Il faut maintenir intégralement les faits du monde spirituel, considérés sous leurs différentes faces (Image du tableau, noir d’un côté, rouge de l’autre). — Si notre liberté est certaine, notre dépendance ne l’est pas moins. — Les deux ordres de faits sont inconciliables ; il faut les admettre humblement, tels que les présentent l’observation et la Révélation. — La théologie revient généralement à ce point de vue pratique. — Deux directions différentes parmi les calvinistes : la Prédestination, simple postulat pour les uns, dogme fondamental pour les autres.
Après tant d’efforts stériles, de travaux et d’essais en pure perte, de systèmes hardis et éphémères, le parti le plus sage n’est-il pas de s’en tenir simplement à ces données générales de la conscience et de l’Écriture, seules essentielles à la religion ? Les croyances chrétiennes restèrent à cet état d’indétermination dans les quatre premiers siècles, et dans tous les temps l’instinct des masses a admis à la fois la liberté et la Providence, la spontanéité humaine et l’intervention divine. Les hommes pratiques passent, sans les apercevoir, sur ces difficultés où vont se heurter les esprits spéculatifs ; ils traversent, sans se douter de leur gravité, ces questions qui s’ouvrent comme des abîmes devant la science. C’est que le côté pratique est la colonne de lumière, guide que nous a donné le Ciel à travers le désert de la vie ; et que le côté spéculatif est la colonne de nuée dans laquelle il ne faut entrer qu’avec une religieuse circonspection lorsqu’on ne sait pas s’arrêter et adorer.
Aller au delà, des faits, systématiser quand on ne connaît qu’en partie, c’est tenter une œuvre infructueuse, et périlleuse : ; infructueuse, l’épreuve est faite ; quatre mille ans d’échecs me semblent le démontrer ; périlleuse, car pour satisfaire son besoin d’unité, on s’expose à altérer l’une ou l’autre des données et des bases fondamentales de la foi. Ce que gagne la théorie, la vérité le perd et c’est la vérité qui importe, car c’est la vérité qui est la lumière et la vie.
Sans doute, les hypothèses explicatives ne sont point illicites en elles-mêmes ; elles peuvent être utiles et quelquefois nécessaires à l’œuvre de l’apologétique (Théodicée de Leibnitz). Mais il faudrait se souvenir de ne les admettre et de ne les donner que comme des hypothèses, se gardant de les placer au même rang que les révélations positives de la conscience et de l’Écriture, qu’on se propose d’éclairer par leur moyen. Le domaine de la probabilité ou de la simple possibilité ne devrait jamais être confondu avec celui de la certitude ; et la conception du fait avec le fait lui-même. Cette précaution est rarement prise, cette règle rarement observée. C’est même en général aux parties hypothétiques des systèmes que s’attache le plus d’importance, parce que c’est là que se tranchent les séparations et que se concentrent les luttes. Le trouble de nos jours vient en grande partie de cette disposition qui, voulant en toute chose comprendre pour croire, a fini par ébranler jusqu’aux faits et aux principes, à force de fouiller par-dessous.
Sur chaque doctrine chrétienne (c’est bien ici qu’il convient, de rappeler cette observation faite si souvent), le premier soin de l’herméneutique et de la dogmatique doit. être de recueillir l’ensemble des enseignements scripturaires, et aucune théorie ne vaut, même comme hypothèse, qu’autant qu’elle les maintient intégralement. Chaque doctrine chrétienne peut être envisagée ou comme une loi du gouvernement divin ou comme un fait du monde spirituel, qu’il s’agit de dégager et de constater. Si nous la considérons comme une loi du gouvernement (grâce, par exemple), alors les divers textes qui s’y rapportent sont des attestations ou des manifestations qui révèlent cette loi morale, de la même manière que les phénomènes physiques dévoilent les lois naturelles. Si nous la considérons comme un fait du monde spirituel (incarnation, mort expiatoire, règne médiatorial du Christ), alors les divers textes qui la concernent sont autant de témoignages où se montrent les différentes faces du fait. Se borner à une seule classe de passages ou l’élever a tel point qu’elle recouvre et efface en quelque sorte les autres, c’est se condamner à n’avoir des choses qu’une vue fragmentaire et, par conséquent, erronée ; c’est imiter le juge qui ne voudrait entendre que les témoins d’une partie.
Supposez un tableau, noir d’un côté, rouge de l’autre, suspendu au milieu d’un appartement où l’on entre par deux portes opposées. La personne qui l’aurait regardé par la porte de droite l’aurait vu noir ; celle qui l’aurait regardé par la porte de gauche l’aurait vu rouge. Supposez que ces personnes se retirent sans autre examen et que, se rencontrant ensuite, elles discutent sur la couleur du tableau : l’une le maintiendra noir, l’autre rouge ; et elles auront à la fois tort et raison, raison dans leur affirmation et tort dans leur négation. Supposez que d’autres personnes se mêlent au débat, en le prenant tel qu’il s« pose et en négligeant la vérification directe. Elles se déclareront les unes pour le noir, les autres pour le rouge, selon la confiance qu’elles accorderont à l’un ou à l’autre des témoins, selon les arguments que chacun d’eux fera valoir, selon les probabilités ou improbabilités que paraîtront présenter les deux opinions. Supposez que la controverse dure et s’étende, sans qu’on songe à mieux vérifier le fait, il naîtra des conjectures, des hypothèses, des théories, à l’aide desquelles les deux partis essayeront de se légitimer. Ceux qui seront contre le noir pourront dire que le témoin qui a vu cette couleur est myope ; ceux qui seront contre le rouge pourront rétorquer que l’autre témoin est albinos et faire entendre qu’ils le savent de bonne source. Certaines gens, s’appuyant sur la contradiction des témoignages, pourront en venir à mettre en question le fait lui-même, expliquant tout par une illusion d’optique. Et si, au milieu de la discussion, quelqu’un s’avise d’insinuer que le tableau est tout à la fois noir et rouge, gare à cet ignorantin dualiste, qui ne sait pas se placer au point de vue scientifique !
Voilà une image de ces généralisations hâtives si fréquentes dans les études théologiques et philosophiques, et j’ajouterai dans les études historiques et critiques. Que d’exemples on en pourrait citer, sans remonter bien haut, et qu’un travail bien fait là-dessus serait instructif !…
Dans le sujet dont nous nous occupons, il y a deux faces bien distinctes que la conscience religieuse et l’Écriture Sainte mettent en saillie ou jettent dans l’ombre, selon les préoccupations du moment, et qu’on peut subordonner l’une à l’autre au lieu, de les coordonner, pour peu qu’on s’abandonne à ses impressions L’âme frappée de la souveraineté de Dieu, de qui tout dépend dans le Ciel et sur la Terre, aura de la peine à admettre un décret d’élection assujetti en quelque sorte aux caprices de l’homme, une grâce que les pécheurs peuvent rendre efficace ou inefficace à leur gré, une rédemption universelle qui n’atteint point son but et ne profite en réalité qu’à un petit nombre. Il lui sera difficile d’adopter des vues qui lui semblent en désaccord avec la toute-puissance et l’immutabilité divines, de même qu’avec des paroles telles que celle-ci : Mon conseil tiendra et j’exécuterai tout le bon plaisir de ma volonté. D’un autre côté, l’homme qui se plaît à contempler Dieu comme le Père de tous, et le Sauveur comme s’étant donné pour tous ; l’homme dont le cœur environne d’une équité, d’une bonté, d’une miséricorde impartiales toutes les voies divines, aura de la peine à croire à un décret inconditionnel d’élection et de réprobation, à une rédemption particulariste, à une grâce arbitrairement accordée ou refusée. Et chacun de ces hommes, s’attachant à la face des choses qui correspond à ses sentiments, inclinera ou vers le point de vue calviniste ou vers le point de vue arminien.
On peut arriver à ces opinions contraires en partant de l’homme aussi bien qu’en partant de Dieu ; l’observation peut y conduire comme le sentiment ou le raisonnement. Il est bon de le rappeler : Si vous considères que les grandes causes d’où résulte la formation de nos dispositions religieuses et morales, ne dépendent nullement de nous, que la famille où nous naissons, la nation, l’église, l’époque où nous sommes appelés vivre, l’éducation que nous recevons, toutes ces circonstances, dont l’action est incalculable sont en dehors de notre choix ; si vous considérez que bien souvent ce qui détermine la direction de la vie, c’est une volonté étrangère, ou une liaison qu’on forme sans réflexion et sans dessein, ou un livre, un mot, un exemple, un fait en apparence fortuit dont on est frappé ; si vous considérez que nos résolutions et nos volitions les plus libres n’ont pourtant pas lieu, sans motifs, et que ces motifs agissent souvent sur nous à l’improviste et presque sans nous ; si vous considérez que dans la même contrée, dans la même église, dans la même maison, sous les mêmes influences générales, l’un devient croyant, l’autre reste incrédule, l’un est pris, l’autre laissé ; si, dans la lutte de l’esprit contre la chair, vous avez cru reconnaître, comme autrefois Augustin, l’impuissance radicale de vos plans et de vos efforts, si votre affranchissement des liens de l’erreur et de la corruption vous a semblé l’effet mystérieux d’une intervention supérieure que vous aviez plutôt repoussée qu’attirée ; vous pourrez arriver à la conviction que notre destinée, dans son rapport éternel non plus que dans son rapport temporel, n’est point entre les mains de notre propre conseil, qu’elle est déterminée, comme tout le reste, par la puissance invisible qui a tout créé et tout ordonné ; la série entière de nos opinions, de nos sentiments, de nos actes pourra vous apparaître comme une sorte d’enchaînement fatal, produit de causes internes et externes dont nous ne sommes pas les maîtres.
Si, au contraire, vous vous attachez à cette autre face des choses où l’activité spontanée de l’homme se montre sur le premier plan, dans la vie sociale non moins que dans la vie individuelle ; si vous prêtez l’oreille aux appels de l’Écriture, à ses promesses et à ses menaces, ainsi qu’à cette voix intérieure qui vous crie que, quoi qu’il en soit, c’est vous en dernière analyse qui vous décidez entre le bien et le mal, entre la vérité et l’erreur, que vous êtes libres, responsables, maîtres de ’vous-même en présence de la nécessité qui semble vous enserrer de toutes parts ; alors vous pourrez, non seulement vous dire que vous disposez au fond de votre état et de votre sort, que vous répondez de vous-même à vous-même mais vous attribuer une puissance exagérée et pousser votre liberté jusqu’à la négation de voire dépendance.
Il est clair que c’est dans l’union de cette double donnée générale de la conscience et de la Bible que se trouve la vérité complète. Si notre liberté est certaine, notre dépendance est visible. Et s’il nous est impossible de concilier logiquement et pleinement les deux ordres de faits, sachons les admettre tels que nous les présentent l’observation et la Révélation. Laissant à Dieu ses secrets, ayons assez d’humilité et de fermeté tout ensemble pour nous incliner devant lui. Si la foi doit s’appuyer sur la raison, la raison doit aussi en mille circonstances s’appuyer sur la foi.
C’est là qu’en est venu généralement le Calvinisme, à mesure que sont tombées les controverses, avec Les exagérations réciproques où elles avaient jeté. Comme représentants de l’Église d’Ecosse nous pourrions citer Ranken, Chalmers et bien d’autres. Comme représentant de l’Église presbytérienne des Etats-Unis, avant la scission, nous citerons Dwight. « La prédestination chrétienne, dit-ila, est tout autre chose que le destin stoïcien et le fatalisme musulman. Elle ne fait point Dieu auteur du mal… Elle se concilie avec l’obligation d’efforts et de soins continuels pour le perfectionnement moral. Ce sont là des principes généraux de la Bible ; ils doivent, par conséquent, être respectés dans toute théorie à ce sujet. »
a – Systema of divinity. T. 1.
Dans cette manière d’entendre le dogme de l’élection, le Calvinisme et l’Arminianisme, sans se confondre, se rencontrent et peuvent marcher main à main sur le terrain pratique. Il ne reste entre eux que des questions de spéculation, dans lesquelles même les angles s’adoucissent du moment qu’on renonce des deux parts à définir l’inconnu.
Mais il s’en faut bien que tous les esprits en soient là. On sait les vives controverses qui ont eu lieu en Angleterre entre les méthodistes du parti de Wesley et ceux du parti de Whitfield. En Ecosse, beaucoup de personnes ont continué à faire de la prédestination absolue la clef de voûte ou la pierre angulaire de l’édifice évangélique. « Par le rejet de cette doctrine, dit Robert Haldaneb, tout le plan de la rédemption est dérangé ». Il parle, comme jadis, des blasphèmes arminiens ; il qualifie Tholuck d’hérétique, par cela seul qu’il repousse l’élection calviniste.
b – Further considerations on Dr Tholuck’s perversions.
En Amérique, l’Église presbytérienne s’est scindée à la suite de débats dont la prédestination, avec ses conséquences dogmatiques et pratiques, faisait le fond principal. Et les congrégationalistes, agités par les mêmes causes, ont été longtemps menacés d’une semblable scission. Nous avons pu voir nous-mêmes des hommes qui n’auraient consenti pour rien au monde à s’unir à une Société arminienne.
Il importe de distinguer deux vues bien différentes de la prédestination parmi ses partisans. Pour les uns, elle n’est qu’un postulat ou un complément logique du système chrétien (Th. Scot). Pour les autres, elle en est le fondement (R. Haldane, M. Malan)… Les premiers doivent dès lors y tenir moins que les seconds, et conserver plus aisément la communion fraternelle avec ceux qui la méconnaissent ou la nient. La plaçant au faîte du temple, ils peuvent en parcourir tout l’intérieur avec les hommes qui y font aussi leur demeure, et qui refusent seulement de les suivre jusqu’au sommet. Les autres, au contraire, posent ce dogme à la base du Christianisme, de telle sorte qu’à leurs yeux il marque de son empreinte, il pénètre de son esprit l’Évangile tout entier et spécialement la doctrine centrale de la grâce : pour eux, porter atteinte à ce dogme, c’est ébranler ou renverser tout le plan de la rédemption, toute l’économie du saint, tout l’édifice chrétien. A leur point de vue, la prédestination’absolue est, non seulement un article de foi essentiel, mais on article constitutif et fondamental ; il devient, à vrai dire, l’article fondamental de premier ordre.
Les calvinistes modérés aiment à éclairer et à confirmer leurs vues par le récit du naufrage de saint Paul (Actes 27.21-34). Aux v. 21-25, l’apôtre annonce que personne ne périra : Voilà, disent-ils, le décret de Dieu, voilà la prédestination. Aux v. 30-34 il déclare qu’il faut cependant, pour qu’on puisse être sauvés, que les matelots restent dans le navire, que le travail continue et que tout le monde prenne de la nourriture : Voilà la coopération de l’homme, le devoir à côté du don. — Sans doute ; mais le système plie devant le fait, qui au fond reste seul.
En face de ce dualisme irréductible, ou tout au moins irrésolu jusqu’ici, le parti le plus sage, celui que prescrivent de concert la raison et la foi, celui qui ressort des grandes expériences ecclésiastiques, est donc d’admettre ensemble l’intervention divine et l’activité humaine, c’est-à-dire de se résigner au mystère sur cette question, comme sur tant d’autres, sans condamner les nouveaux essais d’explication et de systématisation, mais sans en attendre beaucoup.
Les écoles anglaises sont arrivées à ce résultat ou, si l’on veut, à ce parti, par la méthode positive ; les écoles allemandes y arrivent, de leur côté, par la méthode spéculative, le problème étant resté insoluble par les deux méthodes. Mais il y a entre elles une différence qui mérite d’être notée. Les écoles anglaises font simplement céder le système au fait, elles croient sans comprendre, ou même en renonçant à comprendre, et elles le confessent hautement. Les écoles allemandes que nous avons en vue laissent subsister également la dualité, sans trop oser en faire l’aveu, car vis-à-vis de la haute philosophie qu’elles côtoient et dont elles s’inspirent, ne pas concevoir c’est ne pas savoir. Elles placent partout côte à côte l’humain et le divin, dont elles ne déterminent nullement le rapport, tout en parlant, selon le style convenu, de leur « pénétration réciproque ». Or, en bon français, c’est là poser et le fait et le mystère, ce n’est pas l’expliquer ; à moins qu’on ne pousse jusqu’au système de l’identité, c’est-à-dire jusqu’au panthéisme, qui supprime l’un des termes du problème comme l’empirisme supprimait l’autre.
Ce qui est positif, c’est que la théologie, dans ses diverses directions, retourne de plus en plus au point de vue biblique et pratique, par lequel la chrétienté a commencé et auquel elle aurait dû se tenir davantage. On passe des rêves de l’unité systématique à l’admission pure et simple des grandes données de la conscience et de la Révélation. Nous applaudissons de tout notre cœur à cette sorte d’amende honorable de la haute-métaphysique, quoiqu’elle soit bien un peu forcée et par suite un peu précaire.