La question posée devant nous dans ce moment se simplifie singulièrement dans le système de l’inspiration plénière. On peut dire qu’elle n’existe même pas. Sur la foi de la norme, empruntée à 2 Timothée 3.16 : « Toute l’Ecriture est divinement inspirée », qui même, toute autre traduction étant exclue, ne se rapporterait en tout cas qu’à l’A. T., on couvre d’un voile protecteur les 66 livres, les 1189 chapitres et les 31 173 versets comptés par l’auteur de la Théopneustie, de Genèse 1.1 à Apocalypse 22.21. Le caractère personnel des auteurs des écrits réputés a priori canoniques, n’entre même pas en ligne de compte :
« Que le prophète soit saint comme Moïse, sage comme Daniel, ennemi de Dieu comme Caïphe, ignorant la langue dans laquelle il me parle, comme les prophètes de Corinthe, impur comme Balaam, que dis-je ? insensible comme la main de la muraille au palais de Babylone, sans forme, sans corps, sans âme, comme le vide de l’air où se fit entendre la voix de Dieu (sur Sinaï, sur les rives du Jourdain ou sur le Thabor), peu importe, encore une lois, si ce n’est dans les cas où leur personnalité même se trouverait engagée jusqu’à faire partie essentielle de leur révélation. Ta pensée, ô mon Dieu, ta pensée et tes paroles, voilà ce qui m’importe ! »
En poursuivant les applications du principe de canonicité qui a inspiré ce passage, on ajouterait qu’il nous importe assez peu que la bonne nouvelle du salut nous soit annoncée par l’organe des saint Paul et des saint Jean ou des Judas Iscarioth. Je reconnais l’obligation de me soumettre à toute parole divine, de quelque part qu’elle m’arrive, et quel que soit le canal par lequel elle m’est transmise ; encore faudra-t-il que l’origine et l’autorité de cette parole me soit d’autant plus authentiquement attestée que les médiums qui me l’apportent m’offrent moins de garanties ; et si j’accepte comme manifestations de la pensée divine les oracles prononcés sans le vouloir par Balaam ou sans le savoir par Caïphe, c’est à la condition de reporter à l’auteur du livre des Nombres qui a jugé les propos d’un devin païen dignes de sa plume, et à l’auteur du quatrième évangile qui a interprété dans un sens prophétique une simple maxime de salut public, une responsabilité qui couvre l’indignité personnelle des héros de ces deux scènes.
Nous nous trouvons en présence de deux opinions contraires en matière de canonicité, que nous pouvons désigner par les termes de traditionalisme et de subjectivisme.
Selon la première, le critère unique et suffisant de la canonicité est le fait matériel de la présence d’un écrit dans le canon traditionnel des Saintes-Ecritures ; et comme ce fait matériel ne paraît pas suffisamment probant en lui-même, on l’étaie de considérations tirées de la théodicée : que la Providence n’a pu permettre que l’Eglise fût trompée ou mal servie dans la transmission qui lui a été faite des saints livres ; qu’Elle-même a du veiller sur ce dépôt afin d’en éloigner tout élément rejetable ou suspect ; que la conservation de ce volume à travers les siècles équivaut à une consécration de l’ensemble et de chacune de ses parties ; et c’est ainsi que le canon traditionnel s’est transformé en un canon providentiel.
Nous ne nions pas qu’il n’y ait un sens de l’adjectif providentiel qui ne convienne au canon traditionnel des Saintes-Ecritures. Si la chute d’un cheveu ou d’un passereau est comprise dans la toute-science et la permission divines, il est certain que les deux grands faits de la formation et de la transmission du canon des Saintes-Ecritures le sont aussi. Ce que nous nions, comme nous l’avons déjà fait, c’est que l’ancienneté soit à elle seule une preuve et un critère de canonicité, et qu’à commencer par toutes les erreurs et tous les abus qui se sont commis pendant dix-huit siècles dans l’Eglise chrétienne, Dieu ait entendu consacrer tout ce qu’il a permis, dans l’Eglise ou dans le monde.
Nous constatons en effet que la théorie du canon providentiel repose sur le même principe que la théorie du catholicisme, celui de l’infaillibilité de l’Eglise visible, et il ne devrait pas être permis à un protestant d’invoquer ce principe en matière de canonicité pour le répudier en matière de hiérarchie. C’est donc avec beaucoup de raison que M. l’abbé de Broglie a relevé l’inconséquence qu’il y a chez nos coreligionnaires à identifier le canon traditionnel et le canon providentiel :
« Les anciennes Eglises protestantes, celles qui recevaient le canon par tradition et conservaient aux symboles une certaine autorité canonique, sont comprises par notre auteur (c’est nous qui sommes ici désigné) avec l’Eglise catholique dans la catégorie de ces conceptions mystiques qu’il écarte au nom de son principe. Peut-être les membres de ces Eglises n’accepteront-ils pas volontiers cette assimilation ? Elle est exacte néanmoins et sur ce point notre auteur a pleinement raison.
La foi des fidèles de ces Eglises était très analogue à celle des catholiques. Ce n’était pas sur une simple tradition, sans autorité spirituelle, qu’ils croyaient, ce qui aurait rendu leur foi analogue à celle des musulmans et des païens. C’était, en réalité, sur le témoignage de la société chrétienne, de l’Eglise universelle, de qui ils tenaient à la fois les symboles et l’Ecriture sainte, et en qui ils reconnaissaient, non plus comme les catholiques, la fonction d’interprète, mais du moins celle de témoin autorisé et spécialement authentique des faits évangéliques et des doctrines révélées. En recevant ainsi la Bible et les symboles, ils faisaient acte de catholiques, ils croyaient sur le témoignage de l’Eglise universellec. »
c – Correspondant. 1890, no d’octobre, pages 273 et 274.
Une autre inconséquence de la théorie que nous combattons, c’est que, tout à la fois, elle accepte comme providentielle la décision du concile de Carthage de 397 qui, au terme de trois siècles d’hésitations et de fluctuations, a fixé le canon traditionnel du N. T., et refuse ce caractère à celle qui a introduit dans le canon de l’A. T. un certain nombre d’écrits réputés dès lors apocryphes. Or, si les actes de ce concile ne sont pas tenus pour souverains dans le second cas, ils ne pouvaient l’être non plus dans le premier.
Il en est de la théorie du canon providentiel comme de toute méthode d’autorité ; elle ne souffre pas la moindre exception. Elle dit : Sim utsum aut non sim ! Pour être conséquente avec elle-même, elle devrait, elle et les arguments d’opportunité sur lesquels elle s’appuie, être applicable non seulement au canon en général ou à ses grandes divisions, à tel ou tel des livres contenu dans ce canon, mais à chaque verset, à chaque mot, à chaque trait de lettre, et s’étendre même aux versions en langues diverses qui seules ont pu rendre ce livre accessible à la très grande masse de l’humanité. L’interpolation d’un seul verset, de 1 Jean 5.7, par exemple, une fois bien prouvée par le collationnement des manuscrits les plus autorisés, et elle l’est, suffit à renverser de fond en comble l’édifice si laborieusement construit :
« Nous ne voudrions, avons-nous écrit ailleurs, exaspérer personne en disant que la méthode des partisans de l’inspiration plénière et du canon providentiel est celle qu’on appelle en théologie « aprioristique », qui consiste à tirer ses conclusions non pas des faits soigneusement et impartialement observés, mais des prémisses, toutes respectables d’ailleurs, qu’on porte en soi-même : axiomes de sa propre raison, besoins de son âme ou vœux de son cœur. On dira donc : Dieu n’a pas pu nous laisser sans un canon clos et fermé depuis dix-huit siècles, donc toutes les parties de l’Ecriture sainte sont authentiques et également canoniques ! Dieu n’a pas pu exposer son Eglise à l’erreur, donc tous les termes de la révélation ont été dictés aux auteurs sacrés par le Saint-Esprit !
A ce genre d’arguments, nous croyons pouvoir et devoir opposer la maxime : « Il n’y a pas de vérité contre la vérité ! Quand il me sera prouvé, mais bien prouvé, que c’est le darwinisme qui est la vérité, je me rangerai au darwinisme. Quand il me sera prouvé, mais bien prouvé, que tel écrit biblique attribué à Moïse, à Esaïe, à Daniel ou à saint Pierre, n’appartient pas ou n’appartient pas tout entier à un de ces auteurs, je croirais forfaire à la vérité et changer le droit en absinthe en retenant, sous prétexte d’orthodoxie, de tradition, ou par raison d’opportunité, une opinion démentie par l’évidence des faits, et ce n’est pas l’autorité de Gaussen, de Beck et de Spurgeon qui me disculperait de cette forfaiture au jour du jugement.
S’il y a dans l’Ecriture trois documents dont nous eussions pu attendre a priori qu’ils auraient été libellés et transmis à la postérité sans altération et sans incertitude, ce sont les formules du Décalogue, de l’Oraison dominicale et de l’institution de la sainte Cène. Or toutes trois se présentent à nous avec des variantes plus ou moins graves. Le texte du Décalogue, d’après le Deutéronome, diffère sensiblement de celui de l’Exode ; la troisième demande de l’Oraison dominicale manque dans le vrai texte de Luc. Chacun sait qu’on a assez de mal à harmoniser les formules de la cène d’après Matthieu et Marc, d’un côté, d’après Luc et Paul, de l’autre, et que dans l’intérieur de chacun de ces deux groupes se montrent de nouvelles divergences. Ce simple fait ajouté à la présence des soixante mille variantes — cent-cinquante mille, d’après M. Schaff — du Nouveau Testament, et aux innombrables inexactitudes des traductions auxquelles est réduit le peuple de l’Eglise, ne doit-il pas nous avertir que notre désir naturel de posséder en matière de doctrine un texte stéréotype, encastré dans un canon dit providentiel, pourrait bien n’être pas d’accord avec l’intention providentielled ? »
d – Chrétien évangélique, 1889, no d’octobre, pages 474 et 475.
Fût-elle vraie, nous n’accepterions pas la raison d’utilité ou d’opportunité constamment alléguée en faveur du canon providentiel ; mais elle ne l’est pas. Il semble que la Providence ait précisément voulu montrer par les faits qu’ici encore la lettre tue, que la chair ne sert de rien, que c’est l’esprit seul qui préserve de la mort en entretenant la vie. Sans prétendre prononcer aucun jugement personnel qui ne pourrait être que téméraire, on ne saurait qu’être frappé du fait que les époques les plus glorieuses et les plus fécondes de l’ère chrétienne, les trois premiers siècles et le XVIe, ont été celles aussi qui ont su le mieux découvrir la vraie raison d’être des Ecritures, et que celle au contraire à qui il a été réservé de formuler les théories théopneustiques les plus outrées, et, oserions-nous dire, les plus extravagantes, est le XVIIe siècle, l’époque de la scolastique protestante.
La conception opposée est celle du subjectivisme, qui non seulement refuse à la Bible, même en matière de foi, toute autorité supérieure soit à la raison, soit à la conscience, soit à l’expérience individuelle, mais est allé jusqu’à lui prêter ses propres théories en disant qu’elle-même ne prétend à aucune autorité.
Nous nous trouvons donc placés en présence du canon des Écritures dans la même antinomie que faisait surgir précédemment devant nous le rapport entre l’individualité et l’autorité religieuse en général. Veux-je m’ériger en arbitre du contenu des Écritures, leur autorité n’existe plus pour moi. Veux-je, au contraire, reconnaître cette autorité et m’y soumettre, et voilà tout droit d’examen et de contrôle supprimé chez le sujet, moi-même ou autrui.
Nous procéderons ici, comme précédemment, en divisant la matière et par conséquent la difficulté ; en décomposant le canon traditionnel de l’Écriture en ses principales fractions pour examiner chez chacune prise à part les critères de canonicité qu’elle nous présente, et reconstruire ainsi, si possible, à ses degrés divers, la canonicité de l’ensemble.
Il est entendu que c’est sous la réserve des résultats déjà reconnus et acquis dans notre article précédent, et spécialement dans le chapitre des limites de l’inspiration, que nous devons appliquer ces critères de canonicité des Écritures, et qu’en aucun cas nos conclusions prochaines ne sauraient invalider celles que nous avons tirées de l’analyse même des faits de l’inspiration ; que, par exemple, nous ne songeons point à réintégrer en fait l’inspiration plénière déjà repoussée en principe.
Nous ne croyons pas d’ailleurs édifier en l’air ou sur une table rase. Un premier résultat, un point fixe, un δὸς μοί ποῦ στῶ nous est acquis par les déterminations précédentes posées soit dans l’apologétique, soit dans la canonique elle-même. Ce point culminant et lumineux vers lequel toute la révélation préparatoire converge et d’où toute révélation subséquente dérive, qui couronne l’une, qui inaugure l’autre et qui les protège toutes les deux, c’est l’infaillibilité absolue, inhérente à l’absolue sainteté de la personne, de toute parole de Jésus-Christ reconnue authentique par la critique et l’exégèse. Nous disons qu’à l’égard de la parole du saint parfait, les deux questions d’authenticité et de canonicité, distinctes partout ailleurs, comme il a été montré, se couvrent absolument l’une l’autre.
Or, nous croyons personnellement à la fidélité de la reproduction de la parole de Jésus-Christ dans nos quatre évangiles réputés canoniques ; et même dans le cas où l’authenticité de l’un ou de l’autre serait contestable, ce qu’elle n’est pas, selon nous, ou serait contestée, ce qui est, il est vrai, très fréquent, il resterait un ensemble de témoignages assez résistants, manifestement attribuables à Jésus-Christ, et suffisant pour couvrir de cette autorité souveraine, tout au moins dans leur ensemble, les deux grandes fractions des Écritures, l’Ancien et le Nouveau Testament, et sanctionner de haut les témoignages contenus dans chacune de ces grandes fractions elles-mêmes, sur l’origine divine des révélations qui y sont contenues.
Tout écrit méritant le titre de canon, en effet, devra réunir deux conditions, dont l’une seule serait insuffisante pour lui conférer cette autorité : un caractère de moralité reconnue, et l’attestation de l’origine surnaturelle des révélations qui y sont contenues. La moralité de l’auteur d’une parole ou d’un écrit ne confère point à elle seule à cette parole ou à cet écrit le caractère normatif, car, obligatoire pour cette individualité particulière, il se peut qu’elle ne soit pas, sous la forme dont elle s’est revêtue, obligatoire pour toute autre. L’attestation à elle seule est insuffisante, d’autre part, pour élever le caractère normatif d’une parole ou d’un écrit au-dessus de toute contestation ; mais l’attestation d’une autorité divine donnée par un auteur à soi-même ou à lui par d’autres, jointe à la moralité reconnue de ces différents garants, satisfait pleinement au postulat posé.