs de la personne du Médiateur, lequel intercède pour nous avec son sacrifice : faisant semblant de les ravir à la divinité d’iceluy : Nous ne divisons pas Christ : mais disons combien qu’en nous réconciliant à son Père en sa chair, il nous ait donné justice, que luy-mesme est la Parole éternelle de Dieu : et qu’il ne pouvoit autrement accomplir l’office de Médiateur, et acquérir justice, s’il n’eust esté Dieu éternel. Mais la fausse glose d’Osiander est, que Jésus-Christ estant Dieu et homme, nous a esté fait justice au regard de sa nature divine, et non pas humaine. Or si cela compète proprement à la Divinité, il ne sera point spécial à Christ : mais commun avec le Père, et le sainct Esprit, veu que la justice de l’un est celle des deux autres. D’avantage il ne conviendroit pas que ce qui a esté naturellement et d’éternité, fust dit estre fait. Mais encores que nous luy calions une chose tant lourde, asçavoir que Dieu nous ait esté fait justice, comment accordera-il ce que sainct Paul entrelace, qu’il a esté fait de Dieu justice ? Certes chacun voit que sainct Paul attribue à la personne du Médiateur ce qui luy est propre : en laquelle combien que l’essence de Dieu soit contenue, toutes fois on ne laissera pas de donner à Jésus-Christ les tiltres particuliers de son office, pour les discerner d’avec le Père et le sainct Esprit. En faisant ses triomphes du passage de Jérémie, où il est dit que le Dieu éternel sera nostre justice Jér. 33.6 il ne fait que badiner. Car il n’en sauroit tirer autre chose, sinon que Jésus-Christ, lequel est nostre justice, est Dieu manifesté en chair. Nous avons allégué du sermon de sainct Paul ci-dessus, que Dieu s’est acquis l’Eglise par son sang Actes 20.23 : si quelqu’un vouloit arguer de là, que le sang qui a esté espandu pour effacer nos péchez fust divin et de l’essence de Dieu, qui est-ce qui souffriroit un erreur si énorme ? Or Osiander amenant une cavillation si puérile, pense avoir tout gagné. Il lève les crestes, et remplit beaucoup de fueillets de vanteries, combien que la solution soit simple et aisée ; asçavoir que le Dieu éternel, quand il sera fait germe de David (comme le Prophète l’exprime notamment), sera aussi justice des fidèles ; voire en mesme sens qu’Isaïe dit en la personne du Père, Mon serviteur, qui est le juste, en justifiera plusieurs par sa cognoissance Esaïe 53.11. Notons que c’est le Père qui parle, qui attribue à son Fils l’office de justifier, qui adjouste la raison, Pource qu’il est juste : qui establit le moyen de ce faire en la doctrine par laquelle Jésus-Christ est cognu. De là je conclu, que Jésus-Christ nous a esté fait justice, prenant la figure de serviteur : secondement, qu’il nous justifie entant qu’il a obéy à Dieu son Père. Par ainsi qu’il ne nous communique pas un tel bien selon sa nature divine, mais selon la dispensation qui luy est commise. Car combien que Dieu seul soit la fontaine de justice, et que nous ne soyons justes qu’en participant à luy : toutesfois pource que le malheureux divorce qui est venu par la cheute d’Adam, nous a aliénez et bannis de tous biens célestes, il nous est nécessaire de descendre à ce remède inférieur, d’avoir justice en la mort et résurrection de Jésus-Christ.

3.11.9

Si Osiander réplique : que de nous justifier c’est une œuvre si digne, qu’il n’y a nulle faculté des hommes qui y puisse suffire, je luy confesse. S’il argue de là, qu’il n’y a que la nature divine qui ait tel effect, je di qu’il se trompe trop lourdement. Car combien que Jésus-Christ n’eust peu purger nos âmes par son sang, ni appaiser le Père envers nous par son sacrifice, ni nous absoudre de la condamnation en laquelle nous estions enveloppez, ni en somme faire office de Sacrificateur, s’il n’eust esté vray Dieu (pource que toutes les facultez de la chair n’estoyent point pareilles à un si pesant fardeau) si est-ce toutesfois qu’il a accompli toutes ces choses selon sa nature humaine. Car si on demande comment nous sommes justifiez, sainct Paul respond, par l’obéissance de Christ Rom. 5.19. Or il n’a peu obéir, sinon en qualité de serviteur. Dont je conclu, que la justice nous a esté donnée en sa chair. Pareillement en ces mots, que Dieu a constitué pour sacrifice de péché celuy qui ne sçavoit que c’estoit de péché, afin que nous fussions justes en luy : il monstre que la fontaine de justice est en la chair de Christ. Dont je m’esbahi tant plus comment Osiander n’a honte, d’avoir si souvent en la bouche ce passage qui luy est si contraire. Il magnifie la justice de Dieu tant et plus : mais c’est pour triompher, comme s’il avoit gaigné ce point que la justice de Dieu nous est essencielle. Or sainct Paul dit bien que nous sommes faits justice de Dieu : mais c’est en sens bien divers, asçavoir qu’il approuve la satisfaction de son Fils. Au reste, les petis escholiers et novices doyvent sçavoir que la justice de Dieu est prinse pour celle qui est receue et acceptée en son jugement : comme sainct Jehan oppose la gloire de Dieu à celle des hommes Jean 12.43 signifiant que ceux desquels il parle ont nagé entre deux eaux : pource qu’ils aimoyent mieux garder leur bonne réputation au monde, que d’estre prisez devant Dieu. Je sçay bien que la justice est quelquesfois nommée de Dieu, pource qu’il en est l’autheur et qu’il la nous donne : mais qu’en ce passage le sens soit tel que j’ay dit, asçavoir que nous consistons devant le siège judicial de Dieu, en ce que nous sommes appuyez sur l’obéissance de Christ, on le peut veoir sans que j’en tiene plus long propos. Combien que le mot n’emporte pas beaucoup, moyennant que nous soyons d’accord en la substance, et qu’Osiander confessast que nous sommes justifiez en Christ, d’autant qu’il a esté fait pour nous sacrifice de purgation : ce qui est du tout estrange à sa nature divine. Pour ceste raison, luy-mesme voulant sceller en nos cœurs tant la justice que le salut qu’il nous a apporté, nous en propose le gage en sa chair. Vray est qu’il se nomme Le pain de vie : mais en expliquant comment et pourquoy, il adjouste que sa chair est vrayement viande et son sang vrayement bruvage : laquelle façon d’enseigner se voit très-bien aux sacremens : lesquels combien qu’ils addressent nostre foy à Jésus-Christ Dieu et homme tout entier, et non pas mi-parti, si est-ce qu’ils testifient que la matière de justice et de salut réside en sa chair : non pas que luy comme pur homme, justifie ou vivifie de soy, mais pource qu’il a pleu à Dieu de manifester ce qui estoit incompréhensible et caché en luy, en la personne du médiateur. Pour ceste cause j’ay accoustumé de dire, que Christ nous est comme une fontaine, dont chacun peut puiser et boire à son aise et à souhait : et que par son moyen les biens célestes sourdent et descoulent à nous, lesquels ne nous proufiteroyent rien demeurans en la majesté de Dieu, qui est comme une source profonde. Je ne nie pas en ce sens, que Jésus-Christ selon qu’il est Dieu et homme, ne nous justifie, et que tel effect ne soit commun au Père et au sainct Esprit : finalement que la justice dont Jésus-Christ nous fait participans, ne soit la justice éternelle de Dieu éternel, moyennant que les raisons invincibles que j’ay amenées demeurent en leur fermeté et vigueur.

3.11.10

Mais encores afin qu’il ne déçoyve les simples par ses astuces, je confesse que nous sommes privez de ce bien incomparable de justice, jusques à ce que Jésus-Christ soit fait nostre. Parquoy j’eslève en degré souverain la conjonction que nous avons avec nostre chef, la demeure qu’il fait en nos cœurs par foy, l’union sacrée par laquelle nous jouissons de luy : à ce qu’estant ainsi nostre il nous départisse les biens ausquels il abonde en perfection. Je ne di pas doncques que nous devons spéculer Jésus-Christ de loing ou hors de nous, afin que sa justice nous soit alloée : mais pource que nous sommes vestus de luy et entez en son corps : brief pource qu’il a bien daigné nous faire un avec soy. Voylà comment nous avons à nous glorifier, que nous avons droict de société en sa justice. En quoy la calomnie d’Osiander se descouvre, quand il nous reproche que nous tenons la foy pour justice : comme si nous despouillions Jésus-Christ de ce qu’il luy appartient, en disant que nous venons à luy vuides et affamez, afin d’estre remplis et rassasiez de ce qu’il a luy seul. Mais Osiander mesprisant ceste conjonction spirituelle, insiste sur ceste lourde mixtion que nous avons desjà réprouvée, et condamne furieusement ceux qui ne s’accordent point à sa resverie de la justice essencielle, pource (comme il dit) qu’ils ne pensent pas qu’on mange Jésus-Christ substanciellement en la Cène. Quant à moy, je répute à gloire d’estre injurié d’un tel présomptueux et enyvré en ses illusions : et surtout d’autant qu’il fait en général la guerre à tous ceux qui ont purement traitté l’Escriture : n’espargnant nul de ceux lesquels il devoit honorer avec modestie. Et tant plus suis-je libre à démener ceste cause rondement, n’estant point incité d’affection privée, veu qu’il ne s’est point attaché à moy. Parquoy ce qu’il maintient tant précisément et d’une telle importunité, que la justice que nous avons en Jésus-Christ est essencielle, et qu’il habite en nous essenciellement, tend premièrement à ce but que Dieu se mesle avec nous d’une mixtion telle que les viandes que nous mangeons. Car voylà comme il imagine qu’on reçoit Jésus-Christ en la Cène. Secondement que Dieu nous inspire sa justice, par laquelle nous soyons réalement et de faict justes avec luy. Car ce fantastique entend et afferme que Dieu est luy-mesme sa justice, et puis la saincteté, droicture et perfection qui sont en luy. Je ne m’amuseray point beaucoup à réfuter les tesmoignages qu’il tire par les cheveux pour les appliquer à son propos. Sainct Pierre dit que nous avons des dons hauts et précieux, pour estre faits participans de la nature divine 2Pi. 1.4 ; Osiander tire de là que Dieu a meslé son essence avec la nostre. Comme si nous estions desjà tels que l’Evangile promet que nous serons au dernier advénement de Jésus-Christ. Mais à l’opposite sainct Jehan prononce que lors nous verrons Dieu tel qu’il est, pource que nous serons semblables à luy 1Jean 3.2. J’ay voulu seulement donner quelque petit goust de ces sottises aux lecteurs, afin qu’ils cognussent que je me déporte de les réfuter : non pas qu’il me fust difficile, mais pour ne point estre ennuyeux en démenant propos superflus.

3.11.11

Il y a encores plus de venin en l’article où il dit que nous sommes justes avec Dieu. Je pense avoir desjà assez prouvé, encores que sa doctrine ne fust pas si pestilente qu’elle est, toutesfois qu’estant ainsi maigre et fade, n’ayant que vent et vanité, elle doit estre à bon droict rejettée comme sotte et inutile, de toutes gens craignans Dieu et de bon jugement. Mais c’est une impiété insupportable, de renverser toute la fiance de nostre salut sous ombre d’une justice double que ce resveur a voulu forger, et de nous ravir par-dessus les nuées pour nous retirer du repos de nos consciences, qui est appuyé en la mort de Jésus-Christ, et empescher que nous n’invoquions Dieu d’un courage paisible. Osiander se mocque de ceux qui disent que le mot de Justifier est prins de la façon commune de parler en justice, pour absoudre. Car il s’arreste là, qu’il nous faut estre réalement justes : et n’a rien en plus grand desdain que d’accorder que nous soyons justifiez par acceptation gratuite. Or sus, si Dieu ne justifie point en nous pardonnant et nous absolvant, que veut dire ceste sentence de sainct Paul jà souvent réitérée, que Dieu estoit en Christ réconciliant le monde à soy, n’imputant point aux hommes leurs péchez : d’autant qu’il a fait sacrifice de péché son Fils, afin que nous eussions justice en luy 2Cor. 5.19, 21. J’ay premièrement ce point résolu, que ceux qui sont réconciliez à Dieu sont réputez justes. La façon est quant et quant entrelacée, que Dieu justifie en pardonnant : comme en l’autre passage l’accusation est opposée à la justification. Dont il appert que justifier n’est autre chose, sinon quand il plaist à Dieu comme juge nous absoudre. Et de faict, quiconque sera moyennement exercé en la langue hébraïque, s’il est aussi quant et quant de sens rassis, n’ignore pas dont ceste façon de parler est tirée, et qu’elle vaut. D’avantage qu’Osiander me responde, quand sainct Paul dit que David nous descrit une justice sans œuvres par ces mots, Bienheureux sont ceux ausquels les péchez sont remis Rom. 4.7 ; Ps. 32.1 : asçavoir si ceste définition est entière ou à demi ? Certes il n’ameine pas le Prophète pour tesmoin qu’une partie de nostre justice soit située en la rémission de nos péchez, ou bien qu’elle aide ou supplée à justifier l’homme : mais il enclost toute nostre justice en la rémission gratuite, par laquelle Dieu nous accepte. En prononçant que l’homme duquel les péchez sont cachez est bienheureux, et auquel Dieu a remis les iniquitez, et auquel il n’impute point les transgressions : il estime la félicité non pas en ce qu’il soit juste réalement et de faict, mais en ce que Dieu l’avoue et le reçoit pour tel. Osiander réplique, qu’il seroit indécent à Dieu et contraire à sa nature, de justifier ceux qui de faict demeureroyent meschans. Mais il nous doit souvenir de ce que j’ay déclairé, que la grâce de justifier n’est point séparée de la régénération, combien que ce soyent choses distinctes. Mais puis qu’il est tant et plus notoire par l’expérience, qu’il y demeure tousjours quelques reliques de péché aux justes, il faut bien qu’ils soyent justifiez d’une autre façon qu’ils ne sont régénérez en nouveauté de vie. Car quant au second, Dieu commence tellement à réformer ses esleus en la vie présente, qu’il poursuyt cest œuvre petit à petit, et ne le parachève point jusques à la mort : en sorte que tousjours ils sont coulpables devant son jugement. Or il ne justifie pas en partie, mais afin que les fidèles estans vestus de la pureté de Christ, osent franchement comparoistre au ciel. Car une portion de justice n’appaiseroit pas les consciences, jusques à ce qu’il soit arresté que nous plaisons à Dieu, entant que nous sommes justes devant luy sans exception, Dont il s’ensuit que la vraye doctrine, touchant la justification, est pervertie, et du tout renversée, quand on tormente les esprits de quelques doutes, quand on esbranle en eux la fiance de salut, quand on retarde et qu’on empesche l’invocation de Dieu libre et franche, et mesmes quand on ne leur donne point repos et tranquillité avec joye spirituelle. Et c’est pourquoy sainct Paul prend argument des choses répugnantes, pour monstrer que l’héritage n’est point par la Loy : pource que s’il estoit ainsi, la foy seroit anéantie Rom. 4.14 laquelle ayant esgard aux œuvres, ne peut sinon chanceler, veu que le plus sainct du monde n’y trouvera point de quoy pour se confier. Ceste diversité de justifier et régénérer qu’Osiander confond, est très-bien exprimée par sainct Paul. Car en parlant de sa justice réale, ou de l’affection de bien vivre que Dieu luy avoit donnée (ce qu’Osiander appelle justice essencielle), il s’escrie avec gémissement, que je suis misérable et qui me délivrera de ce corps de mort Rom. 7.24. Puis ayant son refuge à la justice laquelle est fondée en la seule miséricorde de Dieu, il se glorifie d’une façon magnifique contre la mort, les opprobres, povreté, glaive et toutes afflictions : Qui est-ce, dit-il, qui accusera les esleus de Dieu, veu que luy les justifie ? Je suis du tout persuadé que rien ne nous séparera de l’amour qu’il nous porte en Jésus-Christ Rom. 8.35, 39. Il prononce haut et clair qu’il est doué d’une justice, laquelle seule luy suffit entièrement à salut devant Dieu : tellement que la misérable servitude pour laquelle il avoit déploré sa condition, ne dérogue rien à la fiance de se glorifier, et ne le peut empescher de parvenir à son but. Ceste diversité est assez notoire, voire mesmes familière à tous les saincts qui gémissent sous le fardeau de leurs iniquitez, et ce pendant ne laissent point d’avoir une fiance victorieuse pour surmonter toutes craintes et doutes. Ce qu’Osiander réplique que cela n’est point convenable à la nature de Dieu, retombe sur sa teste. Car en vestant les saincts d’une justice double, comme d’une robbe fourrée, si est-il contraint de confesser que nul ne plaist à Dieu sans la rémission des péchez. Si cela est vray, il faudra qu’il confesse pour le moins, que nous sommes réputez justes Prorata, comme on dit, de l’acceptation par laquelle Dieu nous a à gré. Or jusques où le pécheur estendra-il ceste gratuité de Dieu, laquelle fait qu’il soit tenu pour juste ne l’estant point ? sera-ce d’une once ou de toute la livre ? Certes il pendra branlant et chancelant, d’un costé et d’autre ne pouvant prendre tant de justice qu’il luy seroit nécessaire pour se confier de son salut. Mais il va bien, que ce présomptueux qui voudroit imposer loy à Dieu n’est point arbitre en ceste cause. Ce pendant, ceste sentence de David demeurera ferme, que Dieu sera justifié en ses paroles, et vaincra ceux qui le voudront condamner Ps. 51.4. Et quelle arrogance est-ce, je vous prie, de condamner le Juge souverain, quand il absoud gratuitement ? comme s’il ne lui estoit licite de faire ce qu’il a prononcé, J’auray pitié de celuy duquel je voudray avoir pitié Exo. 33.19 ? Et toutesfois l’intercession de Moyse, à laquelle Dieu respond ainsi, ne tendoit pas à ce qu’il ne pardonnast à nul : mais afin qu’il pardonnast à tous également, puis que tous estoyent coulpables. Au reste, nous enseignons que Dieu ensevelit les péchez des hommes, lesquels il justifie : pource qu’il hait le péché, et ne peut aimer sinon ceux qu’il advoue pour justes. Mais c’est une façon admirable de justifier, que les pécheurs estans couvers de la justice de Jésus-Christ, n’ayent point frayeur de jugement duquel ils sont dignes : et en se condamnant en eux-mesmes, soyent justifiez hors d’eux-mesmes.

3.11.12

Que les lecteurs aussi soyent advisez de bien penser au grand mystère qu’Osiander se vante de leur vouloir celer. Car après avoir longuement débatu, que nous n’acquérons point faveur envers Dieu par la seule imputation de la justice de Christ, voire d’autant qu’il n’a pas honte de dire qu’il seroit impossible à Dieu de tenir pour justes ceux qui ne le sont point : finalement il conclud, que Jésus-Christ ne nous a pas esté donné pour justice au regard de sa nature humaine, mais divine. Et combien que la justice ne se puisse trouver qu’en la personne du Médiateur, toutesfois qu’elle ne luy appartient pas entant qu’il est homme, mais entant qu’il est Dieu. En parlant ainsi il ne file plus une corde de deux justices comme au paravant : mais il oste du tout la vertu et office de justifier à la nature humaine de Jésus-Christ. Or il est besoin de noter par quelles raisons il combat. Sainct Paul au passage allégué dit, que Jésus-Christ nous a esté fait sagesse : ce qui ne convient selon Osiander qu’à la Parole éternelle. Dont il conclud que Jésus-Christ, entant qu’il est homme, n’est point nostre sagesse. Je respon que le Fils unique de Dieu a esté tousjours sa sagesse : mais que sainct Paul luy attribue ce tiltre en un sens divers : c’est qu’après qu’il a prins nostre chair, tous thrésors de sagesse et d’intelligence sont cachez en luy Col. 2.3. Parquoy ce qu’il avoit en son Père il le nous a manifesté. Par ainsi, le dire de sainct Paul ne se rapporte point à l’essence du Fils de Dieu, mais à nostre usage : et est très-bien approprié à sa nature humaine. Car combien que devant qu’avoir vestu nostre chair, il fust la clairté luisante en ténèbres : c’estoit toutesfois comme une clairté cachée, jusques à ce qu’il est venu en avant en nature d’homme pour estre le Soleil de justice. Pour laquelle cause il se nomme la clairté du mondé Jean 8.12. C’est aussi grande sottise à Osiander, d’alléguer que la vertu de justifier est beaucoup par-dessus la faculté des Anges et des hommes : veu que nous ne disputons point de la dignité de quelque créature, mais disons que cela dépend du décret et ordonnance de Dieu. Si les Anges vouloyent satisfaire à Dieu pour nous, ils n’y proufiteroyent de rien, pource qu’ils ne sont pas destinez ny establis à cela : mais c’a esté un office singulier à Jésus-Christ, lequel a esté assujeti à la Loy, pour nous racheter de la malédiction de la Loy Gal. 3.13. C’est aussi une trop vilene calomnie, d’accuser ceux qui cherchent leur justice en la mort et passion de nostre Seigneur Jésus, de ne retenir qu’une partie de Jésus-Christ, voire qui pis est, de faire deux dieux : pource que si on le veut croire, ils ne confessent pas que nous soyons justes par la justice de Dieu. Car je respon, combien que nous appelions Jésus-Christ : Autheur de vie, entant que par sa mort il a destruit celuy qui avoit l’empire de mort Héb. 2.14 : toutesfois nous ne le fraudons point de cest honneur quant à sa divinité : mais seulement distinguons comment la justice de Dieu parvient à nous, à ce que nous en puissions jouir. En quoy Osiander choppe trop lourdement. Mesmes nous ne nions pas que ce qui nous a esté ouvertement donné en Jésus-Christ, ne procède de la grâce et vertu secrette de Dieu : nous ne contredisons pas aussi, que la justice laquelle Jésus-Christ nous donne, ne soit la justice de Dieu venante de luy. Mais nous demeurons tousjours constans en cela, que nous ne pouvons trouver justice et vie qu’en la mort et résurrection de Jésus-Christ. Je laisse le grand amas des passages de l’Escriture, ausquels on apperçoit aisément son impudence. Comme quand il tire à son propos ce qui est souvent réitéré aux Pseaumes, qu’il plaise à Dieu secourir selon sa justice ses serviteurs. Je vous prie, y a-il quelque couleur en cela, pour monstrer que nous sommes d’une substance avec Dieu, pour estre secourus de luy ? Il n’y a non plus de fermeté en ce qu’il allègue, que la justice est proprement nommée celle par laquelle nous sommes esmeus à bien faire. Or puis qu’ainsi est que Dieu seul fait en nous le vouloir et l’exécution Phil. 2.13, il conclud que nous n’avons justice que de luy. Or nous ne nions pas que Dieu ne nous reforme par son Esprit en saincteté de vie : mais il faut considérer en premier lieu s’il fait cela directement, comme on dit : ou bien par la main ou le moyen de son Fils, auquel il a commis en dépost toute plénitude de son Esprit, afin que de son abondance il subveinst à la povreté et au défaut de ses membres. D’avantage, combien que la justice nous sourde de la majesté de Dieu, comme d’une source cachée, si n’est-ce pas à dire que Jésus-Christ, lequel s’est sanctifié pour nous Jean 17.19 en sa chair, ne soit nostre justice que selon sa divinité. Ce qu’il ameine outre plus est autant frivole, asçavoir que Jésus-Christ luy-mesme a esté juste de justice divine, pource que si la volonté du Père ne l’eust incité, il n’eust point satisfait à la charge qui luy estoit commise. Car combien qu’il ait dit ailleurs, que tous les mérites de Christ descoulent de la pure gratuité de Dieu, comme les ruisseaux de leur fontaine : toutesfois cela ne fait rien pour la fantasie d’Osiander, dont il esblouit les yeux des simples et des siens. Car qui sera celuy si mal advisé de luy accorder, puis que Dieu est la cause et principe de nostre justice, que nous sommes essenciellement justes, et que l’essence de la justice de Dieu habite en nous ? Isaïe dit que Dieu en rachetant son Eglise a vestu sa justice comme un harnois : a-ce esté pour despouiller Jésus-Christ de ses armes qu’il luy avoit données, pour estre parfait Rédempteur ? Mais le sens du Prophète est clair, que Dieu n’a rien emprunté d’ailleurs pour accomplir une telle œuvre, et qu’il n’a point esté aidé du secours d’autruy Esaïe 49.17. Ce que sainct Paul a briefvement déclairé par autres mots : c’est qu’il nous a donné salut pour démonstrer sa justice Rom. 3.25. Ce pendant il ne renverse pas ce qu’il dit ailleurs, que nous sommes justes par l’obéissance d’un homme Rom. 5.19. En somme, quiconque entortille deux justices pour empescher que les povres âmes ne se reposent en la seule et pure miséricorde de Dieu, fait une couronne d’espines à Jésus-Christ pour se mocquer de luy.

3.11.13

Toutesfois, pource que la pluspart des hommes imaginent une justice meslée de la foy et des œuvres, monstrons aussi devant que passer outre que la justice de foy diffère tellement de celle des œuvres, que si l’une est establie l’autre est renversée. L’Apostre dit qu’il a réputé toutes choses comme fiente pour gaigner Christ : et estre trouvé en luy n’ayant point sa propre justice, qui est de la Loy, mais celle qui est de la foy en Jésus-Christ, asçavoir la justice qui est de Dieu par foy Phil. 3.8-9. Nous voyons yci qu’il les comparage comme choses contraires : et monstre qu’il faut que celuy qui veut obtenir la justice de Christ, abandonne la siene propre. Pourtant en un autre lieu il dit, que cela a esté cause de la ruine des Juifs : que voulans dresser leur propre justice, ils n’ont point esté sujets à celle de Dieu Rom. 10.3. Si en dressant nostre propre justice nous rejettons celle de Dieu : pour obtenir la seconde, il faut que la première soit du tout abolie. C’est aussi ce qu’il entend disant que nostre gloire n’est pas excluse par la Loy, mais par la foy Rom. 3.26. Dont il s’ensuyt que tant qu’il nous demeure quelque goutte de justice en nos œuvres, nous avons quelque matière de nous glorifier. Parquoy si la foy exclud tout glorifiement, la justice de foy ne peut nullement consister avec celles des œuvres. Il démonstre cela si clairement au chapitre IV aux Romains, qu’il ne laisse lieu à aucune caviliation : Si Abraham, dit-il, a esté justifié par ses œuvres, il a de quoy se glorifier : puis il adjouste. Or est-il ainsi qu’il n’a de quoy se glorifier devant Dieu Rom. 4.2 : il s’ensuyt doncques qu’il n’est point justifié par ses œuvres. Il use après d’un autre argument, disant, Quand le loyer est rendu aux œuvres, cela ne se fait point de grâce, mais selon le devoir. Or la justice est donnée à la foy par grâce : il s’ensuyt doncques que cela ne vient point du mérite des œuvres. C’est doncques une folle fantasie de penser que la justice consiste en la foy et aux œuvres ensemble.

3.11.14

Les Sophistes, ausquels il ne chaut de dépraver l’Escriture, et qui se baignent à caviller, pensent avoir une eschappatoire bien subtile, en exposant que les œuvres dont parle sainct Paul, sont celles qui se font par les hommes non régénérez, lesquels présument de leur franc arbitre. Ainsi ils disent que cela n’appartient de rien aux bonnes œuvres des fidèles, qui se font par la vertu du sainct Esprit. Ainsi selon eux, l’homme est justifié tant par la foy que par les œuvres, moyennant que les œuvres ne soyent point propres à luy, mais dons de Christ, et fruits de la régénération. Car ils disent que sainct Paul a dit cela seulement pour convaincre les Juifs, qui estoyent trop fols et arrogans, de penser acquérir justice par leur vertu et force, veu que le seul Esprit de Christ la nous donne, et non pas le mouvement de nostre franc arbitre. Mais ils ne regardent pas que sainct Paul en un autre lieu, opposant la justice de la Loy avec celle de l’Evangile, exclud toutes œuvres, de quelque tiltre qu’on les orne ou pare. Car il dit que la justice de la Loy est, que celuy qui fera le contenu, sera sauvé : que la justice de la foy est, croire que Jésus-Christ est mort et ressuscité Rom. 10.5, 9. D’avantage, nous verrons ci-après que ce sont divers bénéfices de Christ, Sanctification et Justice. Dont il s’ensuyt, quand on attribue à la foy la vertu de justifier, que les œuvres mesmes spirituelles ne vienent point en conte. Qui plus est, sainct Paul en disant qu’Abraham n’a de quoy se glorifier envers Dieu, veu qu’il ne peut estre juste par ses œuvres, ne restreint point cela à une apparence ou quelque lustre extérieur de justice, ou à une présomption qu’eust eu Abraham de son franc arbitre : mais combien que la vie de ce sainct Patriarche ait esté presque angélique, toutesfois qu’il n’a peu avoir mérites lesquels luy acquissent justice devant Dieu.

3.11.15

Les théologiens sorboniques sont un peu plus lourds en meslant leurs préparations. Toutesfois ces renards dont j’ay parlé, abusent les simples d’une resverie aussi meschante, ensevelissans sous la couverture de l’Esprit et de grâce la miséricorde de Dieu, laquelle seule pouvoit appaiser les povres consciences craintives. Or nous confessons avec sainct Paul, que ceux qui gardent la Loy sont justifiez devant Dieu : mais pource que nous sommes bien loing de telle perfection, nous avons à conclurre que les œuvres qui nous devoyent valoir pour acquérir justice, ne nous servent de rien, pource que nous en sommes desnuez. Quant est des Sorboniques, ils s’abusent doublement : c’est qu’ils appellent Foy, une certitude d’attendre la rémunération de Dieu pour leurs mérites, et que par le nom de Grâce, ils n’entendent point le don de justice gratuite que nous recevons : mais l’aide du sainct Esprit, pour bien et sainctement vivre. Ils lisent en l’Apostre, que celuy qui approche de Dieu, doit croire qu’il est rémunérateur de ceux qui le cherchent Héb. 11.6 : mais ils ne voyent point quelle est la manière de le chercher, laquelle nous démonstrerons tantost. Qu’ils s’abusent en ce mot de Grâce, il appert de leurs livres. Car leur maistre des sentences expose la justice que nous avons par Christ, en double manière. Premièrement, dit-il, la mort de Christ nous justifie, quand elle engendre en nos cœurs charité, par laquelle nous sommes faits justes. Secondement, entant que par icelle le péché est esteint, sous lequel le diable nous tenoit captifs : tellement qu’il ne nous peut surmonter maintenant[a]. Nous voyons qu’il ne considère la grâce de Dieu que jusques-là, entant que nous sommes conduits à bonnes œuvres par la vertu du sainct Esprit. Il a voulu ensuyvre l’opinion de sainct Augustin : mais il la suyt de bien loing, et mesmes se destourne grandement de la droicte imitation. Car ce qui estoit dit clairement par ce sainct homme, il l’obscurcit : et ce qui estoit un petit entaché de vice, il le corrompt du tout. Les escholes sorboniques sont tousjours allées de mal en pis, jusques à ce qu’elles sont en la fin trébuschées en l’erreur de Pélagius. Combien encores que nous ne devons du tout recevoir la sentence de sainct Augustin : ou pour le moins la façon de parler n’est pas propre. Car combien qu’il despouille très-bien l’homme de toute louange de Justice, et l’attribue toute à Dieu, néantmoins il réfère la grâce à la sanctification dont nous sommes régénérez en nouveauté de vie.

[a] Sent., lib. III, dist. XVI, cap. XI.

3.11.16

Or l’Escriture parlant de la justice de foy, nous meine bien ailleurs : c’est qu’elle nous enseigne de nous destourner du regard de nos œuvres, pour regarder seulement la miséricorde de Dieu, et la parfaite saincteté de Christ. Car elle nous monstre cest ordre de justification, que du commencement Dieu reçoit le pécheur de sa pure et gratuite bonté, ne regardant rien en luy dont il soit esmeu à miséricorde, que la misère : d’autant qu’il le voit desnué entièrement et vuide de bonnes œuvres : et pourtant il prend de soy-mesme la cause de luy bien faire. En après il touche le pécheur du sentiment de sa bonté, afin que se desfiant de tout ce qu’il a, il remette toute la somme de son salut en ceste miséricorde qu’il luy fait. Voylà le sentiment de foy, par lequel l’homme entre en possession de son salut, quand il se recognoist par la doctrine de l’Evangile estre réconcilié à Dieu, entant que par le moyen de la justice de Christ ayant obtenu rémission de ses péchez, il est justifié. Et combien qu’il soit régénéré par l’Esprit de Dieu, si ne se repose-il pas sur les bonnes œuvres lesquelles il fait : mais est asseuré que sa justice perpétuelle gist en la seule justice de Christ. Quand toutes ces choses auront esté espluchées particulièrement, ce que nous tenons de ceste matière sera facilement expliqué, Combien qu’elles seront mieux digérées, si nous les mettons en autre ordre que nous ne les avons proposées : Mais il n’en peut guères chaloir, moyennant qu’elles soyent tellement déduites, que toute la chose soit bien entendue.

3.11.17

Il nous faut yci souvenir de la correspondance que nous avons mise ci-dessus entre la foy et l’Evangile. Car nous disons que la foy justifie, d’autant qu’elle reçoit la justice offerte en l’Evangile. Or si en l’Evangile la justice nous est offerte, par cela est forclose toute considération des œuvres. Ce que sainct Paul monstre souventesfois : mais principalement en deux lieux. Car en l’Epistre aux Romains, comparant la Loy avec l’Evangile, il parle ainsi, La justice qui est de la Loy, dit-il, est que quiconques fera le commandement de Dieu, vivra : mais la justice de foy dénonce salut à celuy qui croira de cœur, et confessera de bouche Jésus-Christ, et que le Père l’a ressuscité des morts Rom. 10.5, 9. Ne voyons-nous pas bien qu’il met ceste différence entre la Loy et l’Evangile, que la Loy assigne la justice aux œuvres : l’Evangile la donne gratuitement, sans avoir esgard aux œuvres ? C’est certes un lieu notable, et qui nous peut despescher de beaucoup de difficultez. Car c’est beaucoup fait, si nous entendons que la justice qui nous est donnée en l’Évangile, soit délivrée des conditions de la Loy. C’est la raison pourquoy il oppose tant souvent la Loy et la promesse, comme choses répugnantes. Si l’héritage, dit-il, vient de la Loy, ce n’est point de la promesse Gal. 3.18 : et autres sentences semblables qui sont au mesme chapitre. Il est certain que la Loy a aussi ses promesses. Il faut doncques que les promesses de l’Evangile ayent quelque chose de spécial et divers : si nous ne voulons dire que la comparaison soit inepte. Or que sera-ce, sinon qu’elles sont gratuites, et appuyées sur la seule miséricorde de Dieu : comme ainsi soit que les promesses légales dépendent de la condition des œuvres ? Et ne faut point que quelqu’un gergonne yci, que sainct Paul ait simplement voulu réprouver la justice que les hommes présument d’apporter à Dieu de leur franc arbitre, et de leurs forces naturelles : veu que sainct Paul sans exception prononce que la Loy n’a rien proufité en commandant, veu que nul ne l’accomplit non-seulement du vulgaire, mais des plus parfaits. Certes la dilection est le principal article de la Loy, veu que Christ nous forme et induit à icelle : pourquoy doncques ne sommes-nous justes en aimant Dieu et nos prochains, sinon que la dilection est tant débile et imparfaite aux plus saincts, qu’ils ne méritent point d’estre prisez ou acceptez de Dieu ?

3.11.18

Le second passage est cestuy-ci, Que nul ne soit justifié devant Dieu par la Loy, il appert : car le juste vivra de foy. Or la Loy n’est pas selon la foy : car elle dit, Qui fera les choses commandées, vivra en icelles Gal. 3.12. Comment l’argument consisteroit-il, sinon qu’il fust résolu premièrement que les œuvres ne vienent point en conte, mais qu’il les faut mettre en un rang à part ? La Loy, dit-il, est diverse de la foy. En quoy cela ? Il adjouste que c’est d’autant qu’elle requiert les œuvres pour justifier l’homme. Il s’ensuyt doncques que les œuvres ne sont point requises, quand l’homme doit estre justifié par foy. Il est notoire de ce que l’un est ainsi opposé à l’autre, que celuy qui est justifié par foy est justifié sans aucun mérite de ses œuvres : et mesmes hors de tout mérite. Car la foy reçoit la justice que présente l’Evangile : et est dit que l’Evangile en cela est différent d’avec la Loy, pource qu’il ne lie point la justice aux œuvres, mais la colloque en la seule miséricorde de Dieu. C’est une semblable déduction dont il use en l’Epistre aux Romains : qu’Abraham n’a point matière de se glorifier, entant que la foy luy a esté imputée à justice Rom. 4.2. Et adjouste conséquemment la raison : que lors la justice de la foy a lieu, quand il n’y a nulles œuvres ausquelles aucun loyer soit deu. Là où sont les œuvres, dit-il, le loyer est rendu comme deu : ce qui est donné à la foy, est gratuit. Ce qui s’ensuyt après, aussi bien tend a un mesme but, asçavoir que nous obtenons l’héritage céleste par foy, afin que nous entendions qu’il nous vient de grâce. Il infère que l’héritage céleste est gratuit, d’autant que nous le recevons par foy. Pourquoy cela, sinon pource que la foy sans avoir aucun appuy sur les œuvres, se repose du tout sur la miséricorde de Dieu ? Il n’y a doute qu’en ce mesme sens il ne dise ailleurs, que la justice de Dieu a esté manifestée sans la Loy, combien qu’elle ait tesmoignage de la Loy et des Prophètes Rom. 3.21. Car en excluant la Loy, il entend que nous ne sommes point aidez par nos mérites, et n’acquérons point justice par nos bienfaits : mais qu’il nous faut présenter vuides et indigens pour la recevoir.

3.11.19

Maintenant les lecteurs peuvent veoir de quelle équité usent aujourd’huy les Sophistes en cavillant nostre doctrine : c’est où nous disons que l’homme est justifié par la seule foy. Ils n’osent pas nier que l’homme ne soit justifié par foy, voyant que l’Escriture le dit tant souvent : mais pource que ce mot Seule, n’y est point exprimé, ils nous reprochent qu’il est adjouste du nostre. Si ainsi est, que respondront-ils à ces paroles de sainct Paul, où il argue que la justice n’est point de la foy, sinon qu’elle soit gratuite ? comment conviendra ce qui est gratuit avec les œuvres ? Et par quelle calomnie pourront-ils se desvelopper de ce qu’il dit ailleurs, que la justice de Dieu est manifestée en l’Evangile Rom. 1.17 ? Si elle y est manifestée, ce n’est pas à demi, ne pour quelque portion : mais plene et parfaite. Il s’ensuyt doncques que la Loy en est excluse. Et de faict, non-seulement leur tergiversation est fausse mais du tout ridicule, quand ils disent que nous adjoustons du nostre, en disant la seule foy. Car celuy qui oste toute vertu de justifier aux œuvres, ne l’attribue-il pas entièrement à la foy ? Que veulent dire autre chose ces locutions de sainct Paul, Que la justice nous est donnée sans la Loy : Que l’homme est gratuitement justifié sans aide de ses œuvres Rom. 3.21, 23 ? Ils ont yci un subterfuge bien subtil, c’est que les œuvres cérémoniales par cela sont excluses, et non pas les œuvres morales. Ce qui est très inepte, jà soit qu’ils le tienent d’Origène et aucuns autres anciens. Ils proufitent tellement en abbayant sans cesse en leur escholes, qu’ils ne sçavent pas les premiers rudimens de Dialectique. Pensent-ils que l’Apostre soit hors du sens, en amenant ces tesmoignages pour approuver sa sentence ? Qui fera ces choses, vivra en icelles. Item, Maudit sera l’homme qui n’accomplira toutes les choses yci escrites Gal. 3.10, 12 ; Deut. 27.26. Mais s’ils ne sont du tout enragez, ils ne diront pas que la vie éternelle soit promise à ceux qui observent les cérémonies, et qu’il n’y ait que les transgresseurs d’icelles maudits. S’il faut entendre ces passages de la Loy morale : il n’y a nulle doute que les œuvres morales sont excluses de pouvoir justifier. Les raisons dont ils usent, tendent à une mesme fin : comme quand il dit, Si la cognoissance de péché vient de la Loy Rom. 3.20 : la justice n’en vient pas. La Loy engendre ire de Dieu Rom. 4.15 : elle ne nous apporte point doncques de salut. Item, Puis que la Loy ne peut asseurer les consciences, elle ne peut donner justice. Item, Puis que la foy est imputée à justice, ce n’est pas pour salaire des œuvres que la justice nous est donnée : mais c’est don de Dieu gratuit. Item, Si nous sommes justifiez par foy, toute gloire est abatue. Item, Si la Loy nous pouvoit vivifier, nous aurions justice en icelle : mais Dieu a enclos toutes créatures sous péché, afin de donner le salut promis aux croyans Gal. 3.21-22. Qu’ils allèguent, s’ils osent, cela estre dit des cérémonies, et non pas des œuvres morales : mais les petis enfans se mocqueroyent de leur impudence. Que cela doncques demeure résolu, que quand la vertu de justifier est ostée à la Loy, il faut entendre la Loy universelle.

3.11.20

Or si quelqu’un s’esmerveille pourquoy l’Apostre a voulu adjouster les œuvres de la Loy, n’estant point content de dire simplement Les œuvres : nous avons la response en main. Car à ce que les œuvres soyent en quelque pris, elles prenent leur estime plustost de ce qu’elles sont approuvées de Dieu, que de leur propre dignité. Car qui osera se vanter de quelque justice envers Dieu, sinon qu’elle soit acceptée de luy ? Et qui osera luy demander aucun loyer, sinon qu’il l’ait promis ? C’est doncques de la bénéficence de Dieu que les œuvres seront dignes du tiltre de justice, et auront loyer, si aucunement elles en peuvent estre dignes. Et de faict, toute la valeur des œuvres est fondée en ce point, quand l’homme tend par icelles de rendre obéissance à Dieu. Pourtant l’Apostre voulant prouver en un autre lieu, qu’Abraham ne pouvoit estre justifié par ses œuvres, allègue que la Loy a esté publiée environ quatre cens ans après que l’alliance de grâce luy avoit esté donnée Gal. 3.17. Les ignorans se mocqueroyent de cest argument, pensans qu’il y pouvoit bien avoir des bonnes œuvres devant que la Loy fust publiée. Mais pource qu’il sçavoit bien que les œuvres n’ont autre dignité, qu’entant qu’elles sont acceptées de Dieu : il prend cela comme une chose notoire, qu’elles ne pouvoyent justifier devant que les promesses de la Loy fussent données. Nous voyons pourquoy nommément il exprime les œuvres de la Loy, voulant oster aux œuvres la faculté de justifier : asçavoir pource qu’il n’y pouvoit avoir controversie que d’icelles. Combien qu’aucunesfois simplement et sans addition il exclud toutes œuvres ; comme quand il dit que David attribue la béatitude à l’homme auquel Dieu a imputé justice sans aucunes œuvres Rom. 4.6. Ils ne peuvent doncques faire par toutes leurs cavillations que nous ne retenions la diction exclusive en sa généralité. C’est aussi en vain qu’ils cherchent une autre subtilité, c’est qu’ils disent que nous sommes justifiez par la seule foy, laquelle œuvre par charité : voulans par cela signifier que la justice est appuyée sur charité. Nous confessons bien avec sainct Paul, qu’il n’y a autre foy qui justifie sinon celle qui est conjoincte avec charité Gal. 5.6. Mais elle ne prend point de charité la vertu de justifier : mesmes elle ne justifie pour autre raison, sinon qu’elle nous introduit en la communication de la justice de Christ. Autrement seroit renversé l’argument de l’Apostre, lequel il poursuyt tant vivement, quand il dit qu’à celuy qui besongne, le loyer n’est pas imputé selon la grâce, mais selon la debte Rom. 4.4. Au contraire, à celuy qui ne besongne point, mais qui croit en celuy qui justifie l’inique, la foy est imputée ù justice. Pourroit-il parler plus clairement qu’en disant cela ? C’est qu’il n’y a nulle justice de foy, sinon quand il n’y a nulles œuvres ausquelles soit deu aucun loyer : et que lors finalement la foy est imputée à justice, quand la justice nous est donnée par grâce, non deue.

3.11.21

Maintenant regardons si ce qui a esté dit en la définition par nous mise, est vray : c’est que la justice de foy n’est autre chose que réconciliation avec Dieu, laquelle consiste en la rémission des péchez. Il nous faut tousjours revenir à ceste maxime : c’est que l’ire de Dieu est préparée à tous ceux qui persistent d’estre pécheurs. Ce qu’Isaïe a bien déclairé parlant ainsi, La main de Dieu n’est point accourcie, qu’il ne nous puisse sauver : et son aureille n’est point estoupée, qu’il ne nous puisse ouyr. Mais nos iniquitez ont fait un divorce entre luy et nous : et nos péchez ont destourné sa face de nous à ce qu’il ne nous exauce point Esaïe 59.1. Nous oyons que le péché est une division entre Dieu et l’homme, et destourne la face de Dieu du pécheur. Et de vray il ne se peut autrement faire : car c’est une chose qui ne convient nullement à sa justice, d’avoir alliance avec le péché. Pour laquelle cause sainct Paul dit que l’homme est ennemy de Dieu, jusques à ce qu’il soit restitué en sa grâce par Christ Rom. 5.10. Celuy doncques que Dieu reçoit en amour, est dit estre justifié : pource qu’il ne peut recevoir personne pour estre conjoinct avec soy, que de pécheur il ne le face juste. Nous adjoustons que cela est fait par la rémission des péchez. Car si on considère ceux qui sont réconciliez à Dieu selon leurs œuvres, on les trouvera pécheurs : et néantmoins il faut qu’ils soyent du tout purs et nets de péché. Il appert doncques que ceux que Dieu reçoit en grâce ne sont autrement faits justes, sinon qu’ils sont purifiez, entant que leurs macules sont effacées par la rémission que Dieu leur fait, tellement qu’une telle justice se peut en un mot appeler Rémission des péchez.

3.11.22

L’un et l’autre est très-bien déclairé par ces paroles de sainct Paul que j’ay amenées ci-dessus, où il dit que Dieu estoit en Christ, se réconciliant le monde, n’imputant point aux hommes leurs fautes : et nous a commis la parole de réconciliation. Après il adjouste la somme de son ambassade : c’est que celuy qui estoit pur et net de péché, a esté fait péché pour nous 2Cor. 5.19-21 : c’est-à-dire sacrifice sur lequel tous nos péchez ont esté transférez, afin que nous fussions justes en luy devant Dieu. Il nomme indifféremment Justice et Réconciliation en ce passage : tellement que nous entendons l’un estre contenu sous l’autre. La manière d’obtenir ceste justice est aussi expliquée, quand il dit qu’elle gist en ce que Dieu ne nous impute point nos péchez. Pourtant que nul ne demande plus comment c’est que Dieu nous justifie, quand sainct Paul dit expressément que c’est entant qu’il nous réconcilie à soy, ne nous imputant point nos péchez. Comme aussi en l’épistre aux Romains, il prouve que justice est imputée à l’homme sans les œuvres, par le tesmoignage de David : pource qu’il prononce l’homme bienheureux duquel les iniquitez sont remises, duquel les péchez sont cachez, et auquel les fautes ne sont point imputées Rom. 4.6. Il n’y a point de doute que David n’ait signifié Justice par le nom de Béatitude. Puis qu’il afferme qu’elle consiste en rémission des péchez, il n’est jà mestier que nous la définissions autrement. Pourtant Zacharie père de Jehan-Baptiste constitue la cognoissance de salut en la rémission des péchez Luc 1.77. Suyvant laquelle reigle sainct Paul conclud la prédication qu’il fit aux Antiochiens, de la somme de leur salut, en ceste manière : Par Jésus-Christ la rémission des péchez vous est annoncée : et de toutes les choses dont vous ne pouviez estre justifiez par la loy de Moyse, quiconque croit en luy est justifiée Actes 13.38. Il conjoinct tellement la justice avec la rémission des péchez, qu’il monstre que c’est une mesme chose. C’est doncques à bon droict qu’il argue tousjours la justice que nous obtenons par la bonté de Dieu, estre gratuite. Et ne doit ceste forme de parler sembler nouvelle quand nous disons que les fidèles sont justes devant Dieu, non point par leurs œuvres, mais par acception gratuite : veu que l’Escriture en use tant souvent, et que les anciens Docteurs mesmes parlent quelque fois ainsi ; comme sainct Augustin, quand il dit que la justice des saincts durant ceste vie consiste plus en la rémission des péchez qu’en perfection de vertu[b], à quoy respondent ces belles sentences de sainct Bernard, que la justice de Dieu est de ne point pécher : la justice de l’homme est l’indulgence et pardon qu’il obtient de Dieu. Item, que Christ nous est justice, nous faisant absoudre : et qu’il n’y a autres justes, sinon ceux qui sont receus à merci[c].

[b] De civitate Dei, lib. XIX, cap. XXVII.
[c] Serm. XXI, XXII, In Cantic.

3.11.23

De cela aussi il s’ensuyt bien que c’est par le seul moyen de la justice de Christ que nous sommes justifiez devant Dieu : ce qui vaut autant comme qui diroit, l’homme n’estre pas juste de soy-mesme : mais pource que la justice de Christ luy est communiquée par imputation ; ce qui est une chose digne d’estre diligemment observée. Car ainsi s’esvanouit ceste fantasie, de dire que l’homme soit justifié par foy, entant que par icelle il reçoit l’Esprit de Dieu, duquel il est rendu juste. Ceci est fort contraire à la doctrine ci-dessus mise : car il n’y a nulle doute que celuy qui doit chercher justice hors de soy-mesme, ne soit desnué de la siene propre. Or cela est clairement monstré de l’Apostre, quand il dit que celuy qui estoit innocent a soustenu nos forfaits, estant présenté en sacrifice pour nous afin que fussions en luy justes devant Dieu 2Cor. 5.21. Nous voyons qu’il met nostre justice en Christ, non pas en nous : que la justice ne nous appartient d’autre droict, sinon en ce que nous sommes participans de Christ : car en le possédant, nous possédons avec luy toutes ses richesses. Et ne répugne rien à cela ce qu’il dit en un autre lieu, que le péché a esté condamné de péché en la chair de Christ, afin que la justice de Dieu fust accomplie en nous Rom. 8.3-4. Où il ne signifie autre accomplissement que celuy que nous obtenons par imputation. Car le Seigneur Jésus nous communique en telle sorte sa justice, que par une vertu inénarrable elle est transférée en nous, entant qu’il appartient au jugement de Dieu. Qu’il n’ait voulu autre chose dire, il appert de la sentence qu’il avoit mise un peu au paravant : c’est que comme par la désobéissance d’un nous sommes constituez pécheurs, aussi par l’obéissance d’un nous sommes justifiez Rom. 5.19. Qu’est-ce autre chose, de colloquer nostre justice en l’obéissance de Christ, sinon affermer que nous sommes justes parce que l’obéissance de Christ nous est alloée, et receue en payement comme si elle estoit nostre ? Pourtant il me semble que sainct Ambroise a très-bien prins l’exemple d’icelle justice en la bénédiction de Jacob[d] : c’est que comme Jacob, n’ayant point mérité de soy-mesme la primogéniture, estant caché sous la personne de son frère : et vestu de sa robbe, laquelle rendoit bonne odeur, s’est insinué à son père pour recevoir la bénédiction en la personne d’autruy : ainsi qu’il nous faut cacher sous la robbe de Christ nostre frère premier-nay, pour avoir tesmoignage de justice devant la face de nostre Père céleste. Et certes c’est la pure vérité. Car pour comparoistre devant Dieu en salut, il faut que nous sentions bon de sa bonne odeur, et que nos vices soyent ensevelis de sa perfection.

[d] De Jacobo et vita beata, lib. II.

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