- Les anges ont-ils été créés bienheureux ?
- Avaient-ils besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu ?
- Ont-ils été créés en grâce ?
- Ont-ils mérité leur béatitude ?
- Ont-ils obtenu la béatitude aussitôt après le mérite ?
- Ont-ils reçu la grâce et la gloire en proportion de leur capacité naturelle ?
- Après l'entrée dans la gloire, l'amour et la connaissance naturels demeurent-ils en eux ?
- Ont-ils pu pécher par la suite ?
- Après l'entrée dans la gloire, ont-ils pu progresser ?
Objections
1. On lit dans le livre des Dogmes ecclésiastiques que « les anges, en persévérant dans cette béatitude dans laquelle ils ont été créés, ne possèdent pas naturellement ce bien qui est le leur ». C'est donc que les anges ont été créés bienheureux.
2. La nature angélique est plus noble que la créature corporelle. Mais la créature corporelle a été créée dès le principe parfaite et revêtue de sa forme ; selon S. Augustin, en effet, la non-information de la matière est première en nature, mais non temporellement. Donc, Dieu n'a pas davantage créé la nature angélique informe et imparfaite. Or, la nature angélique est formée et parfaite par le moyen de la béatitude qui la fait jouir de Dieu.
3. Si l'on en croit S. Augustin, l'œuvre des six jours fut produite en une seule fois, et c'est dès le principe de la création des choses que ces six jours ont tous existé. Le « matin » dont il est question dans le récit de la Genèse n'est autre, selon son commentaire, que la connaissance angélique en tant qu'elle a pour objet le Verbe et les choses vues dans le Verbe. Or, les anges sont bienheureux du fait qu'ils voient le Verbe. C'est donc que l'ange est bienheureux au principe même de sa création.
En sens contraire, il est de la nature même de la béatitude de produire, chez le bienheureux, la stabilisation et la confirmation dans le bien. Or, les anges n'ont pas été confirmés dans le bien dès le premier moment de leur création, comme le montre la chute de quelques-uns. C'est donc que les anges n'ont pas été créés bienheureux.
Réponse
Par béatitude on entend la perfection dernière de la nature rationnelle ou intellectuelle ; et c'est pourquoi la béatitude est objet de désir naturel, car tout être désire naturellement son ultime perfection. D'autre part, l'ultime perfection de la nature rationnelle ou intellectuelle est double. Il y a d'abord une perfection qui peut être atteinte par les seules forces de la nature, et à laquelle on donne en quelque manière le nom de béatitude ou de félicité. Aristote enseigne, en ce sens, que l'ultime félicité de l'homme consiste, en cette vie, dans la très parfaite contemplation du souverain bien intelligible qui est Dieu. Mais au-delà de cette félicité, il en est une autre que nous espérons posséder plus tard, et en laquelle « nous verrons Dieu tel qu'il est ». Une telle félicité surpasse les forces naturelles de toute intelligence créée, quelle qu'elle soit, on l'a montré précédemment.
Ceci posé, pour ce qui est de la première béatitude, que l'ange peut atteindre par ses seules forces naturelles, on doit dire que l'ange a été créé bienheureux. En effet, ce n'est pas par un mouvement discursif, comme chez l'homme, que l'ange acquiert une telle perfection, mais il la possède immédiatement en raison de la dignité de sa nature, nous l'avons déjà noté. Quant à l'ultime béatitude, qui dépasse ses forces naturelles, l'ange ne l'a pas possédée dès le principe de sa création. Car cette béatitude ne fait pas partie de sa nature ; elle en est seulement la fin : l'ange ne devait donc pas la posséder dès le commencement.
Solutions
1. La béatitude dont il est question dans la première difficulté se réfère à la perfection naturelle que l'ange possédait dans l'état d'innocence.
2. La créature corporelle n'a pas eu, au premier instant de sa création, la perfection que lui procure son opération. S. Augustin en est d'accord ; pour lui, la germination des plantes sortant de terre ne fait pas partie de l'œuvre première de la création, mais seulement la vertu germinative donnée à la terre. Semblablement, la créature angélique, au principe de sa création, a possédé la perfection de sa nature, mais non cette perfection à laquelle elle devait parvenir par son opération.
3. L'ange a une double connaissance du Verbe ; l'une est naturelle, et l'autre appartient à la gloire. La connaissance naturelle lui fait connaître le Verbe par sa propre nature angélique, qui en est la similitude et le reflet ; la connaissance de la gloire lui fait connaître le Verbe par son essence divine. En l'une et l'autre connaissance, l'ange connût les choses dans le Verbe ; mais d'une connaissance imparfaite s'il s'agit de la connaissance naturelle, et d'une façon parfaite s'il s'agit de la connaissance de gloire. La première connaissance des choses dans le Verbe fut présente à l'ange dès qu'il fut créé ; la seconde ne lui parvint qu'avec la béatitude, et du fait de sa conversion au bien. Et c'est cette connaissance que l'on appelle « matutinale ».
Objections
1. Nous n'avons pas besoin de la grâce pour accomplir ce qui est en notre pouvoir naturel. Mais l'ange se tourne naturellement vers Dieu puisqu'il l'aime d'un amour naturel, comme nous l'avons vu plus haut. Il n'a donc pas besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu.
2. Nous avons besoin de secours seulement pour les œuvres difficiles. Mais se tourner vers Dieu était aisé pour l'ange, puisqu'en lui rien ne s'opposait à cette conversion.
3. Se tourner vers Dieu, c'est se préparer à la grâce, selon ce mot du prophète Zacharie (Zacharie 1.3) : « Tournez-vous vers moi, et je me tournerai vers vous. » Mais nous n'avons pas besoin de la grâce pour nous préparer à la grâce, autrement on irait à l'infini. Donc l'ange n'a pas besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu.
En sens contraire, c'est en se tournant vers Dieu que l'ange parvient à la béatitude. S'il n'avait pas besoin de la grâce pour opérer une telle conversion, il s'ensuivrait que, sans la grâce, il pourrait parvenir à la vie éternelle. Ce qui va contre la parole de l'Apôtre (Romains 6.23) : « La vie éternelle est une grâce de Dieu. »
Réponse
Les anges ont eu besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu en tant qu'il est l'objet de la béatitude. Comme on l'a dit plus haut en effet, le mouvement naturel de la volonté est principe de tous les autres vouloirs Or, l'inclination naturelle de la volonté a pour objet ce qui est adapté à la nature. Ce qui est au-dessus de la nature ne peut donc devenir objet de la volonté si celle-ci n'est pas aidée par quelque principe surnaturel. Ainsi en est-il du feu : il possède bien une inclination naturelle à chauffer et à se communiquer, mais produire ou engendrer de la matière vivante dépasse son pouvoir naturel, et il n'y est nullement incliné si ce n'est pour autant qu'il est mu, à titre d'instrument, par l'âme nutritive.
Or nous avons montré en traitant de la connaissance de Dieu, que la vision de l'essence divine, objet de la béatitude suprême pour la créature rationnelle, dépasse la nature de toute intelligence créée. C'est pourquoi aucune créature rationnelle ne peut avoir un mouvement de volonté ordonné à cette béatitude, si elle n'est mue par un agent surnaturel. Et c'est ce que nous appelons le secours de la grâce. La volonté de l'ange n'a donc pu se tourner vers cette béatitude sans le secours de la grâce.
Solutions
1. L'ange aime Dieu naturellement en tant que Dieu est principe de son être naturel. Mais la conversion dont nous parlons ici est celle qui béatifie la créature par la vision de l'essence divine.
2. On appelle « difficile » pour un être ce qui dépasse sa puissance. Mais cela peut s'entendre de deux façons. En un premier sens, l'entreprise à tenter dépasse les forces naturelles de la puissance. Dans ce cas, si celle-ci peut être aidée de quelque façon, on dit que l'entreprise est difficile ; s'il n'y a aucun secours possible, on dit que l'entreprise est impossible. C'est ainsi qu'il est impossible à l'homme de voler. Au second sens, la difficulté ne vient pas te la nature même de la puissance, mais d'un empêchement qui lui est adjoint. Ainsi l'ascension n'est pas contraire à la nature de la puissance motrice de l'âme, puisque l'âme, pour autant qu'il est en elle, est capable de mouvoir le corps en quelque direction que ce soit ; mais la lourdeur du corps est un obstacle à l'ascension, et de là vient qu'il est difficile à l'homme de s'élever.
Or, il est difficile à l'homme de se tourner vers la béatitude suprême, d'abord parce qu'elle surpasse sa nature, et ensuite parce qu'il trouve un obstacle dans la corruption du corps et la viciation du péché. Pour ce qui est de l'ange, c'est seulement parce qu'elle est surnaturelle que la béatitude est difficile.
3. Tout mouvement de la volonté vers Dieu peut être appelé conversion. Or il y a une triple conversion possible vers Dieu. La première, par cette parfaite dilection qui est celle de la créature jouissant déjà de Dieu ; elle requiert la grâce consommée. La deuxième est celle qui mérite la béatitude. Elle requiert la grâce habituelle, principe du mérite. La troisième conversion est celle par laquelle on se prépare à recevoir la grâce. Elle ne requiert pas la grâce habituelle, mais une opération de Dieu convertissant l'âme à lui, selon cette parole de l'Écriture (Lamentations 5.21) : « Fais-nous revenir à toi, Seigneur, et nous reviendrons. »
Objections
1. D'après S. Augustin, la nature angélique fut d'abord créée informe, et appelée « le ciel », puis elle fut revêtue d'une forme, et appelée « lumière ». Mais cette forme dont il est question ne peut être que la grâce. Les anges n'ont donc pas été créés en grâce.
2. La grâce incline vers Dieu la créature raisonnable. Si les anges avaient été créés en grâce, aucun d'entre eux ne se serait détourné de Dieu.
3. La grâce est intermédiaire entre la nature et la gloire. Mais les anges n'ont pas été bienheureux dès leur création. Il semble donc plus raisonnable de concevoir qu'ils ont été d'abord créés avec leur nature propre ; puis qu'ils ont reçu la grâce, et qu'enfin ils sont devenus bienheureux.
En sens contraire, S. Augustin écrit : « Qui a produit dans les anges la bonne volonté, si ce n'est celui qui les a créés avec leur volonté, c'est-à-dire avec ce chaste amour par lequel ils adhèrent à celui qui tout à la fois crée leur nature et les enrichit de la grâce. »
Réponse
Sur ce sujet, il y a diverses opinions. Les uns disent que les anges ont été créés avec leur nature seulement ; les autres qu'ils ont été créés en grâce. Il semble pourtant que l'on doive regarder cette seconde opinion comme plus probable et plus conforme à l'enseignement des Pères. D'après S. Augustin, en effet, toutes les choses qui, au cours du temps, sont produites par l'œuvre de la Providence divine, la créature opérant sous la motion de Dieu, ont été réalisées en leur première condition à l'état de raisons séminales : tels les arbres, les animaux, et autres réalités du même genre. Or, il est manifeste que la grâce sanctifiante peut être comparée à la béatitude comme la raison séminale dans la nature à son effet naturel. Aussi dans S. Jean (1 Jean 3.9) la grâce est-elle appelée « semence de Dieu ». De même donc qu'au premier instant de la création, ont été produites les raisons séminales de tous les effets naturels, ainsi, dès le principe, les anges ont-ils été créés en grâce.
Solutions
1. L'absence de la forme chez l'ange peut s'entendre de l'absence de la gloire ; en ce sens elle a précédé temporellement cette dernière. On peut l'entendre aussi de la forme de la grâce ; sous ce rapport l'absence de forme n'est pas première dans l'ordre du temps, mais seulement tans l'ordre de la nature. Ainsi en est-il, selon S. Augustin de la forme corporelle.
2. Toute forme incline son sujet selon le mode propre à la nature de celui-ci. Le mode naturel de la nature intellectuelle est de se porter librement vers l'objet de son vouloir. L'inclination de la grâce n'impose donc pas de nécessité, mais celui qui possède la grâce peut ne pas s'en servir, et pécher.
3. Bien que, selon l'ordre naturel, la grâce soit intermédiaire entre la nature et la gloire, cependant, dans l'ordre du temps, la gloire ne devait pas être donnée à la créature en même temps que la nature, car elle est la fin que par son opération la nature poursuit avec l'aide de la grâce. La grâce, elle, n'est pas fin à l'égard de l'opération, mais principe car elle ne provient pas des œuvres. Il convenait donc qu'elle fût donnée en même temps que la nature.
Objections
1. Il semble que non, car le mérite vient de la difficulté de l'acte méritoire. Mais l'ange n'eut aucune difficulté à bien agir. Son acte bon ne fut donc pas méritoire.
2. Un acte naturel n'est pas méritoire. Mais il était naturel à l'ange de se tourner vers Dieu. Il ne pouvait donc mériter par là sa béatitude.
3. Si l'ange mérita sa béatitude, ce fut nécessairement soit avant de la posséder, soit après. Mais ce ne fut pas avant car, pour beaucoup d'auteurs, il ne possédait pas la grâce avant d'être béatifié ; et sans elle il n'y a pas de mérite. Ce ne fut pas non plus après, car, en ce cas, il mériterait encore maintenant, ce qui est faux, semble-t-il. Cela supposerait en effet qu'un ange peut parvenir au degré supérieur de gloire possédé par un autre ange ; et les distinctions établies dans l'ordre de la grâce seraient instables, ce qui est inadmissible. En conséquence l'ange bienheureux n'a pu mériter sa béatitude.
En sens contraire, il est dit dans l'Apocalypse (Apocalypse 21.17) que la mesure de l'ange, dans la Jérusalem céleste, est une « mesure d'homme ». Mais l'homme ne peut parvenir à la béatitude que par le mérite. Il en est donc de même pour l'ange.
Réponse
La béatitude parfaite est naturelle à Dieu seul, car en lui béatitude et existence sont identiques. Pour la créature, la béatitude n'est pas naturelle, mais représente sa fin ultime. Or, toute chose parvient à sa fin par le moyen de son opération. Cette opération conduisant au terme est soit productrice de la fin quand celle-ci n'excède pas la puissance de l'agent, comme le remède produit la santé ; soit méritoire à l'égard de la fin, quand la réalisation de celle-ci dépasse le pouvoir de l'agent, qui ne peut alors l'attendre que d'un autre. Nous avons montré que la béatitude ultime surpasse le pouvoir de la nature angélique et humaine. Il appartient donc à l'homme, comme à l'ange, de mériter sa béatitude.
Et si nous admettons que l'ange a été créé dans la grâce, sans laquelle il n'y a pas de mérite, il est aisé de voir qu'il a pu mériter sa béatitude. Il en serait de même si l'on admettait que l'ange a possédé la grâce à un moment quelconque avant la gloire.
Mais si l'on prétend que l'ange n'a pas possédé la grâce avant d'être bienheureux, il faut dire alors qu'il a reçu la béatitude sans mérite de sa part, comme nous-mêmes recevons la grâce. Or cela va à l'encontre du concept même de béatitude, laquelle a raison de fin et est la récompense de la vertu, selon le Philosophe. À moins que l'on ne dise, comme certains, que les anges, déjà bienheureux, méritent leur béatitude par l'exercice des divers ministères qui leur sont confiés. Mais cela s'oppose à la nature du mérite, car il se définit comme la voie qui conduit au terme, et celui qui se trouve déjà parvenu au terme n'a pas à y être conduit. Personne ne mérite ce qu'il possède déjà.
Ou bien il faudrait dire qu'un seul et même acte de conversion vers Dieu est méritoire en tant qu'il vient du libre arbitre, et qu'en même temps il constitue la béatitude en tant qu'il touche au terme et mérite la fin. Mais cela aussi semble contradictoire ; car le libre arbitre n'est pas cause suffisante du mérite ; pour être méritoire, l'acte libre doit être informé par la grâce. Or, il ne peut être informé à la fois par la grâce imparfaite qui est principe de mérite, et par la grâce parfaite qui est principe de béatitude.
Il est donc préférable de soutenir que l'ange, avant d'être béatifié, a eu la grâce qui lui a permis de mériter sa béatitude.
Solutions
1. La difficulté de bien agir ne vient pas, pour l'ange, d'une cause contraire ou d'un empêchement qui s'opposerait à sa puissance naturelle ; elle vient de ce fait que l'œuvre bonne à accomplir est au-dessus de ses forces naturelles.
2. L'ange n'a pas mérité sa béatitude par sa conversion naturelle vers Dieu, mais par la conversion de la charité, qui se fait par la grâce.
3. Tout cela répond à la troisième objection.
Objections
1. Il semble que l'ange n'a pas possédé la béatitude aussitôt après un seul acte méritoire. Car il est plus difficile à l'homme qu'à l'ange de bien agir. Or l'homme n'est pas récompensé aussitôt après un seul acte méritoire. Donc l'ange non plus.
2. L'ange, dès le principe et à l'instant même de sa création, a pu produire un acte ; ainsi les corps naturels, dans l'instant où ils sont créés, commencent à être mus, et si le mouvement corporel pouvait être instantané comme le sont les opérations de l'intelligence et de la volonté, les corps posséderaient le mouvement dès le premier instant de leur génération. Donc si l'ange, par un seul mouvement de sa volonté, a mérité la béatitude, il l'a fait dans le premier instant de sa création ; et si sa béatitude n'a pas été retardée, il a dû être bienheureux aussitôt, en ce même instant.
3. Des réalités considérablement distantes doivent être reliées par de nombreux intermédiaires. Mais il y a une très grande distance entre la béatitude des anges et leur état naturel. L'intermédiaire entre eux, c'est le mérite. L'ange a donc dû parvenir à la béatitude par de nombreux intermédiaires.
En sens contraire, l'âme de l'homme et l'ange sont ordonnés semblablement à la béatitude ; c'est pourquoi l'égalité avec les anges est promise aux saints. Mais l'âme séparée du corps, si elle est en état de mérite par rapport à la béatitude, la reçoit immédiatement, à moins d'un empêchement. Il en est donc de même de l'ange. Or, dès son premier acte de charité, l'ange s'est trouvé en état de mérite. Et, comme il n'y avait en lui aucun obstacle, il a donc dû parvenir à la béatitude par ce seul et unique acte méritoire.
Réponse
L'ange, après son premier acte de charité qui lui faisait mériter la béatitude, a été aussitôt bienheureux. La raison en est que la grâce perfectionne la nature selon le mode de cette nature de même que toute perfection, nous l'avons montré, est reçue dans son sujet conformément à la nature de celui-ci. Le propre de la nature angélique, est de ne pas acquérir sa perfection naturelle progressivement, mais de l'avoir aussitôt, avec sa nature, ainsi que nous l'avons montré plus haut. Or, comme par sa nature l'ange est ordonné à sa perfection naturelle, de la même manière par son mérite il est ordonné à la gloire. Il suit de là que, chez l'ange, la béatitude a suivi immédiatement le mérite.
D'ailleurs, le mérite de la béatitude, non seulement chez l'ange, mais aussi chez l'homme, peut tenir à un seul acte ; car, en étant perfectionné par n'importe quel acte de charité, l'homme mérite la béatitude. Il en ressort qu'aussitôt après un seul acte informé par la charité, l'ange a été bienheureux.
Solutions
1. Selon sa nature, l'homme n'est pas, comme l'ange, fait pour atteindre immédiatement sa perfection ultime. C'est pourquoi un plus long itinéraire lui est ménagé pour qu'il mérite sa béatitude.
2. L'ange est au-dessus du temps des réalités corporelles ; les divers instants qui le concernent marquent seulement la succession de ses diverses opérations. Or, il n'a pas pu y avoir à la fois, chez l'ange, un acte méritoire de la béatitude, et un acte de jouissance de cette même béatitude, car le premier a pour principe la grâce imparfaite, et le second la grâce achevée. Il faut donc distinguer divers instants : l'un où l'ange a mérité sa béatitude, et l'autre où il est devenu bienheureux.
3. Il est de la nature de l'ange d'obtenir aussitôt la perfection à laquelle il est ordonné. C'est pourquoi un seul acte méritoire lui suffit ; et cet acte a raison d'intermédiaire puisqu'il ordonne l'ange à la béatitude.
Objections
1. La grâce est donnée uniquement par la volonté de Dieu ; le degré de grâce en dépend donc aussi et n'a rien à voir avec le degré de perfection naturelle.
2. Un acte humain est plus proche de la grâce que la simple nature, parce qu'il est préparatoire à la grâce. Mais comme l'écrit S. Paul aux Romains (Romains 11.6), la grâce ne vient pas des œuvres. À plus forte raison le degré de grâce ne dépend-il pas, chez les anges, de la perfection de leur nature.
3. L'homme et l'ange sont ordonnés également à la béatitude et à la grâce. Mais la grâce n'est pas donnée à l'homme en proportion de ses dons naturels. Il en sera donc de même pour l'ange.
En sens contraire, le Maître des Sentences écrit que « parmi les anges, ceux qui sont d'une nature plus subtile ou d'une sagesse plus perspicace, ont été aussi favorisés de dons plus grands de la grâce ».
Réponse
Il est raisonnable de penser que les dons de la grâce et la perfection de la béatitude ont été attribués aux anges d'après leur degré de perfection naturelle. On peut en donner deux raisons. D'abord une raison prise du côté de Dieu qui, selon l'ordre de sa sagesse, a établi divers degrés dans la nature angélique. Or, de même que la nature angélique a été produite par Dieu en vue de la grâce et de la béatitude, ainsi, semble-t-il, les divers degrés de la nature angélique ont été ordonnés à divers degrés de grâce et de gloire. Quand un bâtisseur polit des pierres en vue de construire une maison, nous le voyons destiner les plus belles et les mieux réussies aux parties les plus nobles. Ainsi donc, il semble qu'aux anges qu'il a dotés d'une nature plus haute, Dieu a réservé des dons de grâce plus grands et une béatitude supérieure.
La seconde raison est tirée de l'ange lui-même. L'ange n'est pas composé de diverses natures, dont l'une, par son inclination, viendrait contrarier ou retarder le mouvement de l'autre ; c'est ce qui arrive chez l'homme, dont la partie intellectuelle est retardée ou empêchée dans son activité par les tendances de la partie sensible. Or, quand rien ne vient s'opposer au mouvement d'une nature, celle-ci peut agir dans la plénitude de sa puissance. Il est donc raisonnable de penser que les anges dotés d'une nature plus parfaite se sont tournés aussi vers Dieu avec plus de force et d'efficacité. C'est ce qui arrive même chez les hommes, auxquels la grâce et la gloire sont accordées en proportion de l'intensité de leur retour à Dieu. Il semble donc que les anges qui ont reçu une nature plus parfaite ont obtenu aussi plus de grâce et de gloire.
Solutions
1. La nature angélique, aussi bien que la grâce, dépend de la pure volonté de Dieu. Et de même que la volonté de Dieu a ordonné la nature à la grâce, de même les degrés de nature aux degrés de la grâce.
2. L'acte de la créature rationnelle vient d'elle-même ; la nature vient immédiatement de Dieu. Ainsi, que la grâce donnée soit proportionnée à la perfection de la nature, cela s'entend mieux que si elle était conférée à la mesure de la perfection des œuvres.
3. La diversité des natures n'est pas la même chez les anges qui diffèrent entre eux spécifiquement, et chez les hommes qui ne diffèrent que numériquement. La différence spécifique est en vue de la fin ; la différence numérique provient de la matière. En outre, chez l'homme, certaines choses peuvent retarder ou empêcher le mouvement de la nature intellectuelle ; mais cela n'arrive pas chez les anges. On ne peut donc raisonner de même dans les deux cas.
Objections
1. Nous lisons dans la première épître aux Corinthiens (1 Corinthiens 13.10) : « Quand viendra ce qui est parfait, ce qui est imparfait disparaîtra. » Mais la connaissance et l'amour naturels sont imparfaits par rapport à la connaissance et à l'amour des bienheureux. Ils doivent donc disparaître lorsque survient la béatitude.
2. Là où une seule chose suffit, le reste est superflu. Or, la connaissance et la dilection de la gloire suffisent aux anges bienheureux. Connaissance et amour naturels demeurent donc superflus.
3. La même puissance ne peut pas produire en même temps deux actes, pas plus qu'une ligne ne peut se terminer, à l'une de ses extrémités, par deux points. Mais les anges au ciel sont toujours en acte de connaissance et d'amour béatifiques, car la félicité n'est pas un habitus, mais un acte, selon Aristote. Il ne peut donc y avoir chez les anges ni connaissance ni amour naturels.
En sens contraire, tant que demeure une nature, demeure aussi son opération. Or, la béatitude ne détruit pas la nature dont elle est la perfection. Elle n'enlève donc pas non plus la connaissance et l'amour naturels.
Réponse
Il faut dire que chez les anges bienheureux subsistent la connaissance et la dilection naturelles. Car les rapports qui existent entre les principes d'opération se retrouvent entre les opérations elles-mêmes. Or, il est manifeste que la nature est première par rapport à la béatitude qui est seconde, car la béatitude ajoute à la nature. D'autre part, ce qui est premier doit toujours être sauvegardé dans ce qui est second. Il faut donc que la nature soit sauvegardée dans la béatitude. Et de même faut-il que l'acte naturel soit sauvegardé dans l'acte béatifique.
Solutions
1. La perfection que l'on acquiert enlève l'imperfection qui lui est opposée. Mais l'imperfection de la nature n'est pas opposée à la perfection de la béatitude ; elle lui est seulement sous-jacente. Ainsi, l'imperfection de la puissance est sous-jacente à la perfection de la forme, en sorte que ce qui est enlevé par la forme, ce n'est pas la puissance, mais la privation, laquelle s'oppose à la forme. Semblablement l'imperfection de la connaissance naturelle ne s'oppose pas à la perfection de la connaissance de gloire ; rien n'empêche en effet de connaître quelque chose par divers moyens de connaissance, les uns démonstratifs, les autres simplement probables. Ainsi l'ange peut connaître Dieu par l'essence divine, ce qui relève de la connaissance de gloire ; et connaître Dieu par sa propre essence angélique, ce qui appartient à la connaissance naturelle.
2. Les conditions de la béatitude se suffisent par elles-mêmes, mais, pour qu'elles existent, il est nécessaire que les conditions naturelles les précèdent, car aucune béatitude ne subsiste par elle-même si ce n'est la béatitude incréée.
3. Deux opérations d'une même puissance ne peuvent exister en même temps qu'à la condition d'être ordonnées l'une à l'autre. Or, connaissance et amour naturels sont ordonnés à la connaissance et à la dilection de gloire.
Objections
1. Il semble bien, car la béatitude n'enlève pas la nature, on vient de le dire. Or il est de l'essence de la nature créée d'être déficiente. L'ange bienheureux peut donc pécher.
2. Les facultés rationnelles sont capables de se porter sur des objets opposés, d'après Aristote. Or la volonté de l'ange ne cesse pas d'être une faculté rationnelle. Elle peut donc se porter sur le mal comme sur le bien.
3. Choisir entre le bien et le mal relève du libre arbitre, lequel n'est pas diminué chez les anges bienheureux. Ceux-ci peuvent donc pécher.
En sens contraire, d'après S. Augustin « cette nature qui ne peut pécher » se trouve dans les saints anges.
Réponse
Il faut dire que les anges bienheureux ne peuvent pas pécher, car leur béatitude consiste à voir Dieu dans son essence. Or l'essence de Dieu, c'est l'essence même de la bonté. L'ange qui voit Dieu se trouve donc par rapport à Dieu comme celui qui ne le voit pas par rapport à l'idée du bien comme tel. Or personne ne peut vouloir ou agir qu'en vue du bien, et il lui est impossible de se détourner du bien comme tel. L'ange bienheureux ne peut donc vouloir ou agir qu'en se référant à Dieu, et par le fait même ne peut pécher d'aucune manière.
Solutions
1. Toute nature bonne créée, considérée en elle-même, peut faillir. Mais, unie indéfectiblement au bien incréé, comme il arrive dans la béatitude, elle atteint un sommet où elle ne peut plus pécher, nous venons de le dire.
2. Les facultés rationnelles peuvent se porter sur des objets opposés quand il s'agit d'objets auxquels elles ne sont pas ordonnées naturellement ; mais elles ne peuvent être ordonnées par nature à des objets opposés. L'intelligence, en effet, ne peut pas ne pas assentir aux principes naturellement connus ; et de même la volonté ne peut pas ne pas adhérer au bien en tant que tel, car elle est naturellement ordonnée au bien comme à son objet propre.La volonté de l'ange peut donc se porter en beaucoup de cas vers des déterminations opposées, faire ou ne pas faire ceci ou cela. Mais pour ce qui est de Dieu, vu tel qu'il est : l'essence même de la bonté, il n'y a pas d'alternative possible ; quelles que soient, parmi les déterminations opposées, celles auxquelles l'ange se résout, il les choisit toujours selon Dieu ; et par le fait même il ne pèche pas.
3. Le libre arbitre se trouve à l'égard des moyens qui mènent à la fin, dans le même rapport que l'intelligence à l'égard des conclusions. Or, l'intelligence peut, selon les principes donnés, déduire diverses conclusions ; mais elle commet une faute lorsque, pour parvenir à une conclusion, elle ne tient pas compte de l'ordre imposé par les principes. De même, que le libre arbitre puisse choisir divers moyens, du moment qu'ils sont ordonnés à la fin, cela relève en lui de cette perfection qu'est la liberté ; mais qu'il opère un choix en se soustrayant à l'ordre de la fin, ce qui est pécher, cela relève de ce qu'il y a de déficient dans sa liberté. C'est pourquoi il y a une plus grande liberté chez les anges, qui ne peuvent pas pécher, qu'en nous, qui pouvons pécher.
Objections
1. La charité est le principe du mérite. Mais, dans les anges, la charité est parfaite. Les anges bienheureux peuvent donc mériter, et à mesure que croît leur mérite, leur béatitude qui en est la récompense grandit. Ils peuvent donc progresser en béatitude.
2. D'après S. Augustin : « Dieu se sert de nous à la fois pour notre utilité et aux fins de sa bonté. » Ainsi en est-il des anges, qu'il emploie à divers ministères spirituels : « Ne sont-ils pas tous des esprits destinés à servir, envoyés en mission pour le bien de ceux qui doivent hériter du salut ? » (Hébreux 1.14). Or ces services n'auraient aucune utilité pour eux s'ils n'en tiraient du mérite et ne progressaient en béatitude.
3. C'est une imperfection pour celui qui n'est pas au sommet, de ne pouvoir pas progresser. Or, les anges ne sont pas au sommet de la béatitude. Il y aurait donc pour eux une imperfection à ne pouvoir progresser en béatitude.
En sens contraire, le mérite et le progrès appartiennent à la condition de voyageurs . Mais les anges ne sont pas des voyageurs ; ils ont la parfaite vision. Donc les anges bienheureux ne peuvent ni mériter, ni progresser en béatitude.
Réponse
Dans un mouvement, l'intention de l'agent moteur est de conduire le mobile à un point déterminé, car l'intention se porte sur une fin, et la fin ne supporte pas d'être indéterminée. D'autre part, comme la créature rationnelle ne peut atteindre par ses propres forces sa béatitude qui consiste en la vision de Dieu, elle a besoin d'y être mue par Dieu lui-même. Il faut donc que soit fixé le terme vers lequel elle se trouve conduite comme vers sa fin ultime.
Cette délimitation de la vision divine ne peut affecter l'objet lui-même qui est vu, car c'est la vérité suprême, qui est appréhendée par tous les bienheureux selon des degrés divers. C'est donc selon le mode de vision que ce terme est fixé diversement selon l'intention de celui qui conduit le bienheureux à sa fin. En effet, il n'est pas possible qu'en étant élevé à la vision de la suprême essence, la créature rationnelle parvienne au mode suprême de vision qui est la compréhension ; car ce mode ne peut appartenir qu'à Dieu, nous l'avons montré. Mais comme il faut une puissance d'une efficacité infinie pour comprendre Dieu, alors que la créature ne dispose que d'une efficacité finie, et comme entre le fini et l'infini il y a une infinité de degrés, il y a donc une infinité de modes selon lesquels la créature rationnelle peut voir Dieu plus ou moins clairement. Et puisque la béatitude consiste en la vision même, le degré de la béatitude est, de même, le degré de la vision.
En définitive, toute créature rationnelle est conduite par Dieu à sa fin bienheureuse de telle manière qu'elle atteigne un degré de béatitude déterminé par la prédestination divine. Il en résulte que, ce degré atteint, elle ne peut progresser.
Solutions
1. C'est à celui qui est mû vers la fin qu'il appartient de mériter. Or, la créature rationnelle n'est pas mue vers la fin seulement d'une façon passive, elle l'est aussi par son activité. Donc, quand la fin se trouve à sa portée, c'est l'opération de la créature rationnelle qui conquiert la fin ; ainsi l'homme, par la méditation, acquiert la science. Tandis que, si la fin n'est pas en son pouvoir, mais doit être obtenue d'un autre, l'opération est méritoire de la fin. De plus, quand on est parvenu au terme ultime, il n'y a plus de mouvement, le changement est acquis. C'est pourquoi mériter appartient à la charité imparfaite, qui est celle de l'état de voyageur ; quant à la charité parfaite, elle ne mérite pas, elle jouit de la récompense. Ainsi en va-t-il des habitus acquis : l'activité qui les précède nous les fait acquérir ; une fois possédés, ils nous font agir avec perfection et joie. Semblablement, l'acte de la charité parfaite n'a pas raison de mérite, il relève plutôt de la récompense et de son accomplissement.
2. Une chose peut être utile de deux manières. D'abord comme un moyen pour parvenir à une fin ; c'est en ce sens que le mérite de la béatitude nous est utile. Ensuite, comme une partie est utile au tout, par exemple le mur à la maison. Sous ce rapport les ministères des anges bienheureux leur sont utiles, car ils font d'une certaine manière partie de leur béatitude ; en effet, répandre sur autrui la perfection que l'on possède appartient à l'être parfait en tant qu'il est parfait.
3. Bien qu'absolument parlant, l'ange bienheureux n'atteigne pas le degré suprême de la béatitude, cependant, pour ce qui est de lui et compte tenu de la prédestination divine, il est parvenu au terme ultime et au sommet de son bonheur.
Néanmoins, la joie des anges doit s'accroître par le salut de ceux près desquels ils sont appelés à exercer leur ministère, selon cette parole en S. Luc (Luc 15.10) : « Il y a de la joie parmi les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se repent. » Mais cette joie-là appartient à la récompense accidentelle, et elle peut augmenter jusqu'au jour du jugement. Aussi certains estiment-ils que les anges peuvent mériter à l'égard de cette récompense accidentelle. Pourtant, il vaut mieux reconnaître que d'aucune façon un bienheureux ne peut mériter, à moins d'être à la fois dans l'état de voyage et dans l'état de vision parfaite, ce qui était le cas du Christ sur la terre. La joie dont nous parlons, les anges l'obtiennent en vertu de leur état bienheureux plutôt qu'ils ne la méritent.
Il faut étudier maintenant comment des anges sont devenus mauvais. Premièrement, quant au mal de faute (Q. 63). Deuxièmement, quant au mal de peine (Q. 64).