Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 14
Les ministres bannis et leurs successeurs à Genève

(Fin de 1538)

11.14

Dérèglements – Calvin et Farel vont à Berne – Ils se rendent à Bâle – L’accueil qu’ils reçoivent – Ils se justifient – Ils hésitent sur le choix d’un poste – Bâle et Strasbourg se disputent Calvin – Farel est appelé à Neuchâtel – Calvin se fixe à Strasbourg – Mort de Courault – Douleur de Calvin – Les nouveaux ministres de Genève – Ce qu’en pensait Calvin – Mécontentements – Accusations – Les plaintes étaient fondées – Calvin écrit aux chrétiens de Genève – Ses conseils – Farel écrit aussi – Sa vive tristesse

Les réformateurs se mirent en route pour Berne. Calvin respirait enfin, mais non sans tristesse ; car s’il se sentait libre, comme sur de restaurantes hauteurs, il voyait Genève enfoncé dans les bas-fonds. C’était pour remplir un devoir sacré qu’il avait fait un dernier effort. Il n’avait pas réussi. « On peut voir maintenant par l’expérience que nous venons de faire, disait-il, que ce n’était pas une crainte illusoire qui nous animait quand, pressés (à Zurich) par l’autorité de l’Église, nous ne pouvions pourtant consentir que fort à contre cœur à rentrer dans ce labyrinthe. Maintenant nous en voilà quittes. Nous avons satisfait au désir de tous les hommes pieux, quoique nous n’ayons rien obtenu, si ce n’est peut-être que le mal est devenu deux fois, trois fois plus violenta. Satan triompha à Genève et dans toute la France de notre premier bannissement, mais ce refus de nous recevoir n’a pas peu augmenté sa présomption et celle de ses membres. Il est incroyable avec quelle licence, quelle insolence, les impies se jettent maintenant dans tous les vices ; avec quelle effronterie ils insultent aux serviteurs de Christ, avec quelle violence ils se moquent de l’Évangile. C’est là une calamité qui nous est excessivement douloureuse… » Puis s’adressant à Bullinger et à tous les ministres de Zurich, il leur disait : « Demandez au Seigneur avec nous, frères bien-aimés, par de sérieuses prières, que bientôt il se lèveb. » Il est possible que les rapports faits à Calvin fussent un peu exagérés, que ses expressions fussent un peu vives, mais il n’y a pas de doute que l’état de Genève ne fût alors extrêmement critique : « Il n’y avait que confusion, dit Rozet. Les citoyens se licenciaient à impureté danses, jeux et ivrognerie. Ceux qui se lamentaient de ces choses étaient notés au doigt, marqués et haïs. La prédication ne peut faire fruit au milieu de tels désordresc. » Le syndic Gautier, qui est avant tout gouvernemental et qui blâme Calvin de n’avoir pas reconnu que le premier fondement de toutes les sociétés est la subordination et l’obéissance que les pasteurs doivent aux magistrats comme les autres, examinant si les plaintes de Calvin étaient justes, prononce la sentence qui suit : « Calvin avait raison s’il avait égard aux mœurs déréglées de ses adversaires, à leur amour pour le libertinage et l’indépendance ; mais il se trompait assurément s’il les regardait comme ennemis de Dieu pour avoir voulu conserver les quatre fêtes principales et introduire l’usage des azymesd. » C’est aussi notre avis.

a – « Nisi forte quod duplo aut triplo malum, quam antea, deterius recruduit. » (Cal. Bulling. Henry, p. 53.) Calvin, Opp. X, 207.

b – « Ut mature exsurgat » (Ibid. p. 54.) Calvin, Opp., X, 208.

c – Chronique msc. de Genève, 1. IV, ch. 15, 22, 26.

d – Gautier. Histoire msc. de Genève, l. VI.

Arrivés à Berne, Calvin et Farel trouvèrent leurs amis fort étonnés de ce qui s’était passé. Ceux-ci leur dirent que, si on ne les voulait pas à Genève, on les retiendrait à Berne : « Vous seriez impardonnables, ajoutèrent-ils, si vous vous refusiez à une telle vocatione. » Être à Berne avec Kunz, c’eût été consacrer sa vie à d’éternelles discordes. Ils avaient hâte de partir. Toutefois, ils tenaient à remercier le Sénat de sa conduite à leur égard ; ils lui demandèrent à cet effet une audience. On les renvoya au jour suivant. Se rappelant tous les délais de leur récent séjour, craignant de se voir enlacés par des demandes qu’ils ne pourraient accorder, croyant avoir rempli leurs devoirs envers le Conseil par la requête qu’ils lui avaient adressée, ils partirent pour Bâle. Ils n’y arrivèrent pas sans avoir couru quelque danger. Ils devaient traverser une rivière, on a cru que c’était l’Aar : l’un d’eux fut presque emporté par les flots impétueux, que la pluie avait grossis : « Toutefois, écrivit Calvin à Viret, la rivière a été plus tendre à notre égard que ne l’ont été les hommes. Ceux-ci avaient décidé, contre tout droit et toute raison, de nous contraindre à faire ce voyage, même à pied, tandis que le Seigneur, dans sa miséricorde, nous y a préservés de tout mal. » Il paraît, d’après le post-scriptum de cette lettre, que ce fut à cheval que Farel et Calvin traversèrent les eaux. On ignore lequel des deux courut risque d’être noyé. Ils arrivèrent à Bâle percés jusqu’aux os par la pluie et presque morts de fatigue.

e – « Nos nullæ fere veniæ dignos, si tam justam vocationem abnueremus. » (Calvin à Viret. Bibliothèque de Genève. Calvin, Opp., X, 202.)

Calvin trouva à Bâle un ami précieux, Grynée. Déjà, pendant que les deux réformateurs étaient à Berne, il leur avait écrit : « J’espère que par votre douceur chrétienne et votre humilité vous vaincrez tous les adversaires et ôterez aux ennemis de votre Évangile toute occasion de le calomnier. Oh ! que les yeux qui étincellent du feu de Satan soient abaissés et que l’ardeur dont on est enflammé contre votre ministère soit éteintef. Travaillez, travaillez, mes frères bien-aimés (optima ac sanctissima pectora), cœurs très bons et très saints ; soyons prêts à combattre, étant revêtus de toutes les armes de la milice chrétienne, prêts et disposés, surtout dans ce temps où l’iniquité prévaut, à nous conduire avec une grande fidélité. Remettons-nous à l’œuvre du Seigneur avec une âme invincible. Non, la haine de ceux qui se montrent eux-mêmes dans cette affaire si dignes de haine ne remportera pas la victoire. Quant à nous, nous sommes de ceux qui pouvons prier pour nos ennemis, à plus forte raison les supporter et les embrasser. Que les jugements insensés du peuple, que la crainte folle et futile de l’opinion populaire ne vous ébranlent point. Gouvernez, protégez cette Église qui menace ruine par votre courage et votre persévérance. Oh ! quelle fonction glorieuse vous remplirez ! Qu’elle sera solide et véritable la louange que vous mériterez si, vous oubliant complètement dans cette cause, vous ne regardez qu’à Jésus Christ seul ! »

f – « O scintillantes igne Satanæ oculos et accensum studium in vestrum ministerium dejicendum. » (Gryneus Calvino et Farello.) Calvin, Epp., X, 196.

On peut comprendre avec quelle affection Grynée et ses amis reçurent les deux frères bannis « pour la grande fidélité qu’ils avaient montrée dans ce temps où prévalait l’iniquité. » Grynée avait déjà invité le réformateur, lorsqu’il était encore à Genève, à venir chez lui plutôt que de se courber sous le joug qu’on voulait lui imposer : « Nous te reconnaissons avec joie, lui disait-il plus tard, comme notre frère dans le Seigneur, et nous t’embrassons comme un excellent ornement de notre Égliseg. » Calvin demeura donc à Bâle chez Grynée, où il trouva la plus fraternelle hospitalité ; Farel demeura chez le célèbre imprimeur Oporin.

g – « Pro eximio monumento Ecclesiæ nostrae complectimus. » (Gryneus Calvino, 1540.)

Calvin et Farel supportaient leur grande épreuve avec beaucoup de patience et de douceur, pardonnant à leurs ennemis, priant pour eux, cherchant à éviter tout ce qui pouvait procurer quelque chagrin à leurs frères. Viret désirait fort les voir, et prendre part à leurs tribulations. « Tu sais bien, lui ré pondit Calvin, que rien de plus heureux ne pourrait nous arriver en ce moment où nous sommes que de nous entretenir quelques instants avec toi. Mais le danger auquel t’exposerait ce voyage nous arrête ; tu en recueillerais plus de haine que nous de joie. » Ainsi Calvin avant que de penser à lui-même pensait à ses amis. Il paraît pourtant que Viret le vit à Bâleh, sans doute plus tard. Calvin voulait éloigner tout ce qui pouvait amener inutilement quelque dispute. « Je t’en prie, mon cher frère, disait-il à Farel, applique-toi dans ces temps mauvais à conserver tout ce que l’on peut tolérer. Il ne faut pas que nos frères se disputent touchant les cérémonies avec tant d’obstination. Soyons libres, mais soyons les esclaves de la concorde et de la paixi. Ce que j’ai avant tout à cœur, lui disait-il encore, c’est de ne pas faire naître de nouvelles querelles, de n’être l’occasion d’aucun débat. »

h – « Claudio Feræo quem mecum vidisti Basiliæ. » (Calvin, Epp., p. 85), mars 1541, ed. 1575.

i – « Servi simus pacis et concordiæ. » (Calv. Epp., 11.) Calvin, Opp., X, 276.

En même temps toutefois, une des premières choses que les réformateurs avaient faites, après leur arrivée à Bâle, avait été de rendre compte à leurs frères de Zurich et de Strasbourg de ce qui leur était arrivé. Leurs ennemis ne manquaient pas en effet de les poursuivre de leurs accusations ; et ceux qui les avaient forcés à quitter Genève, criaient qu’ils étaient des schismatiques, oubliant naïvement que c’était eux-mêmes qui avaient contraint les deux réformateurs à se séparer de leur Église. C’est la logique des partis. Calvin, Farel et leurs amis pensaient donc qu’il était expédient d’avoir une assemblée où les délégués des villes de Zurich, Berne, Bâle, Strasbourg, et un dudit lieu, (Genève peut-être) se trouveraient, et où il fût « déclaré que dûment et fidèlement ils avaient administré leur chargej. » Toutefois ils ne le demandaient point avec passion. Ils savaient que leur juge était dans le ciel. « Je ne puis faire autre chose, disait Calvin, que de recommander l’issue au grand médecin, lequel seul peut y pourvoir et y donner ordrek. »

j – Calvin à Viret. Bâle, 14 juin 1538. (Bibl. de Genève.)

kLettres françaises, I, p. 9.

Si Calvin s’en remettait à Dieu pour son passé, il faisait de même pour son avenir : « Je me retire à Bâle, dit-il dans la même lettre, attendant ce que le Seigneur voudra faire de moi. » Ce n’étaient pas les vocations qui lui manquaient. On voulait le retenir à Bâle. Toussaint désirait qu’il se fixât à Lausanne ou dans le canton de Berne, afin d’y être un exemple de fermeté et de dévouement. D’autres croyaient qu’il fallait le recommander au duc de Wurtembergl. Mais c’était Strasbourg qui paraissait devoir être la place élue. Déjà en novembre 1536, Bucer ravi de l’Institution qui venait de paraître, avait demandé à Calvin une entrevue : « Nous irons où vous voudrez pour conférer avec vous sur toute la doctrine de Christm. » Ils s’étaient vus dès lors à Berne et à Zurich. Bucer et Capiton, maintenant qu’ils le savaient libre et à Bâle, ne cessaient de lui demander de venir chez eux. Il se rendit à Strasbourg au commencement de juillet. « J’ai été tant sollicité par les deux de cette ville, écrivait-il le 10 de ce mois, que pour les satisfaire j’ai fait ici un voyagen. » Il ne lui parut pas alors qu’il devait s’y fixer. Les terribles combats qu’il avait dû soutenir à Genève lui faisaient regarder avec effroi la pensée d’accepter un nouveau ministère ; il revenait à ses projets d’études. « Je crains sur toutes choses, dit-il, de rentrer en la charge dont je suis délivré, réputant en quelles perplexités j’ai été, du temps que j’y étais enveloppé. » Il ajoute : « Il y a d’autres raisons que je ne puis expliquer que de bouche. » Quelles étaient-elles ? Sans doute, la théologie à son gré trop accommodante des théologiens de cette ville. Bâle était sa cité favorite. Il y retourna en disant : « Il ne tient pas à ceux de Strasbourg que je sois leur hôte ; mais ils ont assez de charge sans moi. » Il aurait eu pourtant des raisons d’accepter, car son indigence était telle, qu’il se voyait obligé de vendre pour son entretien « une partie de ses livreso. » Toutefois les instances des Strasbourgeois redoublèrent ; ils écrivirent à Grynée de tout faire pour que Calvin se fixât à Strasbourg ; seulement ils préféraient qu’il vînt sans Farel, craignant que si les deux Français étaient ensemble, il fût trop difficile aux Allemands de les plier à leurs idées. C’était aussi l’avis de Grynée. Renoncer décidément à Farel était pour Calvin un trop grand sacrifice. Il s’excusa de nouveau, en donnant pour raison, la condition qui lui était imposée de ne pas prendre Farel avec luip. « J’attends ton conseil, » écrit Calvin à son ami ; et pénétré pour cet homme de Dieu de l’affection la plus vive, il ajoute : « Ah ! que ne puis-je voler vers toi ! Il faut des motifs bien forts pour me retenir. »

l – Jean Zwick à Bullinger, 17 mai 1538.

m – « Veniemus que tu voles, etc. » (Calvin, Epp. p. 6.) Opp., X, 67.

n – Bonnet, Lettres françaises de Calvin, I, p. 9.

oIbid.

p – « De integro tamen excusari, quoniam et adhibere non poteramn. » (Calvinus Farello. Henry.) Calvin, Opp., X, 236.

En effet, Farel n’était pas à Bâle dans ce moment et ne devait pas y retourner. La nouvelle des persécutions qui l’avaient atteint, de son bannissement, de ses souffrances avait ému les Neuchâtelois et réveillé dans leur cœur l’amour qu’ils avaient eu pour celui duquel ils avaient appris les éléments de la foi. Le Conseil et les Soixante, représentants de la cité, ayant invoqué le Seigneur, firent connaître à la classe des ministres le désir qu’ils avaient d’appeler Farel comme pasteurq. La place, comme nous le verrons, était en effet vacante. Deux conseillers et deux membres de la classe se rendirent à Bâle. « Venez, lui dirent-ils, achever l’édifice dont vous avez posé le fondement. » Farel, comme Calvin, ne pouvait se décider à accepter une charge pastorale, et, préférait se livrer à l’étuder. Enfin, encouragé par ses amis, conjuré au nom du Seigneur, « persuadé à ce, avec grande instance par les Églises allemagnes, » il consentit, mais à condition qu’il introduirait dans l’Église l’ordre voulu par les saintes Écritures ; et une fois décidé, il partit soudainement pour Neuchâtel, vers la fin de juillet, avec la promptitude qui lui était naturelle, dit Calvins. Celui-ci et Farel furent dès lors séparés ; toutefois l’éloignement où ils étaient l’un de l’autre ne porta aucune atteinte ni à l’union de leurs cœurs, ni à la fermeté de leurs caractères, quoi qu’en pensassent les modérés de Strasbourg.

q – « Classis neocomensis ad Ecclesias vicinas. » 29 apr. 1541.

r – « Licet valde refragati simus. » (Farel. Pastoribus Tigur. 31 apr. 1541.)

s – « Solitæ tuæ festinationi. » (Calv. Farel. 4 août 1538. Bibl. de Genève.) Calvin, Opp., X, 228.

Ceux-ci ne cessaient de renouveler leur appel : Le ministère décerné à Calvin par une Église aussi respectable que celle de Strasbourg ne serait-il pas une éclatante justification qui ferait taire les mauvaises langues ? Que de bien ne pourrait-il pas y faire ? On avait besoin dans l’empire de forts théologiens, et peut-être les Strasbourgeois désiraient le voir s’établir au milieu d’eux pour contre-balancer la grande personnalité et l’autorité de Luther. Quoi qu’il en soit, ses amis des bords du Rhin ne pouvaient supporter l’idée qu’un serviteur de Dieu aussi puissant « désirât de vivre en repos sans prendre aucune charge publiquet, » et, voyant son refus, ils firent quelques démarches auprès des Genevois pour qu’ils rappelassent le réformateur. S’il ne veut pas de Strasbourg, qu’il aille à Genève. Ceci semble n’avoir pas été sans influence sur Calvin. Il ira partout plutôt que de retourner dans la cité de ses douleurs. Les Strasbourgeois, le voyant ébranlé, firent une nouvelle charge : « L’excellent serviteur de Christ, Martin Bucer, dit Calvin, usant d’une semblable remontrance et protestation qu’avait faite Farel auparavant, m’appela à une autre place ; étant épouvanté par l’exemple de Jonas, lequel il me proposait, je poursuivis encore en la charge d’enseigneru. » Calvin se rendit donc à Strasbourg en septembre et commença à prêcher dans le chœur de l’église des Frères prêcheurs aux Français réfugiés dans cette ville, auxquels s’étaient jointes d’autres personnes, qui comprenaient ou ne comprenaient pas la langue, mais qui désiraient voir la face et entendre la voix du célèbre exilé. Les réfugiés, dit-on, étaient au nombre de quinze cents.

t – Calvin, Préface des Psaumes.

uIbid.

A peine était-il établi à Strasbourg, qu’il apprit que son collègue, Courault, qui « après avoir combattu vaillamment à Paris pour la véritév, » s’était d’abord retiré à Thonon, puis avait été appelé comme pasteur à Orbe, avait quitté le 4 octobre son vieux corps aveugle pour aller vers Dieu. Ce fut pour son âme aimante un terrible coup : « Je suis tellement consterné par la mort de Courault, écrivit-il à Farel, que je ne peux mettre nulles bornes à ma douleur. Aucune de mes occupations journalières ne peut plus fixer mon esprit, et je reviens toujours à cette même pensée. Aux déplorables angoisses du jour, succèdent les tourments plus terribles de la nuitw. » Cette mort, assez inattendue, était attribuée au poison. De tels soupçons étaient assez fréquents et trop justifiés dans ces temps malheureux. Calvin repoussait cette pensée, mais, malgré lui, elle se représentait toujours à son imaginationx. Il cherchait pourtant à se consoler et à relever son courage et celui de Farel : « Tous, lui disait-il, témoignent par leur douleur et leurs regrets à quel point ils estimaient son courage et sa droiture, et c’est là pour nous une grande consolation. Quant à nous, que le Seigneur laisse pour un temps sur la terre, continuons dans la voie qu’il a suivie jusqu’à ce que nous ayons accompli notre course. Quelles que soient les difficultés que nous rencontrions, elles ne nous empêcheront pas de parvenir dans ce repos qui est déjà devenu son partage. — Quand nous viendrons là, dit-il un autre jour, on connaîtra de quel côté aura été la témérité ou l’égarement. C’est là que j’appelle de la sentence de tous les sages. Là, les anges de Dieu rendront témoignage lesquels sont schismatiquesy. Il ajoute : Demeurons seulement fermes sur la hauteur où nous sommes et qui domine le champ de bataille, jusqu’à ce qu’apparaisse le Royaume de Christ, maintenant caché. »

v – « Strenue Lutetiæ pro veritate depugnasset. » (Beza, Vita Calvini.)

w – « Miserrima diei tormenta escipiunt acerbiores noctis cruciatus » (Calvin, Epp., p. 10.) Opp., X, 273.

x – « Suspicio cui velim nolim, cogor locum aliquem dare. » (Ibid.)

yLettres françaises, I, p. 23.

Ainsi, les trois pasteurs chassés de Genève avaient trouvé chacun leur place, et celle du vieux ministre aveugle était la meilleure.

On ne tarda pas à établir dans Genève les institutions auxquelles les réformateurs avaient objecté. Il fut arrêté de relever les pierres baptismales qui avaient été abattues et d’y baptiser les enfants, de célébrer les quatre fêtes et de se conformer aux cérémonies admises. Il ne se trouvait à Genève, le jour de la Pentecôte qui était cette année au commencement de juin, que deux pasteurs, Henri de la Mare et Jacques Bernard, l’un et l’autre Genevois. La cène devait être célébrée, et il fallait pour cela deux ministres dans chaque Église. Le Conseil députa deux de ses membres pour en tenir lieu, l’un à Saint-Pierre, l’autre à Saint-Gervais.

Le gouvernement faisait des efforts pour remplacer les deux bannis ; les États de Berne et de Neuchâtel lui cédèrent Jean Morand, pasteur à Cullyz, sur les bords du lac Léman, et Antoine Marcourt, de Lyon, pasteur à Neuchâtel, qui furent installés vers la fin de juin. Le Conseil arrêta de leur donner, vu leur âge et leur nombreuse famille, trois cents florins de Genève, un peu moins de cent cinquante francs, ce qui équivaudrait à plus de 6 400 euros de nos jours ; les deux Genevois eurent chacun deux cent cinquante florins. Nous avons rencontré Marcourt au synode de Lausanne, et il avait publié divers écrits sur l’eucharistie, sur la messe ; on lui a aussi attribué les fameux placards de 1534, que Florimond Ræmond croit être de Farel. Les gouverneur et conseils de Neuchâtel, en accordant Marcourt à Genève, déclaraient le 18 juin « qu’ils l’avaient toujours trouvé homme de paix, désirant et procurant à son pouvoir la paix et la tranquillité publique. » Ce caractère ne semble guère être celui de l’auteur des Placards, regardés comme l’un des écrits les plus violents du seizième siècle, « remplis d’exécrables blasphèmes et d’horribles menaces contre le roi, » disaient les catholiques-romainsa, et qui inaugurèrent cette sanglante persécution des Valois et des Bourbons dont les chrétiens réformés furent les victimes pendant plus de deux siècles. Toutefois, il faut reconnaître que les hommes pacifiques ne sont pas toujours conséquents. Il semblerait pourtant que Marcourt était moins homme de paix que les Neuchâtelois voulaient bien le dire, si du moins nous prenons à la lettre ce que dit Calvin : « Comment nos successeurs se comporteront, écrivait-il le 4 août à Farel, c’est ce dont nous pouvons juger par leurs premiers commencements. Ils rompent court par leur caractère irritable à toute apparence de paix, et semblent croire que ce qu’ils ont de mieux à faire, c’est de déchirer à belles dents, en public, en particulier, l’estime que l’on a de nous, et de nous rendre aussi odieux que possibleb. » Calvin est surtout fort sévère, peut-être trop, à l’égard des deux ministres genevois. Il y avait pourtant quelque vérité dans le dernier trait du tableau qu’il en fait à Bullinger : « L’un et l’autre, dit-il, sont très ignorants, et quand ils ouvrent la bouche, c’est pour radoter ; ce qui ne les empêche pas d’affecter un orgueil insolentc. »

z – Calvin, Opp., X, 266.

a – Maimbourg, Histoire du Calvinisme, l. I.

b – Calvin à Farel, 4 août 1538 (Bibl. de Genève.). Calvin, Opp., X, p. 228

c – Roget, Peuple de Genève, p. 117.

Ces paroles de Calvin sont un peu vives ; elles s’expliquent sans doute par ce qu’il y avait de récent dans sa douleur. Plus tard il s’exprima avec beaucoup plus de modération. Ses partisans à Genève firent de même. Tandis que les plus sages se taisaient encore, les plus violents ne ménageaient pas leurs adversaires. Les deux partis étaient fort mal disposés l’un vis-à-vis de l’autre, et quelques-uns de ceux qui les composaient ne se gênaient pas dans leurs actes et leurs paroles. Les hommes déréglés parmi les ennemis des réformateurs « triomphaient des ministres déchassés, insultaient les serviteurs de Dieu, se riaient de l’Évangile, se licenciaient à impureté, danses, jeux et ivrognerie. On n’entendait parler que de mascarades, de galanteries, d’excès, et les services tournaient à l’opprobre de la Réformation. » D’un autre côté, les partisans les plus vifs de Calvin et de Farel ne ménageaient pas les chefs laïques et ecclésiastiques sous l’administration desquels ces choses se passaient. Ils appelaient les nouveaux pasteurs des loups, et les magistrats des iniques, ils murmuraient en sortant du sermon, et leur mauvaise humeur n’épargnait pas les critiques : « L’Évangile que l’on prêche à présent, » disait J. Richard après un service, n’est que l’Évangile de vingt jours. » Il ne doutait pas que, ce temps écoulé, les nouveaux prédicateurs ne fussent renvoyés ; on le mit pour cela en prison. « Les syndics d’à présent, disait un autre, ne sont bons qu’à faire retourner en ville les lascifs et les lascives. » On le mit pour cette parole hors de ville, et cela pendant un and. « On chante la messe dans Genève, disaient plusieurs, et l’on met dehors les gens qui aiment l’Évangile. » Ces accusations se répandaient en Suisse et y alarmaient fort les amis de la Réforme.

d – Registres du Conseil. Rozet, Chronique de Genève. Gautier, Histoire msc. de Genève. Roget, Peuple de Genève, etc.

Nuls n’étaient plus sensibles à ces reproches que les pasteurs, car ils sentaient que toutes ces plaintes retombaient sur eux. Le 17 septembre, ils se présentèrent tous, les deux Genevois et les deux étrangers, devant le Conseil. « Des calomniateurs, dirent-ils, sèment dans les Cantons des paroles qui sont grandement au désavantage de l’Évangile. » Ils demandèrent qu’il fût permis à deux d’entre eux de s’absenter pour réfuter des calomnies qui portaient atteinte à l’honneur de la ville. La demande fut accordée. Marcourt et Morand partirent pour Berne et se présentèrent devant l’assemblée des pasteurs, où Kunz ne pouvait manquer de les appuyer. En effet, il fut arrêté en cette réunion « que ceux qui s’élevaient contre les personnes en charge à Genève étaient pires que méchants, traîtres et juifs. » Les pasteurs bernois communiquèrent cette déclaration au Conseil, qui se contenta d’arrêter que s’il se présentait à Berne des diffamateurs de Genève, on les ferait connaître aux magistrats de cette ville. Les autorités laïques se montraient évidemment moins passionnées que les ecclésiastiques. Il semble même que le Conseil de Berne n’avait pas une foi complète dans le rapport des ministres genevois, car il envoya aussitôt après un des siens à Genève pour voir de ses propres yeux quel était le véritable état de l’Église genevoise.

Les plaintes faites, soit à Genève, soit ailleurs étaient fondées, et ce qui le prouve ce sont les actes mêmes des magistrats, qui, quoique ennemis des réformateurs, comprenaient que leur honneur même demandait qu’ils n’autorisassent pas les désordres Il est bien certain qu’on « allait de nuit dans les rues faisant des cris, chantant des chansons déshonnêtes ; » que « jouer, paillarder, taverner, ivrogner, » était le cas de plusieurs, car un arrêté du 19 juillet le défendait sous peine de 60 sous pour la première fois ; et comme le mal continuait, d’autres décisions semblables furent prises de nouveau le 20 août et le 22 octobre. Il est certain que, comme on le disait en Suisse, des citoyens allaient à la messe, car selon les coutumes intolérantes du temps, il leur fut enjoint « de vider la ville. » Les conseils se montraient aussi opposés à la liberté religieuse que l’eût été Calvin ; ils firent même peut-être plusqu’il n’eût fait ; ils ordonnèrent, le 20 août, à des prêtres qui étaient encore sur terre genevoise d’aller au sermon s’ils voulaient y rester.

Calvin suivait attentivement de Strasbourg ce qui se passait à Genève. Il apprenait qu’un certain nombre de Genevois restaient fidèles à la voie qu’ils avaient prise sous sa direction. Quelques-uns de ses adhérents criaient un peu fort, mais la plupart menaient une vie tranquille, et les plus décidés de ceux-ci ne montraient leur opposition qu’en s’abstenant d’un culte qu’ils ne croyaient pas conforme aux principes de l’Évangile. Calvin ne leur avait point écrit pendant les premiers mois de son exil ; il ne voulait pas qu’on pût l’accuser de tâcher de les attirer à lui. Mais il sentait vivement que les afflictions de ses amis de Genève provenaient de leur nonchalance à suivre la Parole de Dieu, et que le moyen d’y remédier, était de s’humilier eux-mêmes devant Dieu, attendant qu’il y remédiât. Toutefois « l’affection qu’il leur gardait toujours » ne lui permit pas de se contenir plus longtemps et il leur adressa le 1er octobre une lettre simple, noble et chrétienne, remarquable par l’esprit de paix, de sagesse, de charité, d’élévation, qu’elle respire. Il l’adressa, non à tous les Genevois, mais à ceux qui avaient reçu dans leur cœur la semence de la Parole divine, et qui étaient encore tout émus du coup dont le bannissement de leur pasteur les avait frappés. Il les nomme ses frères, qui sont les reliques de la dissipation de l’Eglise de Genève. Il rappelle l’amour qu’il leur porte. « Je ne puis m’empêcher de vous écrire, dit-il, pour vous certifier l’affection que je garde toujours envers vous. Notre conscience est bien assurée devant Dieu que c’est par sa vocation que nous avons été conjoints une fois avec vous, et il ne doit être en la puissance des hommes de rompre un tel lien. » Il les invite à s’oublier eux-mêmes et leurs souffrances, à oublier même l’hostilité de leurs adversaires. « Si nous nous arrêtons à batailler contre les hommes, dit-il, ne pensant qu’à faire vengeance et être dédommagés des torts qu’ils nous font, il est à douter que nous puissions les vaincre, mais c’est chose certaine que nous serons vaincus par le diable. Mais si au contraire nous résistons aux machinations de cet ennemi spirituel, il ne faut pas craindre alors que nous ne venions au-dessus. Soyez dépouillés de toute mauvaise affection, conduits seulement par le zèle de Dieu, modérés par son Esprit et la règle de sa Parole. » Calvin fait plus. Il se montre sévère pour ses amis. Il vous est facile de vous justifier devant les hommes, leur dit-il ; mais votre conscience se sentira chargée devant Dieu. » Il fait lui-même ce qu’il demande aux autres. « Je ne doute pas, dit-il, que Dieu ne nous ait humiliés pour nous faire connaître notre ignorance, notre imprudence, et les autres infirmités, que pour ma part j’ai bien senties en moi, et que je ne fais difficulté de confesser devant l’Église. Toutefois, ajoute-t-il, nous avons fidèlement administré notre office. Le Seigneur fera apparaîtra notre innocence comme l’étoile du matin et reluire notre justice comme le soleil. » Mais il s’applique surtout à consoler les fidèles de Genève. « Ne vous déconfortez point de ce qu’il a plu au Seigneur de vous abaisser pour un temps ; car il élève l’humble de la poudre, le pauvre de la fiente. Il donne la manne de joie à ceux qui sont en pleurs ; il rend la lumière à ceux qui sont dans les ténèbres ; et même il suscite en vie ceux qui sont dans l’ombre de la mort. Fortifiez-vous donc et endurez patiemment la correction de sa main, jusqu’à ce qu’il vous déclare sa grâcee. » On doit reconnaître la sagesse et la charité chrétienne empreintes dans cette lettre. C’est vraiment un pasteur qui parle. Calvin était si éloigné du rigorisme qu’on lui impute que dans le même mois il écrivait à Farel : « Si nous trouvons dans une Église le ministère de la Parole et les sacrements, il vaut mieux ne pas s’en séparer. Il n’y a pas même raison de le faire si quelques doctrines n’y sont pas purement enseignées, car il y a à peine une Église qui ne garde pas quelques restes de son ancienne ignorance. Il nous suffit que la doctrine sur laquelle l’Église est fondée y ait sa place et la gardef. » Calvin affirmait qu’il y avait des doctrines fondamentales et vitales, nécessaires au salut, mais il reconnaissait qu’il y en avait d’autres sur lesquelles on pouvait différer.

e – Calvin. Lettres françaises, I, p. 11 Voir aussi Rozet, Chronique de Gen., I. IV, ch. 26.

f – Calvin, Opp., X, p. 275.

Farel écrivit aussi aux chrétiens de Genève ; il le fit même avant Calvin, en juin, en août, et plus tard en novembre. Il leur exprime sa profonde tristesse. Il voudrait être « si loin qu’il ne pût rien entendre de l’horrible dissolution et dissipation de cette Église. » Il s’efforce de bannir de son cœur les peines, les travaux qu’il a pris pour cette ville ; car rien ne presse autant un cœur que l’ingratitude, que de voir rendre le mal pour le bien, la haine pour l’amour, la mort et la confusion à la place de la vie et de l’honneur que l’on a procurés. » Il se contente de prier pour cette ville, de la recommander à tous ceux qui peuvent lui prêter quelque assistance. » Et pourtant il ne peut s’empêcher de voir l’état malheureux où se trouvent et ses amis et tous les fidèles de Genève, privés de leurs pasteurs, et voyant triompher leurs ennemis. Il participe vivement à leurs peines ; elles sont sa seule épreuve. « Je serais trop bien, leur écrit-il, si vous n’étiez pas si mal. » Mais en même temps il les exhorte à la charité chrétienne et en fait preuve lui-même. « Ne gardez aucune rancune, dit-il à ses anciennes ouailles, ni pique d’amertume, ni colère en votre cœur. Ne criez point contre celui-ci, ni contre celui-là, mais que chacun crie contre soi-même ; mettez toute la faute sur vous et ne dites que du bien des autres. Que la sainte volonté de Dieu soit votre règle et non le pauvre homme (l’homme naturel) et ce qui est en lui. » Il n’hésite pas même à reprendre ses amis. « Vous n’avez pas obéi entièrement à Dieu, mais vous avez cloché d’un côté et de l’autre. » Puis il les exhorte vivement à la repentance. « Vous, grands et petits, hommes et femmes, jetez-vous humblement devant Dieu, avec grande instance et affection, lui demandant grâce et le suppliant de détourner son ire de dessus vous. Oui, jetons-nous en pleurs et larmes, en jeûnes et oraisons, comme le roi de Ninive et son peuple. Criez, pleurez, élevez la voix, que votre cri, partant des profondeurs de cette horrible calamité, vienne aux oreilles de Dieug. » Ainsi parlaient Farel et Calvin.

gArchives de Genève. Lettres de Farel des 19 juin, 7 août, 8 novembre. — Roget, Peuple de Genève, p. 186. Calvin, Opp., X, p.210.

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