Histoire des Dogmes III — La Fin de l’Âge Patristique

12.
La théologie latine sous Charlemagne.

12.1 — Les théologiens.

Si le mouvement imprimé par Charlemagne aux lettres et aux arts — ce que l’on a appelé la renaissance carolingienne — fut véritablement un recommencement, le début d’une ère nouvelle qui, trop tôt interrompue, fut reprise pourtant et se continua dans le moyen âge, il faut avouer que la théologie, sous son règne, resta en dehors de ce renouvellement, et continua le passé plus qu’elle ne s’orienta vers l’avenir. L’âge des Pères et des grands écrivains était fini ; la scolastique ne s’annonçait encore que par des traités de dialectique. On se contenta d’étudier et de reproduire les anciens — saint Augustin et saint Grégoire toujours, — et de se les assimiler de son mieux pour faire face aux nouveaux besoins.

C’est qui explique que, dans ce volume, nous puissions terminer par un aperçu de la théologie au temps de Charlemagne, cette série d’études sur le développement doctrinal dans l’ancienne Église. Au point de vue de l’histoire des dogmes, la renaissance carolingienne appartient à l’antiquitéa. Dans cet aperçu cependant, nous ne dépasserons pas sensiblement la fin du règne du grand empereur (814) : embrasser toute la période carolingienne nous conduirait vraiment trop loin. Et même dans les limites de ce règne, nous nous contenterons de parler des événements doctrinaux plus considérables qui l’ont rempli, et de noter les quelques enseignements plus spéciaux qui s’y sont fortifiés. Une revue complète de la théologie latine sous Charlemagne ne pourrait être en effet, pour la plus grande partie, qu’une répétition inutile de ce qui a été déjà dit.

a – « A prendre strictement les choses, écrit M. Harnack, l’histoire des dogmes du moyen âge commence avec Clugny ». Il m’a paru aussi et surtout que l’histoire des controverses du Filioque et de l’adoptianisme sous Charlemagne était le complément naturel et nécessaire de ce qui a été dit jusqu’ici sur les doctrines trinitaire et christologique.

A la fin du viie et pendant les deux premiers tiers du viiie siècle, c’est surtout dans les écoles celtiques et anglo-saxonnes de l’Angleterre que s’est réfugiée la science religieuse et la théologie. Les éléments des cultures romaine et grecque, apportés par saint Augustin d’abord, puis par Théodore de Tarse à Cantorbéry, ont été avidement recueillis et étudiés dans cette ville. Bède illustre les écoles de Wearmouth et de Yarrow dans la Northumbrie ; mais celles-ci s’effacent bientôt devant l’école d’York, établie par Ecgbert. C’est de l’école d’York, où il a eu pour maîtres Ecgbert et surtout Aelbert, et où il a professé lui-même quelque temps, que sort le northumbrien Alcuin, le meilleur théologien de Charlemagne et, avec lui, l’organisateur en France du système d’écoles et d’études rêvé par l’empereur. Né vers 735, venu une première fois en France de 781 à 789, puis une seconde fois et définitivement en 792, mort en 804, Alcuin rapporte sur le continent les traditions scientifiques que l’invasion des barbares en avait chassées, et unit en soi et dans les écoles qu’il fonde, avec l’insatiable désir d’apprendre et de savoir qui caractérise sa race, l’esprit d’ordre, de mesure et de discipline qui est l’apanage du génie latin et romain. S’il abuse dans ses commentaires de l’Écriture du système des deflorationes, c’est-à-dire du procédé qui consiste à composer un commentaire avec des morceaux choisis d’auteurs anciens ; si sa théologie n’offre rien d’original et témoigne seulement d’une très vaste érudition patristique, il a compris cependant le secours que la théologie pouvait tirer de bonnes études philosophiques, et s’est efforcé, par son exemple, de donner aux autres la même conviction. Le moyen âge à tous égards lui doit beaucoup.

En même temps que théologien et philosophe, Alcuin avait été grammairien, ou plutôt il s’était efforcé d’avoir des lumières de tout, puisque aussi bien Charlemagne l’interrogeait sur tout, et que tous les genres de connaissances avaient besoin, en France, d’être restaurés. Grammairien, l’abbé de Saint-Mihiel, Smaragde (v. 760-825). le fut aussi, car on a de lui un commentaire de la grammaire de Donat, dans lequel il fait usage d’exemples tirés des auteurs chrétiens plutôt que des auteurs profanes. Mais Smaragde fut surtout un exégète et un moraliste, et ce n’est, pour ainsi dire, que par occasion qu’il dût traiter la question dogmatique du Filioque.

Plus célèbre que lui est l’évêque d’Orléans, Théodulphe (év. vers 785, † 821), d’origine gothique italienne ou espagnole, et que Charles sut attirer en France. Esprit cultivé et de beaucoup de lecture, également versé dans les lettres sacrées et profanes, poète à ses heures et tenu en grande estime pour sa science théologique, Théodulphe réalisa assez complètement le type de l’évêque suivant le cœur de l’empereur. Il mourut cependant en captivité, impliqué, très probablement à tort, dans une révolte contre Louis le Débonnaire. Cinq ans avant lui était mort (en 816) un autre ami de Charlemagne, Leidrade, bavarois de naissance et archevêque de Lyon de 798 à 814, dont il ne reste en fait d’écrits qu’un traité du baptême et quelques lettres, mais qui fut activement mêlé à la querelle adoptianiste.

Tous ces auteurs appartiennent à la France. En dehors d’eux il faut signaler, en Espagne, l’évêque Heterius d’Osma et l’abbé de Libana, Beatus, les premiers opposants que rencontra l’erreur adoptianiste d’Élipand et de Félix d’Urgel. En Italie surtout, il faut nommer le patriarche d’Aquilée, Paulin II (év. v. 787, † 802). Il était l’ami d’Alcuin et, comme lui, avait cultivé la grammaire et la littérature profane en même temps que les sciences sacrées. Il reste de lui, avec quelques lettres et quelques traités de polémique, un manuel de morale chrétienne imité de Julien Pomère.

Ces noms, si l’on excepte celui d’Alcuin, paraîtront bien effacés à côté de ceux qui ont été cités au commencement et au milieu de ce volume, et plus encore dans le volume précédent. Mais, pour être tout à fait juste, il ne faut pas juger ces hommes uniquement sur ce qu’ils ont produit : il convient de tenir compte du temps où ils ont vécu et des difficultés qu’ils ont dû vaincre. On admirera davantage alors la ténacité et la puissance intellectuelles qu’ils ont déployées pour s’affranchir de la barbarie qui les pressait, et pour rester fidèles au passé glorieux dont ils recueillaient l’héritage.

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