Tout en proclamant à diverses reprises son œuvre accomplie, Jésus en quittant la terre reconnaissait n’avoir pas achevé son enseignement, et avoir dû en réserver certaines parties, faute d’une réceptivité suffisante chez ses auditeurs d’alors, à des révélations subséquentes, dont l’Esprit serait le ministre (Jean 16.12-13).
Mais cette promesse est faite à brève échéance, et il en limite expressément la réalisation, en ce qui concerne l’inspiration surnaturelle de vérités nouvelles, à ses témoins oculaires et auriculaires, μάρτυρες (Actes 1.8), qui les ayant reçues de première main, seront chargés par lui de les transmettre aux générations futures : ὅτι ἀπ’ ἀρχῆς μετ’ ἐμοῦ ἐστε, Jean 15.27 (comp. Jean 14.26 ; 16.13,16) ; μικρὸν καὶ οὐ θεωρεῖτέ με. (Jean 16.16). Et le soir de ce même jour, dans la prière sacerdotale, qu’il prononce au moment d’entrer dans le jardin de Gethsémané, Jésus distingue encore la future parole apostolique de toute autre parole chrétienne en la plaçant entre sa personne et la foi de l’Eglise dans tous les temps (Jean 18.20).
Dès la première mission confiée aux témoins de sa personne et de son œuvre, Jésus confère solennellement à leur parole une autorité émanée de la sienne propre, de la même manière que sa propre mission émanait directement du Père, et le message qui va être pour la première fois délivré au monde en son nom sera, pour ainsi dire, le prolongement de la parole même de Dieu (Luc 10.16). Cette même assurance est répétée aux apôtres réunis dans la chambre haute le soir même de la résurrection, Jean 20.21.
Dans le cercle de ces premiers disciples, l’apostolat formait un collège, strictement circonscrit, de douze membres, dont la condition d’entrée était la vocation personnelle de Jésus-Christ (Jean 6.70), et la condition sina qua non de cette vocation elle-même était d’avoir été le témoin du ministère terrestre de Christ du commencement jusqu’à la fin (Actes 1.21-22).
La preuve que la charge d’apôtre et l’autorité attachée à cette charge n’étaient pas permanentes dans la pensée du Maître, c’est qu’après avoir élu ses apôtres lui-même, et avoir complété plus tard le collège mutilé des Douze par une manifestation directe de sa volonté, lors de l’élection de Matthias (Actes 1.26), puis avoir ajouté Paul aux Douze par un nouvel acte de son autorité souveraine, 1 Corinthiens 15.9, Jésus n’a laissé à l’Eglise aucune instruction concernant leur remplacement.
Le cas de Paul intervient ici, en effet, comme une exception, mais une exception qui confirme la règle. Car bien que son apostolat, qui était d’une nature toute spéciale et, dans un certain sens, surnuméraire, puisqu’il dut suppléer celui du peuple d’Israël empêché par son endurcissement et sa réjection, eut pu paraître affranchi de cette condition, Paul lui-même ne laisse pas de se référer au premier critère de sa charge qu’il avait en commun avec les Douze, celui d’avoir vu Jésus-Christ, 1 Corinthiens 9.4, et d’avoir reçu des révélations directes de Jésus-Christ, Galates ch. 1 et 2 ; et tant il est vrai que cette règle était universellement reconnue que ses adversaires paraissent s’être prévalus contre lui de cette lacune apparente.
Mais que son argumentation sur ce point fut fondée ou non, les preuves qu’il donne de son autorité apostolique, bienfaisantes ou comminatoires, sont toutes spéciales à son époque et à lui-même, et caractérisent cette charge et les compétences qui pouvaient y être attachées comme renfermées dans l’époque de fondation et, par leur nature même, intransmissibles, 1 Corinthiens 4.20-21 ; 12.29 ; 2 Corinthiens 10.2, 10-11 ; 12.12.
Et au dernier terme de l’âge apostolique, c’est encore cette qualité, devenue unique en sa personne, de témoin et d’auditeur immédiat de Jésus-Christ, que le vieux saint Jean invoque en tête de sa Première épître en faveur de l’autorité de son enseignement.
Mais si, d’une part, la doctrine apostolique devait avoir une valeur permanente dans l’Eglise, et que, de l’autre, la charge apostolique fut spéciale à l’époque de fondation, il en résulte pour cette doctrine un double caractère : le caractère normatif et fondamental qui lui a été reconnu dès les premiers jours de l’Eglise, Actes 2.42, et fut mentionné par Paul comme chose entendue de tous, Éphésiens 2.20, et le caractère de pleine suffisance condamnant d’avance pour tous les temps toute adjonction faite au plérôme de la révélation déjà faite (épître aux. Colossiens). Et aucun enseignement subséquent dans le domaine du christianisme ne pourrait lui disputer ce double caractère sans tomber sous le coup de l’anathème prononcé d’avance contre toute semblable tentative, Galates 1.8.
Il résulte de nos déterminations précédentes, confirmées par les déclarations des fondateurs, que ce qui est perfectible dans le christianisme, ce n’est pas le christianisme lui-même ; ce n’est ni la révélation du fait chrétien, ni la révélation de la vérité chrétienne ; ce sont nos interprétations de ce fait et de cette vérité primordiale ; ce sont les reproductions, si animées, si puissantes, si fécondes, si inspirées qu’elles soient, que nous en faisons, et qui, jusqu’à cette heure, semblent n’avoir servi qu’à reculer devant nos esprits et nos regards les frontières du mystère révélé et caché dans les Ecritures. Et cette dernière considération, sur laquelle nous insistons d’autant plus qu’elle est plus fréquemment méconnue, nous marque la différence qu’il y a à faire entre l’inspiration chrétienne générale la plus haute et la plus forte, qu’elle se produise sous forme scientifique ou sous forme oratoire, et l’inspiration de Jésus-Christ et de ses premiers témoins. L’inspiration du chrétien de tous les temps est surnaturelle comme la leur ; mais celle-ci était primordiale, immédiate, absolument créatrice ; la nôtre est dérivée, médiate, reproductrice. Ils ont parlé et nous répétons !
Mais ces documents des révélations de l’Ancienne alliance et du christianisme contenues dans le canon traditionnel des Saintes-Ecritures, sont-ils eux-mêmes normatifs, tous normatifs et également normatifs, et quel critère leur appliquerons-nous pour discerner dans le canon traditionnel, si toutefois il y a un canon véritable quelconque, les livres ou parties canoniques des parties et livres suspects ou apocryphes, s’il s’en trouve ?
C’est ici que nous rencontrons dans toute sa gravité la question que, dans notre Méthodologie, nous avions positivement enlevée à la compétence de la Critique sacrée et réservée à des recherches ultérieures. A la Critique, disions-nous, les questions de date et d’authenticité ; à la troisième section de la Propédeutique, celles de crédibilité et de canonicité.
Après avoir donc montré dans notre premier chapitre que nous ne devons en tout cas rien ajouter au canon traditionnel, nous avons à nous demander si nous ne devrions peut-être rien en retrancher ; et, le cas échéant, d’après quelle norme nous devrons procéder à ces retranchements ; en d’autres termes : il nous reste à établir les degrés de canonicité des livres de l’A. et du N. Testament.